Vu en France (Cinéma du Réel 2010, Rencontres Cinéma de Manosque 2011), mais non distribué, on peut toutefois goûter – pour n’en pas revenir – à ce film ample et singulier en DVD (chez Doc Net Films Éditions) et ce 11 mars 2011 au Forum des Images. Assez de bonnes raisons pour déambuler à travers Les Films rêvés, précieuse méditation sur la souffrance et le bonheur d’être en vie.
Correspondance(s) possible(s), histoire(s) rêvée(s)
Il faut avoir vu le monde pour en être fatigué. C’est le cas d’Éric Pauwels qui s’en retourne dans une cabane bleue au fond de son jardin pour rêver à un film qui contiendrait tous les films qu’il a rêvé de faire. Il s’agit du point de départ des Films rêvés, de son synopsis. Avec ce dernier, on a tout et rien dit de cette œuvre hors norme. Cette posture du reclus pourrait faire songer aux Histoire(s) du cinéma (1988 – 1998), où aurait pris place un personnage sans lunettes fumées, un ethno-anthropologue belge, un cinéaste qui ne soit pas suisse, un voyageur, un écrivain, un membre de la « tribu Rouch », cinéaste qui fut – on l’oublie souvent – l’un des maîtres de Jean-Luc Godard.
Pas tout à fait convaincu, on s’attache pourtant à cette hypothèse, n’entend-on d’ailleurs pas dans Film Socialisme qu’il n’y a que l’incomparable qui soit comparable ? La démarche renverrait donc à un collage démiurgique de la part d’un personnage qui s’arrête pour regarder ce qui l’habite intérieurement, opérant une auto-archéologie mentale qui consiste en un effeuillement de son imaginaire propre. « Toutes les histoires » répète Godard à de nombreuses reprises avec son inimitable voix d’outre-tombe dans ses Histoire(s).
On pourrait presque imaginer ici un écho avec cette œuvre libre et vivante, faite de 1000 couleurs, récits et textures : « Toutes les images, tous les films » y entend-on. Et Godard disant que les films qui n’ont pas été réalisés sont toujours les plus beaux. On pourra poursuivre le jeu de correspondance avec le sens de l’aphorisme qui habite Les Films rêvés. Y sont prononcés les mots suivants : « Si des images il y en a trop, des regards il en manque et des histoires il en reste. » Une voix chuintante mâchonnant un cigare n’aurait-elle pas prononcé ces mots un jour ? Sans doute. Ou l’a‑t-on rêvé. Ce dialogue imaginaire, peut-être farfelu, est rendu possible dans Les Films rêvés que l’on parcourt comme un songe et avec ses bagages, à partir de ceux d’un autre.
Singulier, Les Films rêvés est l’œuvre la plus littéraire (Pauwels a d’ailleurs signé un roman, Le Voyage de Gaspard) et la plus cinématographique qui soit, une authentique écriture du mouvement, aussi bien de la pensée que des récits et des images. Littérature et cinéma, deux données – parfois conflictuelles dans le 7e art – qui n’entrent jamais en contradiction dans le cas de ce film en train de se faire. Dans sa façon de procéder par digressions et « jets » de récits, de trajectoires individuelles et de destins singuliers, d’organiser un vagabondage spatio-temporel, on note une démarche qui n’est pas sans rappeler celle de l’écrivain allemand Winfried Georg Sebald, particulièrement avec Austerlitz (2001) ou Les Anneaux de Saturne (1995). Même goût de la déambulation savante, du collage érudit et joueur, à partir duquel quelque chose prend forme, un réseau, une chambre d’écho, une image inquiète et sensible du monde.
On peut prolonger ces correspondances littéraires en mentionnant la figure très dostoïevskienne de ce voisin qui rend souvent visite au cinéaste : Jean-Marie, un être au regard simple mais juste et précieux sur les choses, déployant une véritable sagesse. Ainsi va Les Films rêvés. D’Éric Pauwels, il s’avère aussi celui d’autres, tout autant que celui de chacun, nous y reviendrons.
« Je » est un monde, le monde à et en soi
Éric Pauwels compose un film extrêmement mental, on peut d’ailleurs formuler l’idée que cette intériorité en constitue presque exclusivement le seul lieu. Se dessinent des cartographies, avant tout d’un imaginaire portant ces rêves de films. Imaginaire au carré, ou l’imaginaire imaginé. Rares sont les œuvres face auxquelles se produit l’impression qu’un auteur s’ouvre à ce point le crâne, comme une sorte de trépanation cinématographique. Opération d’auto-archéologie mentale a‑t-on déjà mentionné, avec cette manière d’effeuiller des couches sédimentaires, de creuser pour accéder aux plus anciennement enfouies. Évidemment, cette cabane bleue au fond d’un jardin renvoie à un imaginaire enfantin, à sa propre genèse, aux récits que l’on porte depuis le plus jeune âge.
À partir de cette immobilité sédentaire volontaire, il s’agit d’établir sa propre cosmogonie — au sens de former son monde ou plutôt un imaginaire du monde -, créer un « ordre » à partir du chaos de ces couches complexes d’un imaginaire foisonnant. Cette cosmogonie prend notamment la forme d’un monde-récit où Homère règne sur de vastes régions, tandis que le Mahâbhârata ferait aussi office de trame contenant toutes les autres.
Le verbe, et les images. Pour ces dernières, Jean Rouch représente la figure tutélaire, le père et le frère de tous les films d’Éric Pauwels, réalisateur œuvrant lui aussi sous les auspices du potlatch, système d’échange basé sur le don et contre-don. Ici, une forme de troc où l’on apporte le monde à celui qui a choisi cette position recluse. Ainsi, après en avoir réalisé de nombreuses, Éric Pauwels a‑t-il commandé des images à des amis partant aux quatre coins du monde. Celles récurrentes de rails se perdant dans leur ligne de fuite sont de ces images « potlatchées », qui résonnent aussi comme une sorte de réactualisation du geste cinématographique primitif des frères Lumière dispersant leurs opérateurs à travers tous les continents. Faire venir le monde à soi, à ce « je », lui-même monde en soi. Prendre les images des autres pour les donner à d’autres. Incertitude quant au statut d’images mutualisées : les images des autres (des amis opérateurs, de Boris Lehman, etc.) sont les siennes, donc les nôtres.
On pourra se poser la question de la porosité entre les territoires cinématographiques, le fameux clivage entre documentaire et fiction. Éric Pauwels ignore sans doute superbement pour l’occasion cet encombrant clivage, on dira toutefois que si le documentaire s’énonce dans l’optique d’une écriture de la réalité, donc d’un imaginaire du réel, on tient là une sorte de définition de cette forme d’expression cinématographique. Dans cette instable et singulière cosmogonie qui s’ébauche, la ténuité des frontières fait office de loi coutumière. Fragilité notamment de ce qui sépare le bonheur de la souffrance, le paradis d’un enfer terrestre. Les Films rêvés est ainsi parcouru par cette étrange contradiction fondatrice : la souffrance et le bonheur d’être au monde et en vie. On pense notamment à cet homme enfermé pendant dix-huit ans dans une geôle au Maroc, seul dans un espace exigu, totalement privé de lumière. Une rencontre avec un pigeon l’a en partie sauvé, la résistance humaine puise ses forces dans l’imaginaire.
Accédant à la lumière avec un petit miroir glissé dans la bouche d’aération, sortant ainsi de la nuit, il a (re)vu des parties de son corps, toujours existant. Il en a pleuré. Après cette expérience extrême, se réveiller aujourd’hui, c’est la peur d’ouvrir les yeux dans le noir, sur une liberté qui ne serait que rêvée.
Sympathie
Devenu d’une connotation un peu mièvre, le terme « sympathie » est, dans ses sens étymologiques, sans conteste celui qui s’accorde le mieux pour un film avec lequel on développe une « affinité naturelle » et une « communauté de sentiments ». Le « je » énonciateur sert très clairement à creuser un sillon formidablement accueillant pour chacun. Et pourtant, on ne peut pas dire que le spectateur soit caressé dans le sens du poil, se faisant même traiter de chien via Jean Rouch expliquant à Boris Lehman que le cinéma consiste à lancer quelque chose que le spectateur va chercher et rapporte. Encore faut-il que l’os soit appétissant. Rouchien ayant réalisé de nombreux documentaires ethnographiques sur les danses de possessions, Pauwels construit un film de croyance en les pouvoirs d’hypnose et, justement, de possession du cinéma. Ce qui se produit dans cette façon d’ouvrir son imaginaire et le fait que ce « chien » de public puisse y trouver – largement – de quoi se sustenter tient pratiquement de la métempsycose. Les âmes du film et de son protagoniste se promènent, et refont leur nid chez le spectateur.
Cette sympathie réside dans le fait que Les Films rêvés est un havre accueillant, Éric Pauwels sait y faire de la place. Pour Jean-Marie, le voisin, pour Stany, l’ami écrivain-voyageur foudroyé par la perte de son épouse. De cette capacité à y faire entrer d’autres (mentionnons aussi les grenouilles ou le chien du cinéaste), on accède, par extension, au fait qu’il s’agit d’un film où chacun est invité à prendre place, dans le mesure où cet imaginaire n’est pas imposé, mais donné à voir, à penser, à imaginer. Prendre, donner, et ainsi de suite : Rouch et potlatch encore. Et Rouch toujours, car même dans la posture du reclus, Éric Pauwels situe son cinéma comme un art de la rencontre. De cette rencontre entre son imaginaire et celui d’un autre naît un troisième percutant lui-même un autre. Et ainsi de suite. Les Films rêvés prend la forme de cet espace autonome transformiste et exponentiel, ce territoire où chacun peut questionner et signaler sa présence au monde, tenter de formuler une hypothèse poétique d’un réel, devenant, du coup, potentiellement plus acceptable. Et l’invitation à prendre place dans le film devient cette invitation à prendre place dans le monde. Rapporte !