Kairo est sûrement l’œuvre la plus aboutie de Kiyoshi Kurosawa en raison de son incroyable richesse analytique et de sa force métaphorique. Chaque figure, chaque plan, chaque personnage du film fait sens, Kurosawa faisant preuve d’un regard pertinent sur l’évolution de sa société. Cette œuvre sur l’incommunicabilité nous parle surtout de la désintégration de l’individu nippon – plus particulièrement les jeunes – dans un Japon déshumanisé par plus de trente ans de croissance économique : dans la plus grande société de consommation du monde, l’Homme n’est plus. La force de l’œuvre provient surtout de son apport intéressant à l’évolution thématique du cinéma nippon et de sa forme qui est en parfaite cohésion avec le discours de son auteur. Kurosawa signifie la déshumanisation de son pays – mais aussi de notre monde – par l’intrusion d’un virus informatique qui contamine notre réalité. Les fantômes, qui ont trouvé refuge sur l’Internet, jouent un rôle de révélateur : notre existence est tragiquement spectrale. Un thème essentiel de l’œuvre du cinéaste.
Une analogie entre les vivants et les fantômes
Afin de signifier la disparition de l’humain, Kiyoshi Kurosawa réalise une analogie entre les vivants et les fantômes : les spectres sont une métaphore de la jeunesse nippone des années 1990 et 2000 qui semblent vivre dans l’errance. Au sens occidental et asiatique, les fantômes sont des êtres qui ont cessé de vivre et qui errent dans le monde terrestre, ceux-ci n’ayant pas pu trouver la « paix ». Il en est de même pour les jeunes protagonistes de Kairo qui représentent une génération sans buts auxquels se rattacher. Il faut noter que cette idée de confusion semble traditionnelle dans le cinéma japonais qui s’est particulièrement inspiré des pièces du théâtre nô : les personnages prennent dans un premier temps un aspect humain avant de dévoiler leur statut spectral – Les Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi par exemple. Kiyoshi Kurosawa réalise alors une modernisation des mythes, notamment dans l’aspect des fantômes.
Pour symboliser l’état spectral de ses personnages, le réalisateur les fait se déplacer dans des espaces vidés qui rappellent l’œuvre de Michelangelo Antonioni. Le maître italien de la modernité, qui a eu une influence considérable sur l’œuvre de notre cinéaste, a signifié l’aseptisation des grandes villes et l’absence de communication liée à la société de consommation en faisant de ses personnages des figures errantes au milieu de lieux déserts. Kiyoshi Kurosawa utilise une même thématique : les lieux publics filmés dans Kairo telle que l’université sont pratiquement vides ; les protagonistes traversent un Tokyo désertifié ; Kawashima – le personnage principal de l’œuvre – se rend plusieurs fois dans une salle de jeux où il semble être la seule présence humaine. Les fantômes, comme les « vivants », semblent alors situés dans un entre-deux mondes. La solitude des humains est signifiée par une figuration de l’enfermement, analogue au statut d’un spectre coupé de tout contact avec les Hommes : les personnages de Kairo sont souvent représentés dans des lieux situés en dehors du monde, les cadres que Kurosawa dessine dans le cadre symbolisant avec force ce sentiment – par exemple les rubans rouges qui servent à sceller les sources spectrales. L’auteur met aussi l’accent sur les ombres et les apparitions – dans la profondeur du plan –, qui sèment le doute dans l’esprit du spectateur. Il utilise également de nombreux voiles derrière lesquels évoluent les protagonistes – par exemple le rideau plastifié dans l’appartement de l’informaticien suicidé ou encore les vitres au travers desquelles sont filmés les personnages. Enfin, les apparitions sont soulignées par un son spectrale qui ressemble à celui d’une voix sur une cassette audio qui serait passée à l’envers. On peut analyser ce son comme un effet de miroir : il existe deux réalités qui se confondent, celle des vivants et celle des morts. Cette dernière est le reflet du monde des humains d’où un effet d’inversion, à la manière d’un miroir, lors de la rencontre de ces deux réalités. C’est aussi les visages des fantômes qui sont représentés face à la caméra, comme reflets des vivants qui les regardent. On peut donc aller au-delà de la métaphore et parler de métonymie.
Une gestuelle fantomatique
Le jeu nonchalant des acteurs et leurs déplacements dans l’espace renforcent cette idée d’analogie. Notre cinéaste leur donne un caractère emprunté. C’est par exemple, le jeune Kawashima qui symbolise une jeunesse nippone sans buts qui est le pendant de la « bof » génération française. Il faut surtout remarquer l’importance de la gestuelle de Harué, le personnage le plus désespéré du film : Kurosawa utilise un personnage féminin pour représenter un spectre, comme souvent dans la tradition du bake-mono – film de fantômes japonais. Son corps et sa gestuelle sont fragiles et vides d’humanité. Son allure, avec ses bras tombants le long du corps et sa tête basse masquée par ses cheveux, rappelle les fantômes du genre. Kurosawa utilise alors des figures traditionnelles du bake-mono pour symboliser sa thématique de la déshumanisation. Celle-ci est également signifiée par l’aspect baconnien du film.
Une œuvre baconienne
Dans Kairo, la disparition de l’humain est soulignée par des références à Francis Bacon dans la représentation des spectres. Ces derniers ont le visage flou et une démarche saccadée qui font écho aux peintures torturées du peintre irlandais. Cet artiste peignait des métamorphoses qui préludaient à l’apparition de quelque chose de monstrueux ; ses personnages étaient traversés par des courants destructeurs qui semblaient les promettre à la dissolution comme dans son célèbre tableau Étude d’après le portrait du pape Innocent X par Vélasquez (1953). Dans le film, cette dissolution est celle du Japon qui se vide de toute humanité. Les séquelles de la guerre imprégnaient les toiles de Bacon ; on trouve la même idée chez Kiyoshi Kurosawa, son œuvre se référant constamment à l’évolution de l’archipel depuis 1945 : la défaite du Japon a entraîné l’appauvrissement du pays, puis sa reconstruction économique au détriment de l’humain. Pour l’auteur, les Nippons se sont alors métamorphosés en quelque chose qui relève du monstrueux et du fantomatique.
Les personnages de Kairo sont des écorchés qui hurlent une angoisse existentielle. L’aspect « corporel » des fantômes rappelle des toiles telles que Deux figures (1953) et Étude de corps humain (1949). Comme les spectres du film, Étude de corps humain illustre la fatigue et l’impuissance de l’Homme face au monde ; il est privé de sa propre connaissance et des choses qui l’entourent. Pour les visages, il faut surtout se référer à Trois études de tête humaine (1953) : si l’on prend le triptyque dans son ensemble, l’aspect « normal » du visage se désagrège ; il reste seulement des fragments d’une personnalité, tels les spectres de Kairo. Il y a la même idée de gestes brusques et de saccades qui retranscrivent les tourments du sujet. Kiyoshi Kurosawa travaille également sur la confusion entre vivants et morts en utilisant le flou : les contours des personnages présentés en fond de plan sont souvent incertains. Gilles Deleuze utilise le terme « malerisch » pour désigner certaines périodes de l’œuvre de Francis Bacon. Ce terme désigne « le pictural par opposition au linéaire, ou plus précisément la masse par opposition au contour ». Cela donnait un caractère flou aux figures que peignait Bacon. Deleuze explique, concernant le traitement malerisch : « partout le règne du flou et de l’indéterminé, l’action d’un fond qui attire la forme, une épaisseur où se jouent les ombres, une sombre texture nuancée, des effets de rapprochements et d’éloignements. » Ce contour incertain se retrouve, par exemple dans L’Homme au chien (1953). Nous retrouvons cela dans la représentation des fantômes du film mais également dans celle des humains. Le dernier spectre représenté par Kurosawa – dans l’entrepôt – répond totalement à cette esthétique baconienne : il est une masse incertaine qui peu à peu montre un visage humain.
Dans la dernière période de Francis Bacon, distinguée par Deleuze, la figure a disparu. Elle ne laisse qu’une trace de son ancienne présence – Eau coulant d’un robinet (1982) par exemple. Selon Deleuze, elle s’est dissipée en réalisant la prophétie « tu ne seras plus que sable, herbe, poussière ou goutte d’eau… » Il y a naissance d’une abstraction qui n’a plus besoin de la figure. Kurosawa détermine que le Japon contemporain « est comme absent de lui-même, il refuse toute intrusion étrangère et, parfois, il donne l’impression de pouvoir continuer à fonctionner même en l’absence des gens qui le peuplent. » Dans Kairo, les taches laissées par les vivants se désintègrent dans l’espace. Nous sommes alors en présence de cette disparition de la figure donnant naissance à l’abstraction dont parle Deleuze : la surface n’a plus besoin de la figure humaine qui se dissipe dans l’atmosphère.
Les taches laissées par la disparition des corps du film expriment totalement cette phrase du peintre irlandais : « J’aimerais que mes tableaux aient l’air de montrer qu’un être humain est passé entre eux, comme un escargot, laissant une trace de présence humaine et une trace amnésique d’événements passés, comme l’escargot laisse sa bave. » Les personnages de Kairo laissent derrière eux cette trace de leur vie. On peut citer comme exemple Du sang sur le plancher (1986), peinture où la tache de sang fait surgir l’idée d’une présence humaine. Dans le film, les traces qui relèvent du fantastique sont une émanation du réel : elles signifient l’existence passée d’individus qui se sont désintégrés en raison de leur perte d’humanité. On peut également rapprocher cette thématique de la disparition de l’être des films de Hiroshi Teshigahara, qui a traité de la crise de l’identité dans la
société contemporaine nippone.
Hiroshi Teshigahara et la disparition de l’être
Dans un triptyque fantastique comprenant La Femme des sables (1963), Le Visage d’un autre (1966), et La Carte brûlée / Le Plan déchiqueté (1968), Teshigahara, adaptant des romans de Kôbô Abe, aborde le thème du johatsu (évaporation ou disparition physique). Ce thème, qui n’est pas du tout présent dans la tradition japonaise, s’est fortement développé dans les romans et le cinéma nippon avec l’avènement de la société de consommation. Imamura réalisa d’ailleurs un film de fiction/documentaire, L’Évaporation d’un homme (1967), dans lequel il traite de ce sujet en se référant directement à des fiches de police qui consignent ces disparitions. Ce phénomène est lié à la crise d’identité de l’individu confronté à une société qu’il ne comprend plus. L’Homme se trouve enfermé dans un univers urbain où naît une inflation de la notion d’identité sociale. Cela se ressent davantage dans des mégalopoles telle que Tokyo, dans lesquelles l’individu se fond dans une urbanité tentaculaire. Dans Kairo, les jeunes personnages ressentent cette crise, d’autant plus que le Japon a atteint un état de développement qui n’était qu’à ses prémices lorsque Teshigahara réalisa ses films. Dans La Femme des sables, un entomologiste se trouve prisonnier d’une femme à l’intérieur d’un trou, sorte d’entonnoir sablonneux, perdu dans le désert. Il refuse peu à peu de retrouver sa place dans la société. Le désert peut être considéré comme une métaphore du Japon et de Tokyo, qui malgré la prolifération d’individus, est un désert de l’âme, au même titre que l’océan de solitude sur lequel vogue le bateau de Kairo. L’entomologiste de La Femme des sables s’enferme dans un trou ensablé afin de se retirer de cette société qui lui échappe. Les personnages de Kurosawa se désintègrent dans une société qui semblent pouvoir fonctionner sans eux et qui relève de plus en plus de la simulation.
Un monde de simulation
Selon Baudrillard, la représentation « part du principe d’équivalence du signe et du réel (…) La simulation part à l’inverse de l’utopie du principe d’équivalence, part de la négation radicale du signe comme valeur, part du signe comme réversion et mise à mort de toute référence ». Le simulacre, qui était d’abord reconnu comme une représentation du réel, s’est vu systématisé par l’avènement industriel, contribuant à brouiller les repères entre l’image et ce qu’elle représente, jusqu’à ce que le simulacre ne finisse par précéder et déterminer le réel. Nous sommes entrés alors dans un monde de simulation. La simulation est « la génération par les modèles d’un réel sans origine ni réalité : hyperréel ». Cette définition correspond à l’univers de Kairo : Tokyo et les personnages relèvent par leur caractère artificiel d’une hyperréalité. Dans le film, les simulacres sont les vivants, qui se transforment en taches qui se désintègrent par la force du vent ; le simulacre, mis à jour, disparaît sous le poids de la « réalité », qui intervient soudainement dans un univers artificiel. Tout dans ce film apparaît avec un caractère hautement virtuel, que se soit les « héros » mais également les teintes utilisées, Kiyoshi Kurosawa souhaitant signifier le caractère artificiel de sa société. Les personnages de Kairo vivent dans un monde technico-capitaliste qui semble n’avoir aucune consistance.
Baudrillard cite l’Ecclésiaste en épitaphe de son ouvrage Simulacres et simulation : « Le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité. C’est la vérité qui cache qu’il n’y en a pas. Le simulacre est vrai. » Baudrillard par de l’hypothèse que la vérité n’existe plus, pas plus que l’illusion qui provient de cette réalité : le tout fusionne dans la simulation. Selon lui, « Il ne s’agit plus d’une représentation fausse de la réalité (l’idéologie), il s’agit de cacher que le réel n’est plus le réel, et donc de sauver le principe de réalité. » Dans Kairo, Internet et les fantômes sont là pour cacher que c’est le Japon et ses habitants qui sont fantomatiques.
Dans la séquence où Michi et Kawashima s’enfuient d’un Tokyo en proie au chaos, Kiyoshi Kurosawa symbolise Hiroshima et Nagasaki. Un avion qui semble tout droit sorti de la seconde guerre mondiale, s’écrase sur un immeuble. On trouve ici l’idée de faille entre le monde des morts et celui des vivants par l’irruption soudaine de cet avion qui prend un aspect spectral grâce à l’utilisation des images de synthèses. Michi se rend dans l’immeuble où l’avion s’est écrasé ; elle découvre des corps atomisés et décharnés qui sont semblables à ceux trouvés lors des attaques nucléaires américaines de 1945. On peut d’ailleurs souligner que les taches laissées sur les murs par les protagonistes du film, suite à leur transformation en fantômes, relève de cette même idée. Le fantastique n’a alors plus rien d’irréel : il renvoie à des événements qui font partie de l’inconscient collectif japonais – en empruntant les concepts jungiens. Les attaques nucléaires de 1945 ont entraîné la naissance du Japon contemporain, ce qui a débouché sur la situation actuelle de l’Archipel. Suite à la défaite, les Nippons se sont lancés dans une reconstruction économique effrénée, qui a entraîné l’avènement d’une société de consommation des plus aliénantes pour l’individu. Si cette séquence signifie que notre auteur figure une contamination du virtuel – la société japonaise des années 1990 – par le réel – l’histoire même du Japon –, ce réel existe-il encore ? L’avion de la seconde guerre mondiale et les cadavres qui font références à Hiroshima et Nagasaki sont constitués par des images de synthèses, ce qui leur donne un aspect tout aussi virtuel que le Tokyo actuel. Ce passé douloureux qui s’introduit dans le présent peut alors également relever du simulacre. Nous sommes ainsi en présence d’une jeunesse sans réalité, sans passé, sans référence. L’univers décrit relève entièrement de la simulation. La déshumanisation est totale : Kiyoshi Kurosawa montre un Japon qu’il métaphorise comme un système informatique entièrement composé de simulacres. Voilà toute la complexité d’une œuvre qui offre plusieurs degrés de lecture. On peut aussi déterminer que la désintégration de l’individu est signifiée par une absence de contacts physiques.
Des corps sans contacts charnels
De manière générale, la disparition de l’individu dans le cinéma de Kiyoshi Kurosawa résulte de l’absence de rapports corporels et plus particulièrement de l’absence de rapports sexuels. Sur ce point, on peut se demander si cela provient d’une réticence affichée par les producteurs et par l’auteur à l’encontre de la représentation du sexe ou s’il s’agit d’une volonté délibérée de figurer une désintégration de l’individu par son absence de rapport charnel avec l’autre. Il peut s’agir de ces deux hypothèses car Kurosawa n’a jamais été à l’aise avec les scènes de sexe, notamment dans les « romans porno » – série de films érotiques inaugurée dans les années 1970 par la société Nikkatsu – qu’il a tournés. D’autre part, dans le cinéma japonais les auteurs semblent bien prudes. Si Snake of June (2003) de Shinya Tsukamoto fait un effort dans le sens de la représentation du sexe à l’écran, on est loin de L’Empire des sens de Nagisa Ôshima, seule véritable tentative de réflexion sur la représentation du sexe dans le cinéma non-pornographique nippon. Dans la deuxième hypothèse exposée, qui semble la plus vraisemblable, nous pouvons affirmer que Kurosawa veut supprimer les rapports charnels dans ses films afin de signifier la solitude et la désintégration de personnages qui ne se touchent pas : ils sont des êtres totalement asexués et dénués de tout érotisme. Kurosawa nous parle alors de la disparition du vivant mais aussi de la fin de la contestation sociale.
Les cinéastes japonais des années 1960, tels que Masumura et la Nouvelle Vague nippone, ont entraîné la renaissance du corps dans le cinéma japonais. Le corps avait été brimé par l’arrivée des Occidentaux et les valeurs du christianisme. À l’origine, les Japonais ne présentent pas de sentiment de culpabilité quant au sexe et à ses représentations car ils ne sont pas touchés par l’idée de faute qui est l’un des fondements des religions judéo-chrétiennes. Dès Meiji, les dirigeants japonais se montrèrent plus sévères en ce qui concerne cette liberté pour paraître « civilisés » aux yeux des Occidentaux. Cela entraîna un contrôle plus important de la diffusion d’images « obscènes » ainsi que de nombreux autres interdits qui ne firent que renforcer la frustration sexuelle des Japonais. Le cinéma fut touché, la représentation réaliste d’organes sexuels étant interdite. Avec Masumura et consorts, le corps était à nouveau passionalisé et sexualisé, ce qui marqua une volonté de transgression de l’ordre établit. D’autre part, le sexe déviant et nihiliste, que l’on retrouva dans les pinku eiga – films érotiques soft tournés dans les années 1960 – et les romans porno devint une revendication libertaire. En effet, le sexe pratiqué de manière violente et obsessionnelle devient asocial : il apparaît comme une critique de la civilisation qui repose le plus souvent sur des tabous sexuels. Il se développe alors un lien entre sexe et révolution que l’on peut voir dans les films « pink » de Kôji Wakamatsu : ses films, qui s’adressent directement au sous-prolétariat, contiennent une grande violence qui est en rapport avec les discriminations que les marginaux de la société japonaise connaissent. Ce cinéaste montre notamment des corps de femmes battues par les détenteurs du pouvoir, des hommes machistes, dans une logique d’asservissement comparable à celle des systèmes industriels. La thématique de Wakamatsu se retrouve également dans les films de Shohei Imamura. L’œuvre de ce cinéaste vise, selon ses propos, à marier « la partie inférieure du corps humain et la partie inférieure de la structure sociale sur laquelle s’appuie obstinément la réalité quotidienne japonaise ». Il a donc lié cette base à la partie inférieure du corps humain, afin de réaliser une métaphore entre le sexe et les révoltes sociales. Dans l’œuvre de Kiyoshi Kurosawa, le corps, qui reprenait vie dans les années 1960 et 1970, disparaît. Il se dissipe dans un univers concentrationnaire qui l’élimine au profit du virtuel. La disparition d’un corps sexualisé peut alors être analysée comme s’inscrivant dans un univers où la révolte a été annihilée, à l’image même du Japon contemporain, qui baigne dans une forte aseptisation de la pensée.
Les non-communiquants de Kairo, qui représentent une jeunesse sacrifiée, se désintègrent car ils n’arrivent plus à déterminer leur place dans un monde d’apparat. Kiyoshi Kurosawa pense alors la destruction de l’individu japonais et de sa société afin d’entraîner un recommencement plus bénéfique que celui amorcé en 1945. Cela entraîne une phase de transition qu’il signifia notamment dans Charisma. Notre auteur fut moins nihiliste dans une œuvre lumineuse que l’on peut considérer comme la suite de Kairo : Jellyfish. L’espoir semblait alors possible. Mais Kurosawa, sûrement touché par l’absence de réaction de son pays, revint très vite à la noirceur qui l’habite en réalisant l’un de ses films les plus désespérés : Retribution.