Mourir peut attendre : Thierry Ardisson est sorti de sa retraite anticipée pour ennuyer les morts. C’est le concept de sa nouvelle émission diffusée sur France 3, Hôtel du temps, dans laquelle « l’homme en noir », lui-même rajeuni numériquement, s’entretient avec des icônes décédées de la culture audiovisuelle française grâce à la technologie du deepfake, qui permet ici de fusionner le visage d’une célébrité avec celui d’un comédien en chair et en os. Au casting : Dalida, Jean Gabin, Coluche, François Mitterrand ou encore Lady Di. Le programme ? Une série de questions-réponses entrecoupées de petits intermèdes, dans les couloirs ou au comptoir d’un hôtel de luxe. Et qui de mieux pour entamer cette grande excavation que l’insondable Dalida, laquelle, avant d’être repérée dans les cabarets parisiens, a tenu un rôle dans un film intitulé Le Masque de Toutânkhamon ? Avant d’échanger avec Ardisson, la célèbre chanteuse hante sa suite en momie égyptienne, avec des photographies sur les meubles et un sarcophage posé sur sa table de chevet. Lovée dans l’ambre des algorithmes, elle surgit recouverte de mousse (dans son bain) ou de parures dorées (sur sa robe), à la manière d’un cadavre qu’il s’agit de préserver et de sertir.
Le complexe du zombie
Si André Bazin parlait de « complexe de la momie » sur la capacité du cinéma à immortaliser ce qui se destine à disparaître, les deepfakes d’Ardisson semblent, eux, hantés par ce que l’on pourrait appeler « le complexe du zombie ». Il est question de réveiller les défunts pour les faire tourner en rond dans un hôtel qui n’est autre qu’un cimetière sans issue pour ses résidents. La Dalida d’Ardisson a d’ailleurs tout d’une morte-vivante : elle ressasse d’un timbre métallique les mêmes adages sur la vie, l’amour, la scène ; un peu raide, elle se déplace plutôt lentement, comme un zombie. C’est tout l’inverse de la caméra, qui de son côté ne cesse de tournoyer et de se balancer, même très légèrement, autour des deux interlocuteurs. Pour contrebalancer la rigidité du jeu qu’impose le recours au deepfake – technique pour laquelle il est préférable d’avoir à retoucher numériquement une figure peu mobile –, la caméra reste toujours un peu en mouvement afin de rendre la conversation plus organique et sensuelle, moins « algorithmique ». Elle fait diversion et cherche à nous maintenir à distance des calculs mathématiques. Car il n’est pas question de souligner les aspérités du dispositif : l’entrevue doit rester, tant bien que mal, confortable.
À l’exception de quelques bizarreries notables (l’hologramme de Claude François, dont la synchronisation labiale est complètement à côté de la plaque, amplifiant le malaise général), L’Hôtel du temps ne cherche pas vraiment à investir l’uncanny valley, avec ce sentiment d’inquiétante étrangeté qui fascine tant les cinéastes et vidéastes du deepfake (d’Ang Lee et son Will Smith cloné à l’internaute Ctrl Shift Face, jusqu’aux surprenants face swaps des derniers clips de Kendrick Lamar et de Kanye West). Non, l’usage de cette technologie s’inscrit ici plutôt dans une démarche opportuniste, masquant sous le vernis d’une prouesse numérique le véritable projet d’Ardisson : reconduire, encore et toujours, ses éternels bavardages aristocratiques (ceux de Lunettes noires pour nuits blanches, de Tout le monde en parle ou de Salut les terriens !). La gêne se situe davantage dans la teneur et la tonalité de ces conversations lunaires que dans le spectacle potentiellement cadavérique de la technique, enfoui sous le programme rebattu de la confession chic et mondaine. On aurait aimé que le dispositif sente un peu la mort : il ne pue finalement que le fric, l’entre-soi et, surtout, le réchauffé.
De son propre aveu en voix off, Thierry Ardisson désirait « goûter à l’éternité » avec cette nouvelle émission. En Dorian Gray du PAF, l’animateur n’aura peut-être réussi qu’un seul exploit : s’être rajeuni en surface, pour devenir, au fond, encore plus ringard.