Au début des années 1970, les productions de la Hammer Films, qui ont régné sur le cinéma de genre européen pendant une quinzaine d’années, n’intéressent plus le public. Les manoirs gothiques de Terence Fisher, réalisateur emblématique du style de la maison anglaise, ont été brutalement ringardisés par une nouvelle vague de films fantastiques plus réalistes venus des États-Unis comme Rosemary’s Baby ou L’Exorciste. C’est dans ce contexte qu’apparaît The Wicker Man de Robin Hardy, premier film de cinéma d’un réalisateur ayant fait ses classes à la télévision et dans la publicité. Aidé d’Antony Shaffer, qui vient de signer les scripts du Limier et de Frenzy, Hardy développe dans la première partie de son film un canevas typique du folk horror movie : un étranger – le sergent Howie (Edward Woodward) – arrive dans une communauté insulaire aux mœurs étranges, où l’on pratique le naturisme et la polygamie dans l’esprit d’un Summer of Love tardif. Ceux qui verraient dans ce schéma quelques ressemblances avec Midsommar seront pourtant déçus par le programme de The Wicker Man car Robin Hardy, loin d’avoir le sérieux papal d’Ari Aster, fait avant tout du cinéma pour le plaisir. Inexplicablement affilié au « genre », son film relève autant de la farce grotesque que de la comédie musicale folkeuse, avec un penchant psychédélique de plus en plus affirmé à mesure que se précisent les mœurs de l’île. Vu d’aujourd’hui, The Wicker Man produit en somme l’effet d’un grand rétro-trip : on le rapprocherait plus facilement de Taking Off de Milos Forman que des films emblématiques du folk horror des années 1970 comme Wake in Fright ou Pique-nique à Hanging Rock.
Métamorphoses
Parmi les nombreux personnages pittoresques de l’île, il faut mentionner son gouverneur, Lord Summerisle – incarné par Christopher Lee. La métamorphose physique de l’acteur est frappante au regard du rôle de Dracula qu’il a incarné pour la Hammer ; c’est sans doute l’une des clés pour comprendre aujourd’hui l’esthétique The Wicker Man et caractériser le geste iconoclaste avec lequel Hardy s’empare de la notion de « cinéma de genre ». Alors que Lee incarnait chez Terence Fisher le « Prince des ténèbres », dans un registre ouvertement viril (qui fut ensuite celui de Frank Langella dans le Dracula de John Badham, en 1979), l’interprétation qu’il propose de Lord Summerisle en fait plutôt un archétype de soixante-huitard décadent, prônant une spiritualité fondée sur le retour aux rites païens. Ses cheveux longs, aux reflets presque blonds, le font paraître presque travesti – ce que confirme la scène finale de carnaval, où il a clairement l’allure d’un gourou hippie. À travers ces métamorphoses, dont l’acteur semble beaucoup s’amuser, il est clair que le film marque un tournant important dans l’histoire du cinéma fantastique anglais, y insufflant l’esprit libertaire du milieu des années 1970. De ses rôles antérieurs à The Wicker Man, Lee campe toujours la figure du pervertisseur, mais ce n’est pas lui qui consomme la chair fraîche de l’île, il livre des adolescents vierges à Willow – jolie blonde qui symbolise l’utopie sexuelle de l’île. Incarnée par l’actrice suédoise Britt Ekland, égérie pop des années 1970 – 80 (qui était à cette époque l’épouse de Rod Stewart), Willow représente la touche sexuelle de The Wicker Man. Son érotisme naturel, sa nudité décomplexée sont comme des coups de bélier assénés sur la carapace puritaine du sergent Howie, que l’acteur Edward Woodward incarne avec une raideur frisant parfois le ridicule. Par la diversité de ces registres de jeu, qui vont de la grandiloquence (pour Woodward) au simple être-là (pour Britt Ekland, qui habite le film comme si elle était chez elle), le film oppose deux modes de vie et esquisse un discours qui n’a rien d’original pour son époque. Il dit qu’il faut en finir avec la vieille Angleterre conservatrice pour inventer une société alternative : les rites néo-païens de Summerisle renvoient en réalité les derniers rayons des contre-cultures apparues à la fin des années 1960.
Utopie crépusculaire
Mais en 1973, il est déjà trop tard pour changer le monde – et The Wicker Man ne peut que rejouer le grand mythe du changement social sur le mode de la farce et du carnaval. D’où le fait que rien, sur l’île, n’est vraiment pris au sérieux : ni l’éducation des enfants que l’on initie à la symbolique freudienne, ni les rituels collectifs, qui ressemblent à des jeux de rôles grandeur nature – comme si l’alternative à l’Angleterre réelle, incarnée par Howie, représentant de la loi et la foi protestante, ne pouvait être que fiction. On pourrait objecter que c’est la fonction de l’utopie depuis qu’elle existe : elle crée des mondes imaginaires qui fonctionnent comme des laboratoires d’idées et n’ont pas pour vocation de se réaliser, de s’actualiser. Sauf qu’il manque à l’utopie de The Wicker Man une véritable portée politique : le grand mouvement carnavalesque qui emporte Howie, au point de le sacrifier à l’intérieur d’un mannequin d’osier dans un grand feu de joie libérateur, ne porte en définitive aucun espoir social. Lord Summerisle a beau rêver d’un monde ouvert aux « forces régénératrices », on quitte son île dans une lueur de crépuscule : le dernier plan du film est celui d’un soleil qui se couche. Le sacrifice de la vieille Angleterre n’aura donc pas eu lieu. En mai 1979, lorsque Margaret Thatcher devient Premier Ministre du Royaume-Uni et décrète qu’il n’y a pas de société, l’Histoire enterre définitivement toute velléité de changement – ouvrant la voie à un cinéma de la crise sociale dont Ken Loach deviendra le principal porte-parole. Replacé dans cette perspective, le film de Robin Hardy évoque une parenthèse enchantée, incarnant l’hypothèse d’un cinéma anglais rêveur et spéculatif, plus proche, au milieu des années 1970, de Lewis Carroll que de Moi, Daniel Blake.