En 1973, la compagnie anglaise de production Hammer Films, autorité de l’horreur et de l’épouvante, règne encore sans partage sur le genre, mais la firme n’en finit plus de se répéter. Cette année-là, pour son premier film, le réalisateur Robin Hardy s’associe au scénariste Anthony Shaffer, et subvertit tout ce qui faisait la Hammer dans un film étrange, devenu aujourd’hui objet de culte.
En 1972, le scénariste Anthony Shaffer signe les scénarii de Frenzy de Hitchcock, du Limier de Mankiewicz, et de The Wicker Man de Robin Hardy. À chaque fois, il s’agira pour son personnage principal de se débattre avec une situation qu’il ne comprend pas, d’être la cible d’une manipulation dont, au moins dans The Wicker Man, il ignore tout. Le film raconte les pérégrinations du sergent de police Howie, venu sur l’île écossaise de Summerisle pour retrouver la jeune Rowan Morrisson, dont on lui a anonymement annoncé la mystérieuse disparition. Outré par les mœurs libres de la population, qui révère ouvertement les anciens dieux celtiques, Howie se rend bientôt compte que la jeune fille n’aurait peut-être pas disparu, mais qu’elle serait destinée à être offerte en sacrifice aux anciens dieux afin de s’assurer une meilleure récolte. Mais la victime n’est peut-être pas celle qu’on croit…
Film de genre en trompe-l’œil
Malgré son synopsis digne des productions d’horreur (parfois très simplistes) de la Hammer de cette époque, The Wicker Man se distingue rapidement par son traitement du sujet. Ainsi, le film passe allègrement du registre du policier, à l’étude comparée des religions (Hardy est par ailleurs un réalisateur émérite de documentaires, notamment sur le sujet), au fantastique, à l’érotisme… jusqu’à la comédie musicale – ce qui n’a pas manqué de perturber les producteurs de l’époque. Non content de ne pas se soumettre à la doxa des films de genre – qui eût réclamé de la part du film bien moins de liberté – The Wicker Man donne la tête d’affiche, conjointement, à l’acteur de télévision, alors très populaire, Edward Woodward et à Christopher Lee, icône suprême de l’épouvante. Ce dernier, dans le rôle débonnaire et sensuel de Lord Summerisle, est pourtant bien loin des rôles outrés, toutes canines dehors, qui ont fait sa réputation. Lee lui-même assure avec ferveur qu’il n’a rien touché pour le tournage de ce film, tant le personnage de Lord Summerisle lui paraissait être l’un des meilleurs, sinon le meilleur rôle de sa carrière (« parfois, vous faites les choses par amour », confiait l’acteur dans le documentaire The Wicker Man Enigma).
Dans sa forme même, The Wicker Man ne laisse pas de déconcerter. Il obéit à la lettre à la progression typique du récit d’épouvante « période Hammer » : dans une situation insulaire (ici, le culte des anciens dieux sur une île écossaise) arrive un élément perturbateur mais vecteur habituel de la perception de l’auditoire (le sergent Howie). Peu à peu, celui-ci découvre toute l’étendue de l’anormalité de la situation, de la façon dont cette situation transgresse les codes moraux et intellectuels, et réagit, ce qui amène la confrontation qui constitue généralement le climax du film. Et finalement, la morale est sauve, car l’horreur victorienne de l’époque Hammer est fondamentalement empreinte de moralité. Dans The Wicker Man, pourtant, la transgression est autre : le film s’écarte dès le départ de la forme, pourtant extrêmement codifiée à cette époque, de ce type de récit. L’élément perturbateur de la situation, normalement vecteur de morale, est ici vu comme pleinement entropique, alors que la situation est dépeinte comme sereine et, sinon normale, au moins positive. Car Howie, le policier paré des oripeaux de l’autorité séculaire de la police tout autant que vecteur intransigeant de la foi catholique, ne peut que s’attirer l’animosité de l’auditoire, par la rigidité de son comportement. Les habitants de Summerisle, par l’affirmation sereine de leur foi et par le respect condescendant mais réel qu’ils entretiennent quant aux illusions de foi de Howie, se posent en personnages pleinement positifs, et donc moralement justifiés. Quant à l’aspect purement visuel du film, il partage avec les productions Hammer le goût des couleurs vives (on se souvient notamment de la superbe – et très théâtrale – séquence de la procession où parmi des villageois aux masques animaux, Howie se travestit en Polichinelle, tandis que Christopher Lee danse, grimé en femme), mais appliquées cette fois à un récit positif, diurne, solaire, alors que la nuit présidait traditionnellement aux récits d’épouvante. Mais la plus grande liberté prise par le film reste incontestablement son final, amoral au possible, lorsque les habitants de Summerisle dansent et chantent paisiblement, dans des costumes bariolés et le sourire aux lèvres, alors que dans le fameux Wicker Man (un géant d’osier brûlé en l’honneur des dieux des récoltes), périt misérablement le sergent Howie, sacrifice ultime manipulé par ses hôtes insulaires. Le dernier plan du film, magnifiquement lyrique, montre la tête du géant d’osier, courbée par les flammes, et qui finit de s’effondrer, laissant place au symbole positif ultime : le soleil.
Un film-légende
Par essence, et de par les thèmes qu’il brasse, le genre fantastique est le plus prompt à générer des films « légendaires », au sens où les anecdotes entourant le tournage participent pleinement à l’atmosphère et à la notoriété du film (on se souvient notamment des anecdotes « surnaturelles » ayant entouré les tournages de L’Exorciste de William Friedkin, Poltergeist de Steven Spielberg ou La Malédiction de Richard Donner). Pour appréciable qu’il soit en lui-même, il y a fort à parier que The Wicker Man n’aurait pas aujourd’hui la réputation qui est la sienne – à savoir, celle d’un classique sulfureux et indispensable de la série B – si les embûches ne s’étaient pas accumulées sur son chemin. Le caractère inclassable, et fondamentalement contestataire, du film a inspiré à ses distributeurs un effroi qui les a conduit à faire remonter le film, alors que des tractations financières concernaient de façon importante son producteur (il convient d’ailleurs de noter que Roger Corman, le pape de la série B, avait un instant essayé de distribuer le film tel quel, car il avait senti son potentiel). Désirant faire parvenir au plus vite un film financièrement viable, et donc aucunement dérangeant, ses nouveaux propriétaires ont demandé un nouveau montage, plus court et moins bavard, ce qui n’a pas manqué de scandaliser Christopher Lee, pour qui ces amputations ne sont rien moins que « criminelles ». On dispose aujourd’hui de deux versions du film, celle exploitée en première sortie, dont la chronologie est faussée, et qui comprend la fameuse scène de danse nue de la James Bond Girl Britt Ekland dans une version rallongée, mais qui possède un charme ambigu ; et la version director’s cut, plus calme, où la chronologie est respectée, mais qui demeure peut-être trop explicite. Il existerait une troisième version, dite « des pommes », qui comprendrait une scène que Christopher Lee jugeait remarquable entre Woodward et lui. Mais cette version a probablement disparu, suite à un concours de circonstances ahurissant, qui a conduit à la destruction des archives des producteurs, y compris la copie originale du film.
Le film a d’autre part été largement retardé par les tractations faites autour de sa distribution, ce qui fait que son exploitation a bénéficié d’un effet d’attente, qui en a fait « le film qu’ils ne voulaient pas que vous voyiez ». Il n’en fallait pas plus pour créer un mythe autour du film, et lui construire un culte, comme cela a pu être le cas autour de Zombie et de Massacre à la tronçonneuse, longtemps interdits en France. Aujourd’hui encore, se tient chaque année au Premier Mai (Beltaine, pour les fidèles des religions celtiques) le Wickerman Festival, dans la région de Dumbfries et Galloway en Écosse, lieu de tournage du film. On peut y voir, à la fin de chaque festival, brûler un Wicker Man, qui est cependant bien moins sinistre que celui du film. De même, les restes du Wicker Man original, laissés sur les falaises écossaises de Burrowhead, ont longtemps été un lieu de pèlerinage pour les néo-païens, jusqu’en 2006, où ils ont été vandalisés puis volés. Le film lui-même annonce en préambule s’être inspiré des réelles cérémonies menées par les vrais habitants de Summerisle – bien que le film n’ait pas été tourné là-bas. Anthony Shaffer s’est quant à lui largement inspiré du roman Rituel de David Pinner, et d’une illustration médiévale représentant ce qui allait devenir le Wicker Man. Cela étant, il n’est pas historiquement avéré que cette tradition ait effectivement été réelle, qu’elle ait bien précédé l’écriture du livre et du scénario (même si une référence – contestée – peut être trouvée dans les écrits de Jules César). Ainsi, à l’instar de l’écrivain H.P. Lovecraft avec son Necronomicon, The Wicker Man a inscrit un symbole (peut-être) fictif dans le subconscient mythologique populaire ; symbole repris, depuis, par les nouveaux fidèles des religions néo-païennes.
Film-thèse artistiquement et intellectuellement stimulant sur une utopie polythéiste, The Wicker Man appartient aujourd’hui d’autant plus à la légende qu’il dépeint avec bienveillance une communauté libre qui n’est pas sans rappeler le mouvement hippie. Même si le film affecte un point de vue voulu comme objectif, l’une de ses grandes forces est d’opérer subtilement un renversement de valeur morale, en brouillant les cartes quant à l’interprétation du bien et du mal – notions fondamentalement attachées à la morale catholique, à laquelle The Wicker Man finit par ostensiblement tourner le dos. De par ces prises de position, autant que par le caractère iconoclaste de son traitement des normes visuelles et scénaristiques du cinéma de genre, le film s’affirme idéologiquement. Dans The Wicker Man Enigma, Christopher Lee affirme sa foi dans la survie du négatif original du film : « Je suis persuadé qu’il existe encore. Quelques personnes, quelque part, savent où. » Car tout est affaire de foi dans The Wicker Man. La foi du scénariste, du producteur original (le frère d’Anthony Shaffer), et de Christopher Lee, qui ont tous accepté de participer à ce tournage éprouvant gratuitement ; la foi des acteurs, qui devaient jouer habillés comme s’ils étaient en mai alors que le tournage a eu lieu dans les Highlands d’Écosse en décembre, et qu’ils jouaient avec des glaçons dans la bouche pour qu’on ne voie pas leur souffle ; la foi, enfin, des nombreux néo-païens qui ont aujourd’hui fait leur les rites et la philosophie (fictionnels ?) portés par le film. La foi, véritablement, dans un cinéma indépendant, novateur, qui n’avait ni peur de prendre des risques, ni peur de les assumer.