Sorti dix ans après le triomphe public de La Nuit des morts-vivants, Zombie est resté dans les mémoires cinéphiles comme une allégorie critique de la société de consommation. Que raconte en surface ce deuxième volet de la saga des morts-vivants ? L’histoire d’une communauté de fortune, constituée de trois hommes et d’une femme, qui va organiser sa survie à l’intérieur d’un centre commercial infesté de revenants voraces. Ce canevas de série B permet surtout à Romero de réaliser une nouvelle parabole politique, où les zombies deviennent la métaphore des consommateurs qui peuplent les mall à la fin des années 1970. Quoique conforme aux intentions du réalisateur, cette interprétation symbolique ne permet pas d’apprécier tout à fait ce que le film apporte de neuf à la définition du mort-vivant romérien qui, depuis le film de 1968, se fait le miroir déformant des travers de la société américaine. C’est que la nouveauté de Zombie réside d’abord dans son approche inédite du gore, au travers duquel le revenant a trouvé sa forme définitive, celle d’un amas de chairs putrides qui l’assimile à une figure d’altérité. Comme le signale un scientifique au milieu du film, les zombies ne sauraient être considérés comme des humains, mais comme de simples machines guidées par leur instinct (« pure motorized instinct »). L’intérêt de Zombie réside dès lors dans sa capacité à organiser sa mise en scène autour d’une dichotomie entre les morts-vivants, uniquement mus par des pulsions primaires, et un groupe d’humain, pour qui chaque trajet est motivé par un besoin concret (accéder à un magasin, trouver à manger, fermer une porte).
La ligne et le désordre
Une séquence donne un exemple probant de cette dynamique : tout juste arrivés dans le centre commercial, le petit groupe de survivants décide de s’installer au dernier étage, à l’abri des morts-vivants. Pour organiser leur survie, Peter (Ken Foree) et Roger (Scott H. Reiniger) doivent aller chercher des denrées dans un magasin situé de l’autre côté du bâtiment, ce qui suppose de traverser la galerie marchande où rôdent des dizaines de zombies. Pour ce faire, les deux hommes fomentent un plan en deux temps : d’abord, désorienter les morts-vivants avec de la musique, puis, traverser le mall en réalisant une série de lignes droites pour accéder au magasin. Romero organise ainsi la subversion d’un désordre initial par la mise en place d’un nouvel ordre : l’efficacité de l’action que projettent Roger et Peter (aller d’un point A à un point B) suppose en effet la mise en place d’une trajectoire linéaire à l’intérieur d’un espace chaotique, régi par les mouvements erratiques des morts-vivants. Le décor souligne l’effectivité de ce renversement en établissant une série de lignes au sein desquelles les personnages se meuvent (ruban de lampes, rampe d’escalators) ou se cachent (grille verticale, vitre de magasin coupée en deux par une barre métallique). Dès lors, rompre la ligne implique de se mettre en danger. En témoigne le sort de Roger qui, au milieu du film, revient sur ses pas pour récupérer un sac. Tandis qu’il surplombe une horde de zombie, son corps dessine une ligne droite qui relie le camion de Peter à son sac, avant que ce dernier chute au sol. Pour le récupérer, Roger doit donc tomber à son tour, c’est-à-dire rompre la ligne pour accéder à un espace complètement désordonné et sur lequel il n’a aucune prise. La conséquence est immédiate : Roger se fait mordre au bras et à la jambe et contracte l’infection qui, à son tour, le transformera en zombie. C’est que les morts-vivants n’interagissent pas avec le monde en fonction d’une logique déterminée. Systématiquement filmés en plan large et avec une ample profondeur de champ, ils semblent au contraire suivre des trajectoires dénuées de sens, suscitant chez le spectateur un sentiment de profonde désorganisation. C’est d’ailleurs dans les espaces les plus dédaléens du centre commercial qu’ils se révèlent les plus dangereux. Au premier tiers du film, Stephen (David Emge) se trouve aux prises avec un zombie dans un immense chaufferie. Les multiples embranchements des tuyaux dessinent les contours d’un labyrinthe où le revenant serait soudain doué d’ubiquité, son ombre se dédoublant à la faveur de jeux de lumière expressionnistes. Le danger naît alors de ce que l’espace dépossède Stephen de sa capacité à se défendre : outre qu’il est difficile de localiser le zombie, il semble également impossible de le tuer, puisque les balles ne cessent de ricocher sur la tuyauterie.
Le refoulé
L’invincibilité du mort-vivant dans cette scène met en évidence ce qui constitue, aux yeux de Jean-François Rauger, la modernité de la figure du zombie : en résistant presque complètement à la mort (seule une balle dans la tête peut le neutraliser), le revenant romérien déjoue le principe de cause à effet sur lequel repose la représentation de la violence dans le cinéma d’action américain classique. Par exemple, dans les westerns de Hawks tels que Rio Bravo (dont Zombie reprend l’argument), un tir de pistolet n’est jamais montré en même temps que son impact, mais est relayé par une coupe qui joue un rôle à la fois métonymique (signifier la rupture que représente la mort) et de censure (atténuer la brutalité de la représentation graphique de l’impact). En somme, c’est moins le coup de feu qui est mortel que le raccord, en tant qu’il actualise, par le contrechamp, la violence qui se trouvait en puissance dans le premier plan. La mort s’accompagne ensuite de la chute du corps dans le hors-champ, si bien que les traces laissées par un acte violent n’ont pas vocation à rester visibles, mais sont vouées à s’évanouir dans les plis de la découpe. Or, la seule présence à l’écran du zombie implique la mise en échec de ces deux logiques d’écriture, étant donné qu’il apporte avec lui la représentation d’un ensemble d’images-limites (sévices filmés en gros plan, chairs putréfiées) et de comportements intolérables (anthropophagie).
Dans la scène de la chaufferie, lorsque le zombie apparaît derrière une grande chaudière et finit par attaquer Stephen, il surgit littéralement dans le cadre à la manière d’un refoulé qui réapparaîtrait anarchiquement à l’image. L’intérêt de ce face-à-face tient à ce qu’il est mis en scène à partir d’un champ-contrechamp à 180°, de sorte que c’est avant tout la caméra qui fait l’objet d’une attaque de la part du mort-vivant. Zombie raconte dès lors moins l’histoire d’une lutte que la tentative d’un groupe d’humain pour empêcher l’image d’être contaminé par son propre refoulé – on notera d’ailleurs qu’au début du film, Peter et Roger tuent un groupe de zombie dans un sous-sol en tirant à plusieurs reprises directement en direction de la caméra. Reste qu’à envisager le zombie sous le seul angle de l’extermination (« They must be killed on sight », dit l’un des personnages du film), les personnages ne se posent jamais la question de ce qu’il convient de faire de la dépouille des morts. Après avoir neutralisé l’ensemble des zombies présents dans le centre commercial, Peter et Stephen entassent les cadavres sur de grands chariots avant de les installer dans une chambre froide. Les films du Hollywood classique et les héros du cinéma d’horreur de la fin des années 1970 partagent donc une même logique selon laquelle la constitution d’une communauté suppose toujours d’effacer les stigmates de la violence sur laquelle elle s’est bâtie. Si la tentative semble un temps couronnée de succès (les personnages retrouvent le temps d’une séquence leur vie d’anciens consommateurs), elle aboutit en fin de compte au spectacle apocalyptique d’une nouvelle invasion de zombies qui conduit les personnages à la fuite. C’est là que réside le point de rencontre entre l’horizon politique et l’ambition esthétique : à la veille des années reaganiennes, Romero rappelle à son spectateur que le retour à la forme classique ne peut se faire sans prendre en charge toute la violence qu’elle a pu occulter.