Que la copie d’Andreï Roublev connaisse aujourd’hui une restauration – et c’est de fait la réalité de la pellicule pour sa sauvegarde – semble un effet de miroir particulièrement signifiant pour le second film de Tarkovski : variation sur le genre soviétique familier qu’est la fresque historique, le film peut être lu à la fois comme une résistance contre l’oppression étrangère (les Tatars) et un éloge du travail collectif (la fonte de la cloche). Il était donc admissible sur le plan de la censure soviétique, même si une importante polémique empêcha et retarda sa sortie de plusieurs années (le film est achevé en 1966 mais il ne sortira qu’en 1968). Roublev faisait cependant partie des personnages pré-communistes rétablis au panthéon culturel soviétique dans l’idéalisation d’après-guerre, considéré comme un héros national ayant contribué à l’édification de l’État russe unifié, et célébré en 1960 lors de la commémoration des 600 ans de sa naissance qui a vu inaugurer le Musée Roublev dans l’ancien monastère Andronikov à Moscou.
Tarkovski, après son père qui l’évoquait dans son poème « Ma Rus’, ma Russie, mon Foyer, ma Terre, ma Mère ! » (1941), s’attèle dans un climat propice à une version cinématographique de la figure du peintre d’icônes de la pré-Renaissance russe (c. 1360/70-1430), considéré comme le Léonard de Vinci ou le Michel-Ange médiéval russe. Cependant, dès le prologue du vol en ballon, le choix dans le rôle d’Efim de Nikolaï Glazkov, poète ayant parodié Voznessenski qui en 1962 avait rallié Roublev à la cause communiste, rend compte de façon cryptée – pour le spectateur non-russe et non-contemporain de cette polémique – de la visée même de Tarkovski : restaurer Andreï Roublev dans sa dimension spirituelle.
Comme l’exprime Robert Bird qui a consacré une monographie au film de Tarkovski, « le vaste dialogue culturel autour de l’art de Roublev faisait de lui un moyen d’accès privilégié à des considérations spirituelles, sous couvert de constructions mythiques patriotiques ».
Restauration personnelle et moderne d’un personnage historique
Le projet de faire un film consacré à Andreï Roublev est pourtant à l’origine involontaire pour Tarkovski et s’est présenté via Vassili Livanov avec Andreï Mikhalkov-Kontchalovski. Il n’en demeure pas moins que Tarkovski en a fait une matière extrêmement personnelle qui touche, on l’a maintes fois formulé, au processus même de maturation et de création artistique. L’épisode où Tarkovski raconte avoir perdu la version unique du scénario dans un taxi, puis sa miraculeuse récupération, énonce, à sa manière, tout l’enjeu personnel autour du film.
C’est donc bien l’articulation entre biographie historique et autobiographie qui se joue ici sur un mode complexe puisqu’il ne s’agit ni de l’un ni de l’autre. Andreï Roublev n’est pas un film historique ni un film biographique, et Tarkovski a pu exprimer ne pas avoir pensé en termes de film historique. Ce qui l’intéressait, c’était la personnalité d’un artiste en son temps, l’artiste comme conscience d’une société, appréhendé moins dans sa dimension historique qu’universelle, et pouvant constituer, en creux, un portrait du cinéaste même.
La vie d’Andreï Roublev est peu connue avec certitude ; aussi Tarkovski et Mikhalkov-Kontchalovski, co-scénariste depuis L’Enfance d’Ivan, et même Le Rouleau compresseur et le violon, ont-ils eu une grande liberté de composition dans le portrait du génie de la pré-Renaissance russe, à tel point que l’histoire a été en grande partie imaginée, peu de sources existant au demeurant. Comme l’a exprimé Tarkovski, « nous avons inventé la vie d’Andreï Roublev, dans les limites historiques que nous avions ». Et de façon plus radicale encore il a pu dire : « J’ai construit un Roublev mais j’en accepterai d’autres versions. »
Le point biographique nodal, c’est le trou d’une dizaine d’années dans la vie du peintre que Tarkovski a interprété comme une crise, celle d’un artiste tenté d’abandonner son art en raison du mal et présenté comme une phase de renoncement à la parole.
Si la structure narrative du film qualifiée de discontinue, bien que chapitrée et chronologique entre 1400 et 1423, reste complexe, dotée d’une articulation interne qui requiert la participation active du spectateur dans la compréhension et la reconstitution des événements, tout doit contribuer pour Tarkovski à aller à l’essentiel sans nous distraire. Cet essentiel est visé par la modernité (de la langue russe notamment) et la sobriété (des décors, des costumes et des paysages, mais aussi des cadrages) en vue de rendre compte de Roublev en son temps moins historiquement qu’émotionnellement, Tarkovski convoquant la notion d’atmosphère, notion au cœur du style cinématographique poétique du réalisateur :
« Engels a exprimé une idée merveilleuse : une œuvre d’art est d’un niveau d’autant plus élevé que l’idée qu’elle exprime est plus profondément enfouie, mieux cachée. Et c’est le chemin que nous avons choisi. Nous nous efforcions de noyer notre idée dans l’ambiance, dans les caractères, dans les conflits entre caractères différents. Et c’est pourquoi, peut-être, l’Histoire pure, directe, sans passer au deuxième plan, se dilue chez nous dans l’atmosphère du temps. C’est peut-être une approche inhabituelle de la matière historique, et c’est elle qui a conduit certains à parler d’inexactitude historique. Je pense que c’est là l’origine de ce malentendu. »
Restauration du regard
Les éléments atmosphériques, et l’interaction des personnages avec ceux-ci, jouent ainsi un rôle important et nous informent aussi sur les conditions de notre appréhension du film. Dès le prologue et le vol d’Efim dans l’air, notre regard est saisi de vertige, emporté dans un tourbillon et une vision apicale avant son figement. Puis il va se voiler par le rideau de pluie qui strie l’écran. Tarkovski, très conscient du médium cinématographique comme en attestent dans le film les références à l’écran ou à la camera obscura, nous apprend à voir si l’on veut bien suivre Roublev dans son parcours « en cloche » comme l’a proposé Robert Bird, passant par le rejet de toute figuration lorsqu’il éclabousse un mur à peindre. Lors de ce rejet, Roublev récite l’Hymne à la Charité de saint Paul : c’est qu’il ne peut y avoir de création sans amour, sans sympathie. Aussi, la restauration du regard ne peut-elle passer que par cette sympathie avec les êtres, avec la nature et les éléments. En retour, nous sommes invités à entrer en sympathie avec les images données à voir. C’est la raison pour laquelle la cloche qui restaure la vocation de Roublev et qui restaure aussi l’image de saint Georges (son icône était calcinée et associée aux crimes tatars, puis sa représentation sur la cloche la présente positivement) constitue un véritable modèle : elle sonne et résonne, rendant compte d’une « vibration souterraine » qui est celle des êtres, des images et de leurs rapports. Le film, comme la cloche ou comme l’icône de « La Trinité » de Roublev à propos de laquelle Eisenstein a parlé de « lyrisme plastique du “doux carillon” » – elle est, à y bien regarder, une sorte de cloche inversée –, peut ainsi être cette véritable « fête pour les gens ».
Ce n’est alors seulement qu’au terme que nous pouvons « voir » les icônes de Roublev même si la vision retournera à son opacité ou à sa transfiguration (les chevaux baignés par la pluie). La séquence en couleur filmée par Vadim Ioussov est une pure déflagration visuelle, dont les textures et les détails sont montrés dans leur magnificence et leur flamboyance. Ces détails assemblent maints éléments appréhendés dans le film par touches, recomposant une mosaïque présentée dans sa fragmentation, visant à donner une impression de totalité, un « courant d’impressions » comme l’a énoncé Tarkovski. Ici, le fondu enchaîné et la surimpression jouent un rôle essentiel, en reprenant un élément lui-même essentiel de l’icône, écriture de la lumière, qui est une image surimprimée : la couleur y est apposée par couches successives, de la plus sombre à la plus claire, jusqu’à la transparence.
Cependant, l’icône ou l’image véritable, si Tarkovski l’approche par contours et approximations lorsqu’il cadre ses personnages sur des fonds rectangulaires en bois, n’advient en quelque sorte que dans la conscience du spectateur, le mur blanc sur lequel s’ouvre le générique d’Andreï Roublev, analogique de l’enduit blanc (levkas) qui constitue le fond de l’icône. C’est ce que pouvait énoncer le réalisateur Grigori Mikhaïlovitch Kozintsev en formulant que Roublev ne prend pas vie à l’écran mais dans la conscience du spectateur ; chacun a son propre Roublev.
Vertov avait capté en 1919 la désacralisation des reliques de saint Serge, Eisenstein faisait de l’image véritable (obraz), héritée de l’image sainte, l’horizon du cinéma, créée par le montage dans la tête du spectateur. Tarkovski s’inscrit bien dans un héritage – et la séquence en couleur de Roublev tient à ce titre notamment d’Ivan le Terrible – pour le faire sien, avec l’horizon d’une « simplicité sans fioritures », et la restauration, la revivification des images abîmées, comme l’iconostase de la cathédrale de la Dormition de Vladimir en feu, et désacralisées. L’image cinématographique est pour lui au sens plein kinoobraz, une image cinématographique, une icône cinématographique, terme qu’il emploie en 1979 (Iskusstvo Kino), et traduit par « De la figure cinématographique » (Positif, 1981).
Tarkovski aime cependant à conserver une patine : comme le scénario du film s’en fait l’écho à propos d’une icône, la surface fendillée par la séculaire toile d’araignée des craquelures augmente encore, si faire se peut, sa beauté déjà incroyable. Restaurer l’image est moins affaire de restauration de la matière dont Tarkovski aime à voir le passage du temps, qu’affaire de restauration du regard, de sa reconnaissance comme image vivifiante.