« Je suis né à Tulsa, Oklahoma en 1943. J’ai commencé à me shooter aux amphétamines à 16 ans. Je me suis shooté tous les jours, pendant trois ans, avec des copains, puis j’ai laissé tomber, mais j’ai repiqué ensuite pendant de nombreuses années. Une fois que l’aiguille est rentrée, elle ne ressort plus. » La voix de Larry Clark résonne dès les premières lignes de la présentation de son travail photographique le plus achevé à ce jour, la monographie Tulsa.
Produit de cette ville pétrolière du nord de l’Oklahoma, Larry Clark grandit dans l’univers photographique. D’abord assistant de sa mère (spécialiste de photos de bébés), il rejoint une école d’art dans le Wisconsin avant de revenir sur ses terres et de livrer son premier ouvrage devenu depuis culte, Tulsa. Entre 1963 et 1971, il y observe ses amis, dans leur plus simple appareil, livrant sur papier glacé la troublante intimité entre sexe et drogue qui règne alors au sein de ce petit groupe de jeunes adultes. Loin des fêtes new-yorkaises immortalisées plus tard par Nan Goldin ou des portraits érotisés de David Armstrong, Clark embarque son spectateur sur une terre vierge, celle d’une proximité absolue avec ses protagonistes et son sujet : la jeunesse désœuvrée d’un coin paumé. Car si la ville jouit d’une économie florissante (à la différence de Detroit ou même de New York à l’époque), elle n’en est pas moins le théâtre d’une crise qui ronge les États-Unis. Être jeune dans les années 1960, laisse peu de place à l’imagination. Avant le « Summer of Love » et la libération sexuelle (ainsi que la découverte à grande échelle des drogues hallucinogènes), la jeunesse américaine vit dans un carcan moral et bien-pensant.
Mais Larry Clark, lui-même toxicomane, a accès à une autre Amérique, moins clinquante que les Cadillac, moins visible que les adolescents version Happy Days. Ses amis, héroïnomanes, marginaux, vivant une sexualité débridée, attisent son désir d’immortaliser un instant suspendu, subversif et inconnu des masses. D’une crudité quasi documentaire, Tulsa s’ingénie à observer là où le regard des autres ne se pose pas. Une jeune fille faisant gicler sa seringue d’héro avec un rictus amusé, un couple s’envoyant en l’air alors qu’un troisième intervenant observe la scène, sexe en main, une fille enceinte se shootant, un jeune type, flingue à la main qui entreprend sa copine, autant de mises en scène qui heurtent aujourd’hui. On imagine aisément l’accueil des photos à l’époque de leur parution.
Si les thématiques de Clark se résument à « sex, drugs & rock’n’roll », elles illustrent surtout un moment charnière des années 1960, celui où les valeurs morales familiales basculent vers un individualisme hédoniste et marquent la prise de pouvoir de la représentation iconique des jeunes par les jeunes. Si Clark parvient à ce degré hallucinant d’intimité, comme si l’appareil et lui-même se fondaient dans le décor pour n’en laisser subsister que le spectacle normalement cantonné derrière une porte close, c’est surtout qu’il appartient à la communauté qu’il photographie. Il a l’âge de ses modèles (souvent présentés comme des ados, les protagonistes des photos semblent plus vingtenaires que teen), et ne les juge pas dans leurs occupations. Si son travail photographique compte de nombreuses autres séries que Tulsa, elle apparaît, à l’aune de ses shootings ultérieurs comme la plus pertinente et significative. Quand il suit une bande de skateurs de Los Angeles dans les années 1990, il n’appartient plus à leur monde. Il est devenu un observateur. Ce changement de statut édulcore ses prises de vue et stérilise l’osmose et le malaise ressentis face aux clichés de Tulsa.
Mais en 1993, le tournage d’un clip pour Chris Isaak lui ouvre de nouvelles perspectives. Il commence à s’intéresser à la mise en scène et démarre alors une nouvelle carrière : réalisateur. En 1995, il réalise Kids. Construit autour d’un groupe de garçons (mené par celui qui deviendra son acteur fétiche, Leo Fitzpatrick) et de filles (Chloë Sevigny et Rosario Dawson en tête), Kids expose une journée dans la vie d’ados paumés à New York. Alternant les discussions féminines et masculines sur le sexe et l’amour, Kids ressemble à ces films puzzle intelligents où les séquences se répondent en écho ou en dissonance, laissant apparaître l’incommunicabilité des sexes. Tissant en filigrane son intrigue autour d’un thème en pleine explosion dans les années 1990 (le sida), Kids se prend comme une claque, cinglante, douloureuse et salutaire. Suivront Another Day in Paradise (gonflé d’un casting intégrant James Woods et Melanie Griffith), Bully, Ken Park et Wassup Rockers. Son travail de réalisateur semble calqué sur celui de photographe. Dévastateur sur ses premières œuvres (Tulsa et Kids), il peine à récidiver le coup de génie. Tournant autour des mêmes thèmes, mais surtout sans se démarquer esthétiquement de ses travaux séminaux, Clark semble réaliser indéfiniment le même film et immortaliser les mêmes instants, à dix, vingt ou trente ans d’intervalle.
Ayant fortement inspiré des réalisateurs comme Martin Scorsese (qui cite volontiers le cinéaste pour son Taxi Driver) ou Gus Van Sant (qui produira Kids), Larry Clark restera comme le documentariste d’une jeunesse à la dérive. Rares sont les artistes qui auront saisi avec autant d’acuité le mal-être d’une génération (celle des 15/25 ans quelles que soient les époques de réalisation), ses conduites jusqu’au-boutistes et ses démons les plus violents. L’intégralité de son travail photographique est à découvrir au Musée d’art moderne de la ville de Paris jusqu’au 2 janvier 2011. Malheureusement interdite aux mineurs, alors qu’ils en sont les principaux acteurs et destinataires, cette exposition au parfum de scandale démontre, une fois encore s’il en était besoin, la déflagration déterminante de Tulsa sur la représentation ultérieure de la jeunesse.