Ring et Dark Water constituent deux jalons essentiels de la J‑Horror, cet ensemble de films d’épouvante qui popularisèrent les fameux « fantômes japonais ». Vingt ans plus tard, force est de constater que le cinéma fantastique mondial ne s’en est pas totalement remis, leur influence esthétique continuant d’irriguer nombre de productions. Il ne faudrait toutefois pas réduire le cinéma de Hideo Nakata à son efficacité horrifique, certes indéniable, ou à sa dimension matricielle, mais insister plutôt sur ce qui fait la première singularité de ce diptyque, à savoir son goût pour l’hybridation. D’un film à l’autre, les frontières se diluent pour laisser place au trouble : le drame se mêle à la terreur, passé et avenir se confondent, tandis que les morts surgissent dans le monde des vivants, et inversement. Que la scène la plus célèbre de Ring consiste en une traversée n’a donc rien d’anodin, tant le mouvement de ce fantôme sortant d’un écran de télévision synthétise à lui seul un cinéma d’horreur nourri de franchissements interdits et d’irréversibles débordements.
Traverser
La ligne de séparation entre les vivants et les morts revêt des caractéristiques différentes selon les films, l’écran dans Ring laissant place à la surface de l’eau dans Dark Water. Ces deux variations sur un même motif (une frontière transparente) se superposent d’emblée dans le générique d’ouverture de Ring, où un bruit de signal vidéo analogique recouvre des vagues par un fondu. De sorte que le même piège se referme sur ceux qui osent plonger leur regard de l’autre côté : Reiko (le personnage principal de Ring) découvre les premières manifestations du mal sous la forme de quelques plans énigmatiques enregistrés sur une VHS. Face au mystère de ces images troubles, des questions surgissent : s’agit-il d’une fiction ? D’un canular ? Proviennent-elles seulement d’une caméra ? Cette incertitude quant à la nature de ce qui vient d’être vu marque le début d’un basculement. L’inéluctabilité d’une mort prochaine s’immisce jusqu’à l’obsession dans la vie de Reiko. La jeune femme en vient à délaisser son travail et même jusqu’à la garde de son fils, consacrant toute son énergie à repousser l’échéance fatale. Les idées macabres qui imprègnent peu à peu le quotidien par infiltration (au sens premier du terme) sont également présentes dans Dark Water. Suite à son emménagement avec sa fille dans un immeuble vétuste, Yoshimi croit distinguer des signes dans des flaques d’eau ou derrière un rideau de pluie, au point de penser que les lieux sont hantés par une enfant abandonnée. Au même titre que la tâche d’humidité qui s’étend inexorablement sur le plafond de sa chambre, la peur panique de sa propre disparition s’imprègne partout, jusque dans ses propres souvenirs.
Les enquêtes au cœur des deux films font pourtant espérer qu’un éclaircissement sur les origines de la malédiction parviendra à conjurer le sort. Reiko et Yoshimi s’efforcent l’une et l’autre de reconstituer méthodiquement la tragédie des êtres disparus qui prennent le contrôle de leur vie, au risque de se retrouver tiraillées entre une démarche d’investigation rationnelle et la panique qui les envahit peu à peu. Elles réussissent au bout du compte à retrouver les corps de leurs persécutrices et les enlacent, comme si le réconfort pouvait offrir un remède et permettre à leurs vies de reprendre leurs cours. La troublante douceur de ces moments ne masque cependant pas longtemps les intentions véritables de revenants, qui n’avaient pas pour objectif d’offrir une révélation, mais d’emporter avec eux les vivants ayant tourné leur regard vers l’abîme. C’est à la suite de cette prise de conscience que Reiko comprend que la malédiction ne peut être entravée qu’au moyen d’une copie de la VHS – ce qui revient à accepter de laisser la terrible Sadako faire de nouvelles victimes. Yoshimi, elle, ne peut fuir le spectre qui la poursuit, et accepte de rejoindre Mitsuko parmi les morts afin de la détourner de sa fille. Les films convergent de cette manière vers un même constat : une traversée entre la mort et la vie en appelle une autre, à sens inverse.
Sombrer
Par cette prise de conscience qu’un outre-monde existe, Ring et Dark Water révèlent les terreurs qui peuvent surgir de non-dits sociaux et historiques. Les spectres vengeurs dont les héroïnes, toutes deux mères célibataires, reconstituent l’histoire, ont été trahies par des hommes (pères absents ou meurtriers), avant de disparaître dans l’indifférence générale. Plonger son regard dans ces drames oubliés revient à contempler un reflet – les écrans et la surface de l’eau ayant ce point commun de pouvoir se transformer en miroirs. C’est parce que la réalité de Reiko et Yoshimi se voit contaminer par la malédiction des aînées que leurs univers s’effritent progressivement. Les puits et baignoires se remplissent pour ne plus être vidés, le passé déborde. La reproduction n’est pas seulement une affaire de malédiction surnaturelle, mais résulte surtout d’un problème social, au sein d’une société patriarcale et violente envers celles qui se détournent du modèle familial traditionnel. Dark Water se révèle plus noir encore, matérialisant le risque d’une reproduction du drame sur la fille de Yoshimi lorsqu’une immense vague la recouvre après la disparition de sa mère, tel le reflux d’un passé qui ne cesse de déferler de génération en génération.
Au détour de ces quelques réflexions, il apparaît évident que la qualité de ces deux films ne repose pas sur le seul talent d’un bon artisan de série B, ou à l’astucieux réemploi de mythes japonais. Nakata connaît certes ses gammes bien au-delà du cinéma nippon, et l’on peut relever de nombreux emprunts aux grands noms de l’horreur anglo-saxonne (entre autres références, l’ascenseur de l’immeuble hanté de Dark Water rappelle très clairement celui de l’hôtel du Shining de Kubrick). Mais l’essentiel est ailleurs, dans la manière dont la mise en scène drape de surnaturel la vie quotidienne, le plus souvent filmée dans des décors réels. Cette manière de d’octroyer aux objets une aura mortifère au détour d’un mouvement de caméra, de surcadrages inquiétants et de circulations entre les espaces a pour effet de rendre palpable la possibilité d’une disparition du monde. Car le néant s’étend, émergeant du fond d’un puit caché sous les fondations d’une bâtisse, progressant derrière les murs des appartements, suintant d’un combiné de téléphone. Placés face à l’évidence de leur propre mortalité, les personnages voient leurs univers rétrécir et se recroquevillent en attendant leur sentence. Et c’est précisément quand elle advient que Nakata touche à une certaine quintessence du cinéma d’horreur, qui repose moins sur des récits d’épouvante que sur la mise en scène d’un dévoilement redouté. Ce n’est donc pas un hasard, puisqu’il faut y revenir, si l’apparition de Sadako dans Ring constitue l’une des séquences les plus mémorables de toute l’histoire du cinéma fantastique. Rien ne prédit ouvertement son arrivée, en dehors d’un flottement dans une scène qui présente toutes les apparences d’une conclusion. L’ex-compagnon de Reiko, qui fut à ses côtés le long de l’enquête, rentre chez lui et retourne à son travail quand, soudain, la télévision s’allume de nouveau. Le fantôme traverse alors la surface de l’écran, s’avance lentement vers lui, rampe dans l’appartement et se relève. Immobilisé par la terreur et l’incompréhension, l’homme est terrassé par une vision, celle d’un œil immonde et impitoyable qui le toise. Ce face-à-face frappe par l’épure de sa forme, tout comme le passage de vie à trépas qui lui succède, figuré par un simple arrêt sur une image transformée en négatif. Ne restent alors que la peur surgissant au moment du dernier souffle et la lumière transformée en obscurité. Le génie de cette scène tient à ce que Nakata ne filme ici au fond rien d’autre que le grand sujet du cinéma horrifique, soit la mise en scène, frontale, de la mort même.