Collaborateur de Critikat, Fabien Hagege est le co-auteur, avec Guillaume Namur et Vincent Hasser, du documentaire Jean Douchet, l’enfant agité (2017).
En juin, dans la chambre qui lui tient lieu de salon et où il reçoit ses invités pour prendre le café, Jean Douchet me confie sa volonté d’être incinéré. Alors qu’il n’est pas malade, encore moins mourant, il exprime de manière lucide et objective son souhait d’être réduit en cendres plutôt que d’être enterré. Selon lui, c’est un prolongement de sa pensée de la « non-propriété » : quand on est mis sous terre dans un cercueil, dans une tombe, dans un cimetière, on garde ce désir « d’avoir été » et de conserver une place, me dit-il en substance. Après sa mort, Jean Douchet souhaite simplement disparaître.
Les jours qui ont suivi le décès de Jean, nous – amis, spectateurs et famille – avons découvert qu’il ne souhaitait pas non plus faire l’objet d’une cérémonie funèbre. Certains furent heurtés à l’idée de ne pas pouvoir faire leurs adieux à celui qu’ils considèrent comme une personne essentielle dans leurs vies. Sans cette commémoration symbolique, le deuil était-il possible ? Frédéric Bonnaud, le mardi 26 novembre, a comparé l’hommage que lui consacrait la Cinémathèque Française à des obsèques officieuses, qu’il n’avait certes pas désirées, mais qui ne lui auraient pas déplu. Ce fut une belle soirée. Les prises de parole des intervenants et les conversations plus informelles nouées au fil de la nuit se sont agrégées en un mille-feuille composite de la vie et de l’œuvre de Jean. Mais pour beaucoup demeurait l’inquiétude de ne pouvoir dire au revoir. Et pour moi, sans que j’y songe vraiment, un nouveau mystère autour de Douchet faisait son apparition.
Le bonheur d’être au monde
Serge Daney qualifiait avec malice Douchet de « grand bourgeois en cavale ». L’expression a la justesse de pointer un aspect de la vie de Jean qui mérite d’être souligné : il avait tendance à fuir ses obligations pour réinventer et remodeler des règles de vie à sa convenance. C’est la série de paradoxes que j’évoquais avec mes amis Guillaume [Namur] et Vincent [Haasser], en ouverture du film que nous lui avons consacré : « Critique qui a peu écrit, cinéaste sans film, professeur qui ne fait pas cours, père sans enfant… Comment saisir son œuvre ? »
Sur scène, le 26 novembre, j’ai évoqué un de mes derniers souvenirs de Jean. Je fais du rangement chez lui et je suis inquiet ; les problèmes semblent s’accumuler de jour en jour. Jean, qui ne voit déjà plus très bien, me dit de m’asseoir à côté de lui. Il me demande ce que je vois en face de moi : la lumière du soleil qui perce à travers la fenêtre entrouverte. « – Et à gauche, à droite, qu’est-ce que tu vois ? – Rien ». Il me demande pourquoi ; spontanément je lâche : « Parce que tes fenêtres sont trop sales », et il éclate de rire. J’ai beaucoup repensé à ce moment. Je ne sais pas ce qu’il voulait me dire par là. Probablement rien : c’était une manière de me calmer parce que je m’inquiétais de choses sans importance.
En réalité, ce souvenir en appelait un autre. En plein mois d’août, Jean m’appelle et m’annonce qu’il est au festival de Locarno, en Suisse. Lui retournant une question qu’il nous posait régulièrement, je lui demande ce qu’il a vu. Il me répond : le paysage. En plein festival de cinéma, il m’explique qu’il préfère admirer la vue superbe offerte par la terrasse de son hôtel plutôt que d’aller voir un film. Jean avait cette facilité déconcertante de nous rappeler son bonheur d’être au monde. Plus encore qu’un hédoniste, on peut d’ailleurs penser qu’il était en fin de compte stoïcien, au sens où il acceptait l’ordre de l’univers et son évolution. Jean est mort exactement deux mois après avoir appris qu’il allait perdre définitivement la vue. Impossible de ne pas songer que cette cécité a entraîné plus ou moins directement les complications médicales qui ont suivi. Ne plus voir, c’était perdre les films qu’il aimait, devoir interrompre l’activité dont il vivait depuis plus de cinquante ans. Mais ne plus voir, c’était aussi perdre ce rayon de lumière qui irradiait à travers les vitres sales. C’était fermer le monde à jamais.
Quelle place pour Douchet ?
Jean Douchet avait intégré le conservatoire à la fin des années 1940, décision qu’il justifiait par son désir d’apprendre comment diriger des acteurs. À vrai dire, Douchet a toujours eu en lui-même un côté « acteur » – voire « séducteur » – et ses ciné-clubs n’étaient jamais dénués d’une part de jeu qui contribuait à leur charme, bien éloigné de l’idée que l’on se fait d’un « cours » traditionnel. Plus profondément, il me semble que la question de la place et de l’image que l’on renvoie de soi ont toujours été des exigences fondamentales pour Jean.
Ces dernières années, il répétait à qui voulait l’entendre qu’il y a ceux qui « cherchent la place, quand d’autres gardent la classe », attaque visant plus ou moins explicitement le jeu de chaises musicales auquel se livrent certains hauts gradés de l’industrie. Mais c’était aussi plus implicitement une manière de défendre la vertu de sa méthode d’enseignement qui n’a jamais cessé de faire éclore les passions. Jean s’est toujours soucié de pouvoir continuer à exercer librement son activité, sans se préoccuper de quelconques rapports de pouvoirs. L’important, c’était de pouvoir ne jamais s’arrêter et rester en accord avec son éthique personnelle. Pour n’entraver ni son bonheur, ni celui des autres, il lui fallait à la fois rester dans une certaine marge, tout en se plaçant au centre du système qu’il avait créé autour de lui.
Dernièrement, il se souciait beaucoup de ne pas être un poids. Ainsi, depuis une dizaine d’années, Jean s’auto-conviait à dîner pour le Nouvel An : il dressait la table pour lui seul, s’offrait du caviar en entrée, poursuivait avec un met excellent qu’il accompagnait d’un grand cru. Ce n’est pas que son âge avancé l’empêchait de fêter quoi que ce soit avec autrui ; simplement, il ne voulait pas « encombrer » son entourage qui, étrangement, depuis quelques années, rajeunissait plutôt que de vieillir. Sa double décision de refuser tant l’enterrement que l’oraison funèbre ne pouvait donc pas être innocente. Elle fait partie d’un tout, de la même manière que pour lui les films faisaient partie d’un ensemble, comme l’explique Josué Morel dans son texte. En voulant disparaître comme il avait vécu, on peut penser qu’à sa façon Jean Douchet a réussi sa sortie.
Le dernier paradoxe
« Pour moi, il est un bon vivant, il a été un bon vivant et il reste surtout vivant. C’est ça l’essentiel. Claude ne peut pas au fond mourir pour ceux qui l’ont connu, et ne peut pas mourir par son œuvre, c’est impossible ». Les gens ne meurent pas. C’est ainsi que l’on peut entendre ces trois phrases qui ouvrent le discours de Douchet en hommage à son ami Claude Chabrol. Dans cette vidéo, Jean Douchet semble secrètement nous donner les clefs pour appréhender sa propre mort. L’œuvre de Jean, malgré sa disparition physique, doit se poursuivre. « Maintenant que Claude n’est plus là pour jouer le bon vivant, on va s’apercevoir que l’œuvre est beaucoup plus profonde et importante qu’on ne le pensait. (…) Claude est un très grand cinéaste, c’est comme ça que je le considère et c’est comme ça que je lui dis adieu. », concluait Douchet. Voilà un dernier paradoxe : peut-être l’enveloppe physique de Jean entravait-elle la vie de sa pensée, tout comme pour lui poser des mots sur une feuille de papier entravait l’immédiateté du rapport au film. Aussi bon vivant qu’il était, Jean Douchet a toujours eu un dessein immatériel, évanescent. Si l’absence de cérémonie comptait autant pour lui, ce n’était pas pour peiner qui ce soit, mais sans doute plutôt pour renforcer cette présence-absence. Lui qui a si bien réussi à habiter les films une fois leur générique terminé souhaitait aussi nous habiter une fois la salle rallumée et l’écran redevenu blanc. La mort n’existe pas selon Jean Douchet. Nous ne sommes donc pas les orphelins de Jean, mais les passeurs de son aura.
Remerciements à Alexandre Moussa.