Pour les projections de la sélection Venice Days (l’équivalent de la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes), le public est invité à donner son avis sur les films à l’aide d’un petit carton – vert ou rouge, selon si on a aimé. Lorsque nous avons quitté la séance de The Smell of Us, le nouveau film de Larry Clark, l’urne posée devant la sortie affichait une robe bien écarlate, et les visages des rictus d’agacement. Clark serait donc encore capable de faire scandale, près de vingt ans après la sortie de Kids ? À en croire l’accueil qui lui a été réservé, oui. Le film est certes cru, sale, décousu et sauvage, mais est porté par une énergie et une audace que l’on a bien peu vues jusqu’ici sur le Lido. Pour ce nouveau film, Clark a filé à Paris (tous les acteurs sont de jeunes français) et notamment au Palais de Tokyo, rendez-vous bien connu des skateurs de la capitale. Sa caméra (et celle d’un autre, adolescent qui ne cesse de filmer avec son téléphone portable) suit les pérégrinations essentiellement sexuelles d’une petite communauté dont plusieurs jeunes garçons deviennent par le biais d’Internet escort-boys. Cela ressemble à un pitch mais ce n’en est guère un : le film trace un sillon sinueux en guise de trame, bien que par moments (et c’est sûrement la limite de son film) Clark raccorde les divers segments à un semblant de tronçon scénarisé. Mais pour le reste, The Smell of Us tient plutôt de l’agencement de blocs de visions : d’une part les scènes de sexe, parfois splendides, souvent hypnotiques dans le rapport ogresque qu’elles imposent entre les corps, et de l’autre leur négatif, les captations des ébats par des caméras amatrices.
Ces images-ci évoquent autant la démocratisation du porno (chacun peut filmer et exhiber ses expériences), qu’elles ne composent quelque chose d’autre, une forme de vampirisation de l’acte et sa transformation en un résidu dévitalisé. Le film débute ainsi sur une séquence saisissante où un couple se dénude au milieu d’un groupe d’adolescents : la captation de leur étreinte est entrecoupée d’images saccadées, dépixellisées et désaturées. Le contraste entre l’élégance de cette chorégraphie sensuelle et l’abstraction que produit le surgissement des deux silhouettes, à peine distinguables sur un écran de téléphone, est saisissant. Clark recourt à cette dialectique entre deux régimes d’images à plusieurs reprises (lors d’une scène, une conversation Skype permet même leur cohabitation), surtout lorsque sa caméra se concentre sur les passes de Math (Lukas Ionesco). Larry Clark filme dans ces scènes d’abord le coït du point de vue du client, avant que des plans tournés en DV, cadrés seulement sur le visage impassible de Math, ouvrent la sexualité sur un horizon bien plus mortuaire. C’est là que se joue la beauté troublante de The Smell of Us : la vie est du côté de ces corps vieux et usés, aussi bien masculins et féminins, qui dévorent ces jeunes marginaux longilignes. Lorsqu’un des clients de Math lui suce puis avale les pieds, on pense alors à la voracité démente du Saturne de Goya. C’est aussi Saturne que l’on voit sous les traits de cette mère qui ne cesse de couvrir de baisers son fils, sans relâche, insistante, dans ce qui constitue peut-être la scène la plus dérangeante d’un véritable film-choc. The Smell of Us rappelle pourtant que la radicalité n’est pas seulement affaire de provocation ou de posture, mais peut être au contraire synonyme d’une liberté retrouvée. C’est l’une de ses nombreuses qualités.