Depuis presque vingt-cinq ans, Keanu Reeves est abonné aux costumes noirs : ce fut d’abord le look cyberpunk-cuir de Neo dans Matrix, puis celui, plus classique, de John Wick. Dans cette franchise où l’art de tuer voisine avec une sorte de lifestyle associé à l’élégance (en témoigne l’attention méticuleuse portée sur le choix d’une veste ou d’une chemise en prévision d’une scène d’action) et au prestige intemporel des hôtels de luxe, l’harmonie parfaite trouvée entre l’acteur et son personnage tient du petit phénomène. Chad Stahelski, réalisateur des trois derniers volets de la saga, a su tirer de Reeves un parti assez remarquable : Wick est décrit depuis le premier volet comme une figure presque archaïque (des duels au sabre ou au pistolet couronnent d’ailleurs les deux derniers épisodes) prise dans une boucle infinie de vengeances. Ce principe narratif permet surtout de mettre à rude épreuve le corps de l’acteur ; l’endurance du personnage est d’ailleurs redoublée par un discours promotionnel qui met l’accent sur la véracité des cascades, vieux créneau de la performance physique sur lequel seul Tom Cruise semble pouvoir aujourd’hui rivaliser avec Reeves. Nés respectivement en 1962 et 1964, les deux comédiens pourraient presque faire figure de derniers des Mohicans : difficile de rester insensible à leur dévouement aveugle à la fabrication des scènes d’action (exemplairement, les courses folles de Cruise). Ce qui se joue dans la carrière récente de Reeves ne relève pourtant pas exclusivement de la mélancolie ; il apparaît à la fois comme l’un des derniers vestiges du cinéma d’action qu’il a incarné plus jeune (depuis Point Break et Speed) et comme un corps témoignant, depuis Matrix, des mutations esthétiques du cinéma contemporain et de sa connexion de plus en plus prégnante avec le jeu vidéo.
Métamorphoses
Revenons d’abord trente ans en arrière. Les débuts de Reeves sont inégaux, pour ne pas dire laborieux : à l’exception de Point Break, où Kathryn Bigelow et James Cameron (producteur délégué du film) pressentent déjà son immense potentiel d’action hero, il apparaît comme un jeune premier falot et presque transparent dans Les Liaisons dangereuses et Dracula. Son passage dans le cinéma d’auteur de l’époque, de Gus Van Sant (My Own Private Idaho, Even the Cow Girls Get the Blues) à Kenneth Branagh (Beaucoup de bruit pour rien) bute assez vite sur une limite : on lui reproche de ne pas savoir jouer, du moins selon une conception, forcément réduite, du jeu d’acteur visant à incarner une complexité psychologique. La sortie de Speed durant l’été 1994, dont le succès commercial fait de l’ombre à True Lies de James Cameron, va rebattre les cartes. Si Speed ne réinvente pas le genre de l’actioner, Reeves lui apporte une énergie qui tient à sa jeunesse : rapidité, souplesse, élasticité. Autant de qualités purement graphiques dont les Wachoswki se souviendront au moment de réaliser Matrix, qui acte la première métamorphose de l’acteur. L’effacement de Thomas Anderson, fade informaticien, devant Neo, symbole cyberpunk des fonds verts à venir, sonne comme un adieu de Reeves à ses rôles laborieux de jeunes premiers, en même temps qu’il révèle son affinité avec le monde du numérique et du jeu vidéo, lequel n’a cessé depuis de lui rendre hommage. Le canevas de Speed a ainsi été repris dans une mission de GTA, tandis que la cosmétique du Continental de John Wick a été reproduite dans Fortnite. Plus récemment, Epic Games a créé un Matrix Awakens pour PS5, où l’acteur intervient face-caméra et s’interroge, comme un Hamlet du XXIe siècle, sur le réel (« How do you know what is real ? »). Impossible de savoir s’il s’agit du vrai Keanu Reeves ou d’une doublure numérisée : la silhouette de l’acteur surgit dans un décor blanc, éclatant, entourée de Morpheus et de Neo, tel qu’il apparaissait dans le tout premier Matrix. Vingt années se sont écoulées entre la sortie du film et celle du jeu, mais Reeves semble encore s’exprimer comme un prophète de l’ère numérique, alors que, par un morphing, son visage de 2019 redevient celui de Neo en 1999.
L’hypothèse mélancolique
Par cet ancrage dans la culture vidéoludique, Reeves se distingue des acteurs de sa génération : ni Brad Pitt, ni Tom Cruise, ni Johnny Depp n’ont fait l’objet d’une telle récupération ; aucun d’entre eux n’a eu l’opportunité de goûter à la pilule verte de Matrix et d’entrer dans cette dimension parallèle du cinéma, où l’acteur n’est plus tant acteur que joueur ou avatar. Cette dimension, qui est presque devenue exclusivement celle de l’action dans John Wick, est autant définie par la performance physique (les cascades certifiées vraies) que par les propriétés graphiques des décors, qui s’apparentent à des arènes de jeu ouvertes et modulables. Les phases statiques dans l’hôtel Continental (sorte de men’s club à l’ancienne, saturé de tous les codes de virilité, entre verres de whisky et violence feutrée) cèdent ainsi la place dans le dernier volet à des séquences d’action souvent époustouflantes, notamment lorsque corps et décors redessinent autour de l’Arc de Triomphe la boucle folle qui sert de motif principal à toute la franchise. Le même sentiment émane de la séquence magistrale des escaliers de Montmartre, déjà commentée dans ces colonnes, où la progression verticale de Wick et de son acolyte aveugle (incarné par l’acteur chinois Donnie Yen) est entravée par des dizaines de tueurs : chaque chute vers le palier précédent renvoie le spectateur à l’esthétique du jeu, la développe jusqu’à l’absurde avant que la séquence finale, construite autour d’un duel au pistolet, ramène quant à elle le film vers des schémas narratifs plus classiques.
John Wick : Chapitre 4 paraît dès lors pris entre deux feux. D’un côté, celui du film mélancolique consacrant Reeves en tant que vestige du cinéma d’action américain des années 1990 et jouant ostensiblement de cette tonalité crépusculaire (jusqu’à la pierre tombale). De l’autre, celui de la plasticité de ses emprunts, de l’univers vidéoludique au film d’arts martiaux en passant par la japanimation, qui poursuivent, dans la filmographie de Reeves, le tournant pris depuis Matrix. En réalité, la mélancolie portée par John Wick depuis le tout premier épisode de la franchise ne constitue qu’une ligne narrative sommaire : s’il est hanté par une série de deuils, c’est pour prolonger indéfiniment une même boucle, en vengeant successivement sa femme, son chien, son honneur perdu. Par la géniale création de cette figure de plus en plus vide et donc débarrassée de toute élégie, Reeves a su faire oublier l’ingratitude de ses débuts et les limites de son talent. Ses ballets meurtriers avec l’acteur chinois Donnie Yen, son mélange de flegme et de technicité en font aujourd’hui l’un des meilleurs acteurs d’action chorégraphiée, si ce n’est le meilleur. Avec lui et à travers lui, le cinéma post-Matrix poursuit son passionnant processus d’évolution.