Le western est un genre plutôt masculin ; mais dans cet univers d’hommes, la femme réussit à trouver sa place. Anthony Mann disait ainsi qu’ « en fait, on ajoute une femme dans la balade parce que sans une femme, un western ne marcherait pas » : la femme a donc une fonction spécifique, elle est un « signe ». « Ce qui est important c’est ce que l’héroïne a provoqué, ou bien ce qu’elle représente. La femme en elle-même n’a pas la moindre importance », disait Budd Boetticher. Retour sur le personnage particulier mais fondamental de la femme indienne dans le western américain des années 1950, symbole de l’impossible médiation entre l’Homme Blanc et le Peau-Rouge dans des œuvres aussi essentielles que La Dernière Chasse (Richard Brooks, 1955), La Flèche brisée (Delmer Daves, 1950), La Prisonnière du désert (John Ford, 1956), La Captive aux yeux clairs (Howard Hawks, 1952), Bronco Apache (Robert Aldrich, 1954) et Au-delà du Missouri (William Wellmann, 1950).
Diversité des nouvelles héroïnes
Le fait d’introduire des femmes indiennes dans le western révèle par de nombreux aspects l’intention qu’on a pu qualifier de « pro-indienne » des réalisateurs du genre dans les années 1950. En effet, l’Indienne ne peut représenter l’ennemi contre lequel on se bat directement : elle n’est pas un guerrier, ne possède pas d’armes, ne revendique rien dans un univers totalement machiste. Elle va donc soit être complètement ignorée, faire partie des foules anonymes qu’un plan furtif découvre dans le village indien, et ne représenter que la femme du guerrier sauvage et mère de ses enfants, ou au contraire personnifier une relation spécifique du héros blanc avec la civilisation indienne. Dans le premier cas, elle n’est qu’un élément du décor qui lie l’homme indien à un environnement familial. Grâce à la présence de femmes – et d’enfants –, l’Indien n’apparaît plus comme surgi de nulle part, mais bien comme un sédentaire, installé sur un territoire et chargé de subvenir aux besoins de ses proches. Il acquiert alors un statut humain plus digne, car sa lutte est dictée par l’amour qu’il éprouve pour les siens et le souci de les protéger. Dans La Flèche brisée, le héros blanc Tom Jeffords a cette remarque intéressante devant le jeune guerrier qui lui explique qu’il doit retrouver sa mère pour la rassurer sur son sort : « Je ne me serais jamais douté qu’une femme apache puisse pleurer son fils[…]. J’ai appris quelque chose ce jour-là. » Par ces personnages éphémères, se dessine un véritable statut pour l’Indienne de manière générale, celui d’une femme méritant le même respect qu’une Blanche.
Dans le second cas, l’Indienne est surtout vue dans ses rapports avec le héros blanc. Rares sont les films, comme Bronco Apache, qui montrent la vie, ou même un simple dialogue, d’un couple spécifiquement indien. Dans La Prisonnière du désert, on apprend que le chef indien Scar est polygame, et Ford nous donne à voir une coutume, celle de faire pleurer aux différentes femmes la mort d’un des fils du chef. Mais lorsque Scar s’adresse à l’une de ses épouses afin qu’elle s’approche de lui, il s’agit de Debbie, la jeune Blanche qu’il a épousée.
Il n’en reste pas moins que les westerns des années 1950 montrent un réel intérêt pour le personnage tout à fait original de l’Indienne, même si celle-ci n’est vue qu’à travers son contact avec la civilisation blanche. Premièrement, elle opère la fusion de deux « minorités » westerniennes, la femme et l’Indien. Ni totalement l’une, ni totalement l’autre, elle surmonte le handicap avec d’autant plus d’aisance qu’elle constitue souvent l’un des trois personnages principaux du film. Elle équilibre – ou déséquilibre – le rapport entre les deux autres personnages masculins, qui peuvent être un Indien et un Blanc (La Flèche brisée, Au-delà du Missouri, La Prisonnière du désert) ou deux Blancs (La Dernière Chasse, La Captive aux yeux clairs).
L’univers féminin du western est extrêmement divers. De même, la complexité du rapport homme/femme mêlé au rapport Blanc/Peau-Rouge permet aux récits de présenter deux différentes « Indiennes » : la femme blanche enlevée par les Indiens et vivant parmi eux, la Métisse, mi-Blanche, mi-Indienne, et l’Indienne qui épouse un Blanc. Dans La Prisonnière du désert, le personnage de Look, la femme indienne de Martin Pawley, équilibre celui de Debbie, la « prisonnière ».
Premier personnage, celui de la femme enlevée par les Indiens, et devenue Indienne par ce contact. Comme Debbie, elle est souvent captive depuis sa petite enfance, ce qui est d’ailleurs la seule façon de permettre une assimilation par une facile adaptation à une nouvelle culture. Debbie déclare ainsi : « Maintenant, ce sont [les Comanches] ma famille. » Ce personnage fait ainsi référence à un des mythes originels de la nation américaine : celui de la « femme blanche au tomahawk », dont les récits de captivités connurent un grand succès lors de leur publication. Mais la captivité n’est pas toujours aussi facile. « La Prisonnière du désert montre d’autres captives qui n’ont pas su garder leur culture comme Debbie et n’ont pas eu la malchance – ou la chance – d’être tuées par leur « libérateurs » : à peine sorties de l’enfance, elles ont sombré dans une nouvelle enfance. » La Prisonnière du désert nous donne ainsi à voir d’autres femmes blanches, vêtues à l’indienne, « libérées » par la cavalerie américaine, mais que la captivité a rendues folles. Le soldat qui introduit le héros Ethan devant ces femmes remarque : « On a du mal à croire que ce sont des Blanches. » Et Ethan de répliquer : « Ce ne sont pas des Blanches. Ce sont des Comanches. » L’analogie est claire : parce qu’elles sont folles, elles ne sont plus des Blanches, et ayant vécu comme les Indiennes, elles sont devenues comme leurs femmes (les femmes indiennes seraient-elles donc plus « primitives » ?). Le choc culturel que représente la captivité est aussi symbolique du drame d’une identité incertaine : la captive a parfois du mal à savoir qui elle est, de quel groupe elle doit se réclamer.
Le choix ne lui est pas facilité par le « camp » auquel elle est liée par sa naissance. Du fantasme de la captivité chez les Indiens découle aussi celui de la femme blanche objet de la concupiscence des sauvages et victime de viol. Il n’est pas anodin que la cérémonie de passage à la puberté pour la jeune vierge Sunsiharé dans La Flèche brisée lui attribue le nom de « femme blanche » dotée des vertus de guérison. La blancheur de la peau des femmes américaines serait un motif de désir indigène, qui la souillerait par son contact. Dans le western, il vaut souvent mieux qu’une femme violée soit ensuite tuée. L’horreur de l’acte, sur lequel les réalisateurs restent souvent très pudiques, reste pire que la mort. Quand Ethan apprend à Brad, dans La Prisonnière du désert que sa fiancée n’est plus, le premier réflexe du jeune homme est de chercher à savoir, de façon implicite, si la jeune fille a été violée. Le fait d’avoir été touchée par un Indien – consentante ou non – est un déshonneur pour la famille entière. Tant qu’elle est une enfant, Debbie ne « risque » rien parmi les Comanches, mais si Ethan ne la retrouve pas avant sa puberté, il jure de la tuer. Quand il découvre qu’elle est l’épouse du chef, il la considère comme souillée car « elle vit avec un Indien ». Selon les principes de la civilisation blanche, une femme chez les Indiens n’est plus un être humain, elle est avilie, voire inférieure à un Indien ; il n’y a donc rien d’amoral à la tuer, puisque c’est certainement ce qu’aurait voulu sa propre mère.
Le personnage de la femme indienne mariée à un Blanc est le plus utilisé et le plus creusé. Il s’agit, dans La Captive aux yeux clairs de la belle Teal-Eye qui parvient à séduire l’aventurier Boone, dans La Flèche brisée de Sunsiharé dont tombe amoureux le capitaine Jeffords, dans Au-delà du Missouri de la jeune pied-noir qui convainc le héros d’abandonner son ancienne existence, dans La Dernière Chasse de la mystérieuse Indienne dont s’éprend Sandy, et de « Look », l’épouse indienne que Martin Pawley achète sans le savoir dans La Prisonnière du désert. Ajoutons à ce personnage celui, unique, de la femme de l’Indien Massaï dans Bronco Apache, qui par de nombreux traits ressemble à nos héroïnes et justifie qu’elle trouve sa place parmi elles.
Ce personnage a un rôle très fort et légitime qu’il soit souvent interprété par de très belles actrices hollywoodiennes, qui lui donnent une consistance à la hauteur de son importance. Toutefois ces actrices sont rarement véritablement indiennes, Hollywood ne disposant pas à l’époque de star d’origine amérindienne. Le rôle de l’Indienne est jouée par des actrices typées (à l’image de l’actrice latino-américaine Maria Elena Marquez dans Au-delà du Missouri) ou des stars hollywoodiennes, assez maquillées pour que soit crédible leur teint basané (Elizabeth Threatt dans La Captive aux yeux clairs, Jean Peters dans Bronco Apache ou Debra Paget, si fréquemment sollicitée qu’elle jouera une « autre » Indienne dans Le Tigre du Bengale de Fritz Lang).
Le rôle de l’Indienne dans chacun des films où elle est apparaît dans un des rôles principaux est très important. Très souvent, il motive l’action : c’est la recherche de Debbie qui fonde la quête d’Ethan dans La Prisonnière du désert, c’est son amour pour Sunsiharé qui incite Jeffords à redoubler d’efforts pour conclure la paix entre Blancs et Indiens (La Flèche brisée). Parfois, la femme indienne représente le seul intermédiaire possible entre le Peau-Rouge et l’homme blanc, et cela certainement par le fait même de sa féminité, qui, une fois reconnue, oblige l’homme blanc à lui témoigner un minimum de respect.
Quels sont les traits de caractère de l’Indienne ? Traditionnellement, celle qu’on appelle parfois la « squaw » par mépris et dédain, est discrète, obéissante, prête à tous les sacrifices. On peut compter sur elle, car elle est d’une grande noblesse.
Le mythe de Pocahontas
Ces différentes caractéristiques font de l’héroïne indienne du western la digne héritière de la princesse Pocahontas. Le mythe de Pocahontas raconte la rencontre entre une princesse indienne et le capitaine anglais John Smith, aux premiers temps de la colonisation de l’Amérique. La plupart des Américains connaissent cette histoire à travers ce qu’en fait l’imagination sentimentale au début du XIXe siècle. Leslie Fiedler rappelle que la princesse « fut le premier symbole de l’Amérique : elle représentait les terres sauvages de l’Ouest que conquérait enfin la civilisation ». Le cinémas des années 1950 fait donc revivre le mythe en le renouvelant selon ses propres moyens. Le western entend revenir aux origines de l’Amérique voire aux origines du monde : sa conception de la femme est celle d’une « Ève reconnue dans sa condition organique et pour les motivations spécifiques de sa féminité même ». L’Indienne au cinéma, comme Pocahontas, représente donc la femme originelle, modèle de féminité authentique. Elle est le symbole de la pureté des terres que les Anglais découvrent. Dans La Captive aux yeux clairs, le vieux roublard Calloway fait ainsi l’éloge du « Haut-Missouri, sauvage et joli comme une vierge. Aucun Blanc ne peut souiller [ce] pays. »
L’héroïne indienne, à l’image de son territoire, se doit donc d’être vierge. La jeune Sunsiharé de La Flèche brisée vient juste de passer le cap de la puberté, et on apprend que l’enfant qui accompagne l’Indienne de La Dernière Chasse n’est pas réellement son fils. Ce fait est important dans le film : c’est la première chose que demande le sanguinaire et raciste Charlie à la jeune femme lorsqu’il voit qu’elle a échappé à son massacre ; il insiste plusieurs fois sur la question. L’Indienne, pour sauver l’enfant, le fait effectivement passer pour son fils ; et Charlie y voit la liberté de la séduire puisque sa virginité n’est plus en cause, et qu’il ne risque pas de souiller une « terre » pure. Quant à l’autre héros, Sandy, qui est sincèrement amoureux de la jeune femme et ne tente jamais d’abuser d’elle, il ne se satisfait pas de sa réponse. Son insistance est récompensée : ayant confiance en lui, l’Indienne lui révèle la vérité. L’amour entre les deux héros sera donc possible, puisque la pureté de la jeune femme est en fait assurée.
Les métaphores symbolisant pureté et virginité sont constitutives du genre. Comme dans les cérémonies de mariage chrétiennes, l’Indienne qui se marie est habillée en blanc. L’Indienne est bien la nouvelle Ève de l’Amérique : Charlie la surprend se baignant nue dans la Dernière Chasse et elle déclare dans La Flèche brisée qu’elle a lavé deux fois ses vêtements dans la rivière en attendant son amant… La nudité, pourtant prohibée par le code Hays, semble naturelle pour représenter la femme indienne. Dans Au-delà du Missouri, elle n’hésite pas à montrer ses jambes du genou à la cheville lorsqu’elle monte à cheval, et à dénuder ses épaules jusqu’à la poitrine dans La Captive aux yeux clairs, alors qu’il serait inconcevable pour une femme blanche de sortir en public sans ses lourdes jupes. L’Indienne semble faire partie de la nature sauvage des États-Unis et sortir des eaux telle une Vénus américaine. Elle est l’image même de la sensualité, telle Teal-Eye qui perd sa jupe après être tombée dans l’eau ou qui serre contre son corps nu celui, gelé, de Deakins, pour lui redonner vie.
« On représentait d’ordinaire la Princesse comme une femme d’une vingtaine d’années, belle et vigoureuse. Son visage et sa démarche sont empreints d’une grande noblesse ; elle a le teint basané et la chevelure longue et noire. » Cette description de Pocahontas fait de la plupart de nos héroïnes ses descendantes. Celles-ci sont parfois de véritables princesses dans le récit : Kammah dans Au-delà du Missouri et Teal-Eye dans La Captive sont respectivement petite-fille et fille de chef. Kammah est décrite comme une Indienne de sang pur, « fière, forte et belle» ; elle n’est pas comme les autres jeunes filles, facilement attirées par les colifichets qu’on leur offre.
Cette origine princière donne aux jeunes Indiennes le droit au respect dû à leur rang. Ainsi, dans La Captive, lorsque les explorateurs parviennent au village indien, Teal-Eye se fait attendre quelques jours avant de faire son apparition, habillée richement. Calloway ordonne alors à ses compagnons de se lever : « Teal-Eye a un rang élevé ici », il faut respecter les coutumes. Kammah, dans sa première scène est accompagnée par une sorte de chaperon, peut-être une dame de compagnie (Au-delà du Missouri). Les héroïnes des autres films ne sont pas des princesses, mais elles en ont l’aspect : toutes ont de très longs cheveux noirs, souvent nattés ; elles sont jeunes alors que leurs époux paraissent souvent beaucoup plus vieux (ce qui fait dire à Sunsiharé, âgée de seize ans, qu’elle ne sait rien du monde et n’a pas d’expérience). Elles sont également très belles et remarquées pour cela. Dans La Dernière Chasse, l’Indienne qui accompagne Sandy est décrite comme une « good-looking » squaw. Dans La Captive, Boone, dont on connaît le racisme anti-indien, découvre le visage de Teal-Eye et déclare : « Jolie, pour une Indienne !» Cette remarque est intéressante car elle montre aussi à quel point l’Autre, celui dont le physique apparaît différent et étrange, est souvent d’abord qualifié de « laid », la beauté semblant être une caractéristique unique à la civilisation dont on fait partie.
Mais ces Indiennes-ci sont séduisantes, et elles attirent la concupiscence des hommes, parmi lesquels elles sont souvent seules. Ainsi Teal-Eye, Kammah et l’Indienne de La Dernière Chasse sont, dans chacun des films où elles apparaissent, la seule femme au milieu d’un groupe d’hommes pendant une durée indéterminée (mais souvent très longue) : elles sont l’objet d’un désir que les hommes ont du mal à réprimer, d’autant plus qu’en sa qualité d’Indienne, elle serait moins respectable qu’une femme blanche. L’Indienne est à l’origine d’une compétition entre les hommes pour gagner ses faveurs, et encore une fois, elle est donc ainsi au cœur de l’avancée du récit. Kammah est littéralement vendue aux enchères par son père adoptif au début d’Au-delà du Missouri ; Sunsiharé préfère le Blanc Jeffords à l’Indien qui l’a demandée en mariage, ce qui provoque la colère de celui-ci. L’Indienne exacerbe la haine entre Sandy et Charlie dans La Dernière Chasse et détruit leur amitié, qui se révèle entièrement factice ; Teal-Eye provoque la jalousie de Deakins envers Boone : le premier désire plus que tout au monde avoir le bonheur qui est offert au second, car il comprend la valeur de l’amour. Devant l’irrespect avec lequel Boone traite sa nouvelle épouse, Deakins se retient de le tuer. La femme est ainsi l’objet d’une nouvelle « guerre », mais cette guerre met au jour les conflits larvés entre deux hommes ; mieux encore, elle éclaire les luttes intérieures d’un homme.
La princesse Pocahontas, par le biais de sa légende d’«amour entre les bois », traduit le mythe de la réconciliation des races et celui de l’équilibre avec l’Amérique originelle. Par l’alliance avec l’Indienne, le colon européen devient réellement américain et les héritiers du couple seront à l’image du territoire. Dans La Captive, « le pionnier découvre dans le visage de cette Indienne aux yeux clairs, l’image de celui qu’il est devenu ». L’amour qu’éprouve l’homme blanc pour cette femme qui l’obsède au long de l’histoire lui permet de se découvrir, et de remettre en cause tous ses préjugés. Admettre le bouleversement de son identité est parfois difficile. Boone refuse les sentiments qu’il éprouve pour Teal-Eye à cause de ce qu’elle représente pour lui : sa haine est tenace, mais pour elle, il accepte de détruire le scalp de l’Indien qu’il portait sur lui depuis le meurtre de son frère. L’amour agit ainsi comme une rédemption.
C’est le cas également pour Flint Mitchell (Au-delà du Missouri), qui découvre petit à petit les sentiments qu’il éprouve pour sa femme indienne, épousée parce qu’ « elle ne pouvait pas [lui] faire du mal et pouvait [lui] faire beaucoup de bien », et notamment lui servir d’intermédiaire pour faire du commerce avec les Pieds-Noirs… D’abord instrumentalisée, l’Indienne devient vite le point de repère par rapport auquel le héros va se définir et se découvrir. L’incompréhension qui règne souvent dans le couple, puisqu’aucun des héros ne parle la langue de l’autre (mis à part Jeffords dans La Flèche brisée et l’Indienne de La Dernière Chasse, qui a été éduquée par des missionnaires), n’empêche pas la conversion rapide du Blanc au mode de vie indien. Flint Mitchell quitte ses amis pour élever son fils parmi ceux qui sont devenus les siens, Boone accepte de rester avec Teal-Eye, et cet amour lui permet de découvrir sa vraie dimension d’homme. Sandy, dans La Dernière Chasse, abandonne la chasse au bison qu’il finit par voir comme un crime, à la lumière de son amour pour la jeune Indienne. Quant à Massaï, le guerrier indien de Bronco Apache, c’est à la ténacité et au courage de sa compagne qu’il doit son revirement total : il renonce à la lutte désespérée qui le condamnait pour se consacrer à la vie familiale, à laquelle il devra sacrifier sa liberté pour rester en vie. Cet amour-rédemption est un sentiment presque religieux, mais d’une religiosité quasiment païenne. Flint Mitchell le souligne lorsqu’il déclare à sa femme qu’elle est « pleine de magie », et donc un peu sorcière, puisqu’à elle seule elle révise son opinion des Indiens. C’est pourquoi cet amour est toujours consacré par un mariage, qui témoigne de la pureté des relations amoureuses qui doivent exister entre l’Indienne et le Blanc.
Enfin, ce personnage de princesse indienne est très haut en couleurs, et se définit de façon originale par sa double appartenance féminine et indigène. Elle est l’Ève de l’Amérique, la Femme par excellence. Elle rend possible la vie commune entre civilisation blanche et civilisation indienne, événement que l’on ne saurait imaginer après une simple paix entre guerriers. Bien que dans chaque film, elle soit individualisée par un rôle déterminé, elle est souvent plus qu’un simple personnage. Elle est constituée comme un archétype. A la manière de son homologue masculin, l’Indienne n’a souvent qu’un prénom, parfois même elle reste anonyme tout au long du film, comme pour mieux renforcer son caractère universel. Lorsqu’elle a un prénom, il n’est jamais anodin : « Sunsiharé » signifie « Étoile du Matin ». « L’étoile signifie l’espoir » : Sunsiharé symbolise à elle seule l’esprit idéaliste du film, la réconciliation entre deux peuples qui se sont voués une haine tenace pendant des décennies.
Dans ces westerns, l’Indienne est d’un courage sans égal, capable d’endurer la même vie que les hommes blancs ; à elle seule, elle peut mener des hommes à leur destination, et montre l’exemple lorsqu’ils hésitent (Kammah franchit ainsi la première un obstacle dangereux). Enfin, elle leur sauve la vie, telle Teal-Eye qui part seule à la recherche des hommes de sa tribu pour sauver les explorateurs blancs. L’Indienne observe une dévotion totale et sans réticence à l’égard de l’homme qu’elle aime – parfois aussi de ceux qui l’entourent – et qu’elle veut sauver. Le western est coutumier de cette situation, qui, paradoxalement pour le genre, renverse tous les arguments misogynes : l’homme menacé ou blessé est protégé ou soigné par la femme, et cela est d’autant plus étonnant quand il s’agit d’une étrangère qui ne devrait pas se préoccuper de celui qui n’appartient pas à son peuple.
La femme indienne peut aussi à l’inverse être d’une très grande violence, mais elle n’en est que plus respectable et noble dans un univers auquel elle ne fait que s’adapter. La véritable princesse ne peut être comme Look (La Prisonnière du désert) totalement soumise à son époux. Alors que Look supporte sans rien dire l’agressivité de son époux, Kammah jette des casseroles à la tête de son mari ivre et refuse qu’il la touche, et Teal-Eye tente de récupérer le scalp que détient Boone, armée d’un couteau et luttant contre lui. Quand il le faut néanmoins, l’Indienne accepte les humiliations : ainsi de l’héroïne de La Dernière Chasse, qui endure les coups de Charlie par sacrifice pour l’enfant qu’elle veut pouvoir nourrir ; en échange de cette brutalité et pour conserver sa dignité, elle refuse de parler à Charlie, ce qui le rend fou. Quant à Teal-Eye, elle accepte le départ de son époux et ne le retient pas, car elle comprend l’importance de sa liberté.
L’échec du métissage
La fatalité qui s’exprime dans ce geste de Teal-Eye symbolise les contradictions de ce mariage pour beaucoup contre-nature, contradictions qui minent l’aspect apparemment optimiste du récit. Le sens même du western, qui est de nous présenter un héros emprisonné dans sa solitude, joue contre le nouveau couple formé : « La femme blanche exprime symboliquement une tentation de fixité sédentaire, de renoncement à l’esthétisme des causes perdues. Si bien que les seules femmes qui peuvent être aimées sans danger sont les femmes de couleur, les étrangères, les métisses, des femmes qui sont destinées à disparaître tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre. » Dans la plus pure tradition westernienne, la liaison du héros avec une femme, surtout si elle est indienne, ne peut pas durer.
Il n’y a donc pas d’avenir dans les mariages. « De la vie future de la jeune fille, on ne sait presque rien mais on peut tout imaginer ; avec l’Indienne, il n’y a rien à imaginer : l’histoire de son amour commence et s’achève dans le temps du récit. » La fatalité mine le récit et s’abat comme un couperet lorsque le happy-end semblait acquis. Sunsiharé est abattue par un Blanc alors qu’elle essayait de protéger Jeffords, tombé avec Cochise dans une embuscade ; Kammah est, quant à elle, assassinée par un Indien appartenant à sa tribu et ennemi de son mari. Sa mort est particulièrement spectaculaire : le crime nous prend par surprise, à un moment où l’action connaissait une accalmie ; la scène est violente : une flèche s’enfonce dans la poitrine de la jeune femme, qui meurt sur le coup, et tombe dans l’eau les bras en croix. On ne peut plus explicite : Kammah (comme Sunsiharé, sacrifiée pour stigmatiser les instincts féroces des factions racistes du moment) est l’innocence immolée sur l’autel des haines éternelles entre Blancs et Peaux-Rouges. Son appartenance au camp de son assassin ne suffit pas à la sauver, comme il ne sauvait pas Jeffords dans La Flèche brisée, pris pour cible par les Blancs.
L’Indienne a donc échoué dans son rôle d’intermédiaire. Il lui est impossible de prôner une neutralité ou une double appartenance. Il lui faut choisir son camp, ou risquer deux fois plus sa vie. Cochise le pressentait déjà lors de l’annonce du mariage entre Sunsiharé et Jeffords (La Flèche brisée). Il s’interrogeait alors dans un beau discours sur la vie qu’allait mener le couple ; Jeffords ne pouvait pas vivre parmi les Indiens, car il serait toujours haï par certains ; Sunsiharé ne pouvait aller vivre parmi les Blancs, car elle serait insultée et méprisée pour la couleur de sa peau ; enfin, il n’était pas question de songer à l’exil vers l’Europe où Sunsiharé serait toujours dévisagée comme un « animal étrange » et où Jeffords aurait le mal du pays. Discours clairvoyant, dont les héros ne pourront juger de la justesse, puisqu’ils ne vivront ensemble que très peu de temps. D’ailleurs, « Daves laisse planer sur les scènes d’amour une légère étrangeté où l’inquiétude transparaît ». Quant au couple du film d’Au-delà du Missouri, s’il peut mener une vie plus ou moins paisible pendant une partie du récit, c’est aussi parce qu’il se trouve à l’écart de toute civilisation, du moins citadine, et que ceux qui forment sa compagnie, moitié Indiens eux-mêmes par leurs habitudes de vie, sont habitués à côtoyer des Indiens. Enfin, l’optimisme porté par la fin de La Dernière Chasse – le héros part vivre avec l’Indienne dans sa tribu – est surtout crédible par le fait que Sandy, ayant été élevé par des Indiens, n’aura aucun mal à s’adapter à une vie qui devrait constituer pour lui un choc culturel trop important.
Il est indéniable que ces morts détruisent l’illusion fugace de l’harmonie, plongent le héros dans le doute et l’obligent à partir seul, quittant souvent pour toujours sa communauté. L’amour salvateur de deux êtres ne peut concerner l’ensemble de leurs communautés, il naît et meurt sur un conflit. Il rejoue le scénario bien connu de l’amour impossible contre lequel se ligue l’ensemble de l’environnement extérieur, et pas uniquement humain.
En effet, la mort, toujours violente, n’est pas la seule cause de l’échec du métissage. L’incompréhension entre deux cultures totalement différentes y est pour une bonne part : parce qu’il ne connaît pas les coutumes indiennes, Martin ne se rend pas compte qu’en faisant du commerce avec le chef, il a acheté sa fille (La Prisonnière du désert). Et parce qu’il ne connaît pas la langue indienne, il ne peut lui expliquer l’erreur qu’il a commise. Le dialogue entre les deux est impossible : Martin lui parle en anglais, elle répond dans sa langue. La traduction que fait Ethan des paroles de la jeune femme montre toute l’ironie de la situation : la squaw accepte que Martin l’appelle « Look », car Martin commence toutes ses phrases à son adresse par « Look…» Ce personnage d’abord comique contient en fait toute la tragédie des rapports entre homme blanc et femme indienne. Malgré la servilité et la dévotion de la jeune femme, Martin adopte une attitude violente à son égard, et les deux hommes lui témoignent un véritable mépris lié à l’absurdité et au décalage de la situation : ainsi, quand Martin repousse sa jeune épouse couchée à ses côtés et la fait rouler au bas du talus, Ethan s’exclame en riant : « Au Texas, cela conduit au divorce !» Look finit par s’enfuir et être tuée par la cavalerie dans le massacre d’un village indien. L’incompréhension entre les deux jeunes gens conduit ainsi directement la princesse à une mort tragique, au martyr : c’est encore une fois l’innocence sacrifiée (Martin le souligne : « Pourquoi l’ont-ils tuée ? Elle n’a jamais fait de mal à personne !»).
L’incompréhension due à la méconnaissance des coutumes et des langages est aussi très présente au sein du couple principal. Les sentiments amoureux semblaient dépasser les contradictions de ce dialogue impossible, mais ne peut-on remarquer qu’à l’inverse, l’ignorance de la culture de l’Autre rend ces sentiments très fragiles ? Le film Au-delà du Missouri est très significatif de ce point de vue, car pour se comprendre, Flint Mitchell et Kammah doivent passer par l’intermédiaire d’un interprète, sans qui la moindre petite phrase (notamment l’annonce par Kammah qu’elle est enceinte) relève du tour de force. Flint a même cette phrase extrêmement pessimiste : « Je ne comprends pas grand-chose de ce que tu dis. Peut-être un jour…» Leur liaison amoureuse se fait essentiellement par un jeu de regards.
La relation entre Boone et Teal-Eye est également minée par l’ignorance de Boone pour la culture de sa femme. Il a le désir de rompre la barrière du silence entre eux deux, par n’importe quel moyen : lorsqu’il se trouve seul avec elle, il lui parle en anglais, même s’il sait pertinemment qu’elle ne peut pas comprendre et remarque : « Parlez donc, même si je ne comprends pas. Une femme qui ne parle pas est pire qu’une bavarde. » Cette angoisse face au mutisme de l’Indienne est présent également dans La Dernière Chasse : devant l’Indienne qui accepte les humiliations de façon impassible, le méchant héros panique ; il lui demande si elle n’a pas de sentiments comme une femme blanche, il veut qu’elle lui dise n’importe quoi. Le fossé est réellement béant entre les personnages.
Dans La Captive, il est évident que la fin idéale donnée au couple Peau-Rouge/Blanc est lourde d’interrogations sur son avenir. Si Boone accepte de rester avec Teal-Eye, c’est aussi car il doit se conduire en homme d’honneur. Il a été pris au piège par son ignorance des coutumes indiennes, qui lui a fait sceller un mariage avec la princesse. « Boone reste, presque contraint, auprès de la jeune princesse qui l’a séduit si admirablement. » L’avenir du couple est fragile, Boone hésite à ne pas rester avec ses amis, dans le monde auquel finalement il appartient ; réussira-t-il à s’adapter à une société à laquelle il ne comprend rien, avec une femme qu’il a d’abord commencé par haïr ?
Bien que se déroulant dans un autre contexte, la fin de La Prisonnière du désert porte la même ambiguïté. Son amour pour sa nièce a finalement surmonté la haine d’Ethan pour les Indiens et sa conception de l’honneur familial ; il a une nouvelle fois agi comme une rédemption. Néanmoins, quel peut être l’avenir d’une enfant qui a vécu une expérience aussi « traumatisante » ? En la prenant dans ses bras après l’avoir poursuivie, Ethan dit à Debbie : « Rentrons à la maison », et consacre ainsi l’échec du métissage de la captive blanche avec le chef indien Scar. Mais au-delà de cet échec, la « maison » de Debbie, qui affirmait que les Indiens étaient devenus sa famille, peut-elle se trouver dans la famille des Jorgensen, dont la fille affirmait qu’il aurait mieux valu que Debbie soit morte ? Le happy-end final est dérangeant car il est lourd de non-dits, d’hypocrisies et de malaises : comment se passera le contact entre des personnes ayant vécu des expériences si différentes ? Si Debbie n’a pas pu véritablement se fondre dans la culture indienne, pourra-t-elle se réadapter à la civilisation blanche ? En effet, « la jeune fille n’est plus la même : elle est devenue une Indienne farouche qui ne se reconnaît plus dans les valeurs des Blancs ». De plus, la réconciliation d’Ethan avec sa nièce est compromise par le départ du premier vers un avenir mystérieux, délaissant ce qui pouvait encore représenter sa famille.
En fait, le principal problème réside dans le fait que l’Indienne, malgré la beauté de son personnage, n’est jamais vue pour elle-même, mais seulement à travers ses rapports avec l’homme blanc. Elle n’apparaît qu’au moment où le récit des aventures de l’homme blanc la réclame, le spectateur n’aura aucune idée de ce qu’était sa vie avant qu’apparaisse le héros : elle semble n’exister que par et pour lui. Même dans Bronco Apache, les scènes de la jeune Indienne sont toujours liées à l’existence de Massaï. La princesse n’est souvent qu’une monnaie d’échange : si Flint Mitchell épouse Kammah, c’est parce qu’elle peut le mener au village pied-noir ; Teal-Eye est utilisée comme marchandise dans la compétition entre les explorateurs et la Compagnie qui s’occupe du commerce avec les Indiens. Le commerce de la femme est même interne aux tribus indiennes : le père de Kammah ment honteusement pour obtenir le plus possible de ceux qui veulent lui acheter sa fille et finit par l’échanger contre une armure que lui offre Flint Mitchell. Les arguments des deux hommes qui désirent entraîner la jeune femme à leur côté sont toujours utilitaristes ; le concurrent de Flint Mitchell voit Kammah comme un moyen de servir la paix entre sa tribu adoptive et sa tribu d’origine.
L’Indienne est un symbole, non une personne à part entière. Quand un Américain épouse une Indienne, c’est à la conquête du territoire qu’il part. On l’a vu : s’il y a mariage, c’est pour que les enfants puissent hériter d’une Amérique pleine et entière : « Dans la légende de Pocahontas, qui constitue un mythe de l’assimilation de l’Indien au monde blanc, à l’Europe et à la chrétienté, tout finit par un mariage de sorte que les enfants puissent hériter légitimement de la richesse de l’Amérique indienne. » Le métissage ne se fait en effet que dans un seul sens. Dans La Dernière Chasse, lorsque le métis Jimmy, dont la mère est morte et le père disparu, avoue à Sandy qu’il est d’origine indienne, ce dernier a immédiatement cette réflexion : « Mère indienne, n’est-ce-pas ?» Il ne semble pas concevable que l’indianité vienne du père. Il est très rare de voir un Indien épouser une femme blanche. Celle-ci est intouchable, sa sensualité et sa féminité, à l’inverse du personnage de l’Indienne, sont réprimées. Ce n’est pas la dureté de la vie indienne et son incompatibilité avec les habitudes de la civilisation blanche qui posent la question de la possibilité pour une femme blanche d’épouser un Indien, c’est le rapport sexuel. « La femme qui choisit l’Indien est à la fois incompréhensible et inadmissible. » Dans La Porte du Diable (Anthony Mann, 1950), la relation entre le héros indien et la jeune institutrice est strictement platonique. Dans La Prisonnière du désert, les relations entre Scar et Debbie sont justifiées par le fait qu’elle soit retenue contre son gré. L’enlèvement est en effet le seul moyen pour un Indien d’avoir accès à la femme blanche.
« Il n’y a aucun tabou ; le mythe de la grand-mère indienne est tout à fait admis. Il n’a pas pour fonction de consacrer la fusion de deux peuples : ce mythe valorise la virilité du conquérant. L’inverse est difficile à admettre… Il faut bien que le Blanc soit supérieur à l’Indien pour le déposséder de sa terre. » Les données sont ici renversées : lorsqu’un Blanc épouse une Indienne, il n’y a pas de fusion entre les cultures ; c’est l’identité de la jeune femme qui disparaît dans le mariage et permet l’assimilation. « Dans La Dernière Chasse, l’amour entre Stewart Granger et Debra Paget représente la conquête d’un pays dont on serait l’explorateur et le seul occupant. » L’union du Blanc et de la Peau-Rouge est ainsi la façon non-violente de s’emparer du territoire indigène, et exprime paradoxalement un refus explicite de la « miscegenation », la vieille hantise du monde WASP pour le métissage.