Pour son premier western (genre auquel on ne cessera de l’associer par la suite), Anthony Mann fait fort : avec La Porte du Diable, il propose une relecture pro-indienne de la conquête de l’Ouest et pose les jalons de ses chefs d’œuvre à venir (L’Appât, L’Homme de la plaine, etc.) nourris d’un goût constant pour l’ambiguïté des sentiments humains. Dans son édition DVD, Wild Side enrichit la lecture du film d’un bonus intéressant et d’un ouvrage foisonnant, La Terre promise de Bernard Eisenschitz.
Jusqu’en 1950, le western – que certains critiques n’hésitaient pas à qualifier à l’époque de « cinéma par excellence » – s’était toujours servi de l’histoire comme matière, prétexte à mettre en scène le spectaculaire (les décors grandioses, les mouvements de caméra audacieux) pour soutenir une vision patriotique de la conquête de l’Ouest, au détriment des Indiens, souvent cantonnés aux rôles d’ennemis caricaturaux. Avec la sortie de La Flèche brisée de Delmer Daves en 1950, on a souvent considéré que le genre prenait un virage en admettant le point de vue de l’ennemi et en doutant de la légitimité du génocide dont il fut victime. Si la convention reconnaît à ce film la primeur de ce traitement inédit, on en oublie souvent qu’à quelques mois près, se tournait La Porte du Diable, premier western d’Anthony Mann, qui décidait également de placer les enjeux dramaturgiques du côté des Indiens. Ici, il s’adjoint les services de Robert Taylor, grimé en Indien qui, après avoir servi l’armée américaine, tente de se faire une place dans sa petite ville natale. Il se heurte au refus des autorités de lui accorder un droit de propriété et trouve comme seul soutien une jeune avocate idéaliste.
En 2012, découvrir Robert Taylor couvert d’un fond de teint mât jouant les natifs américains avec un parfait accent de gentleman a de quoi laisser circonspect. Seulement, ce serait oublier les difficultés que les producteurs devaient rencontrer en 1950 pour convaincre les financiers de parier sur un film pro-indien, là où le public continuait de croire à la pleine légitimité des combats autrefois menés contre les Amérindiens, depuis exaltés par une industrie du divertissement aux discours patriotiques. On imagine bien qu’une star à l’image consensuelle – Robert Taylor, avec sa belle gueule, était l’incarnation parfaite du gendre idéal – présente au générique d’Anthony Mann – qui faisait ses premières armes dans le western – a probablement permis de monter un projet dont l’issue était relativement risquée. Fort de ce pari réussi, le réalisateur multipliera ensuite les incursions dans le western (au point d’en devenir l’un des dignes représentants du genre), s’intéressant systématiquement à des cow-boys à la marge, héros aux motivations ambiguës, miroirs d’un mythe écorné par le désenchantement et un individualisme forcené.
Venu du film noir lorsqu’il prend la responsabilité de tourner La Porte du Diable, Anthony Mann conserve un intérêt manifeste pour le noir-et-blanc et les contrastes. Bien avant le technicolor flamboyant de L’Appât ou de L’Homme de la plaine où la lumière aveuglante et le soleil écrasant devenaient de véritables enjeux dramaturgiques, le réalisateur multiplie ici les clairs-obscurs, comme dans cette somptueuse scène de bagarre dans un saloon : sa dimension expressionniste souligne les ombres portées et fait des personnages des pantins totalement désarticulés sur lesquels la mort plane comme une menace directe. Régulièrement, la mise en scène alterne plans d’ensemble et contreplongées : les corps deviennent des obstacles démesurés, obstruant le champ de vision. Pourtant, la profondeur de champ est un paramètre qu’Anthony Mann ne néglige jamais, conscient que la détermination des enjeux géographiques dans le film (conquérir un territoire, devenir propriétaire, faire d’une terre un État des États-Unis) passe par cette mise en perspective constante. Étonnamment pour l’époque, le montage accorde un temps (et donc une considération) unique aux Indiens (leur langue, leurs coutumes, leur quotidien), ne cherchant ni à enjoliver, ni à sur-dramatiser leur absence de reconnaissance. Politique jusqu’au bout, le film est un constat sans appel sur la responsabilité des Blancs dans le déplacement et l’extermination des populations natives, génocide que John Ford mettra brillamment en scène dans son film-repentir, Les Cheyennes en… 1964.
L’édition DVD proposée par Wild Side offre un bonus où Bertrand Tavernier et Jean-Claude Missiaen (critique et réalisateur, auteur d’un des rares ouvrages consacrés à Anthony Mann) s’expriment à propos de la place de La Porte du Diable dans l’histoire du western. Mais tout le sel de l’édition se reporte plutôt sur le livre que l’éditeur joint au film : La Terre promise de Bernard Eisenschitz, véritable ouvrage-témoin du projet d’Anthony Mann, revient sur la genèse de celui-ci, ses contributeurs, les enjeux politiques que le film posa. Agrémenté de nombreuses photos, le document fourmille d’anecdotes passionnantes (notamment sur Robert Taylor, acteur limité mais appliqué, et dont les opinions politiques lui ont valu quelques vives discussions avec la scénariste du film) qui rappellent combien, en 1950, conduire un tel projet n’avait strictement rien d’innocent.