Nous avons eu l’occasion d’évoquer, au détour de quelques textes et numéros de l’émission Scanners, une poignée de dispositifs (la performance-capture, le de-aging, la 3D…) qui ont pris ces dernières années une place considérable dans la conception des grosses productions hollywoodiennes (et au-delà !). Certains ont pu évoquer une « ère des mutants », période d’expérimentation propice aux métamorphoses des corps à l’écran. D’autres, plus réticents, voient d’un œil angoissé l’avènement d’un cinéma du tout-virtuel. Nous voudrions revenir sur un argument couramment avancé contre la chair numérique : celui de « l’uncanny valley ».
Des visages rajeunis, des corps mi-homme mi-animal, des peaux qui ne recouvrent rien… Nous serons amenés à nous perdre en pleine « vallée de l’étrange » – traduction possible d’une notion qui s’est peu à peu répandue dans la critique (voir notamment l’article des Cahiers du cinéma à la sortie du Pôle Express de Robert Zemeckis). Au fond, c’est toute une façon d’envisager le cinéma, et le rapport du spectateur à la fiction, qui se jouerait ici. Cette discussion est l’occasion de soulever quelques questions : pourquoi ressent-on un tel malaise ? que dit-il de notre rapport aux images ? doit-on y voir une impasse, pour le 7ème art ?
Josué Morel : On peut partir de quelques éléments simples et d’un triple point de départ. L’une des raisons qui ont motivé cette discussion est le cas de Sonic, qui a fait l’objet d’une première bande-annonce où le hérisson bleu apparaissait comme une figure plus photoréaliste et anthropomorphique que dans le jeu vidéo dont il est issu. Le résultat a fait l’objet de critiques si vives que le film lui-même est reparti en post-production pour éviter l’échec commercial. Même situation pour Cats, remis sur le métier après sa sortie en salle pour « lisser » l’ensemble des textures numériques et changer l’aspect des personnages. Et puis il y a enfin un cas un peu différent, celui de The Irishman. Un internaute a proposé dans une vidéo Youtube une forme de révision technique du de-aging, pensé comme plus « convaincant » que celui du film et réalisé en à peine une semaine. Ces trois exemples disent bien sûr quelque chose de la mutation du rapport des studios à une forme de communauté, et du poids du processus de communication : les bandes-annonces deviennent une forme de projection-test à grande échelle, voire de crash-test concernant le rendu des effets spéciaux. Mais il me semble que ces trois cas pointent aussi une certaine tendance concernant le rapport du public vis-à-vis de films où les effets numériques jouent un rôle important, que l’on pourrait relier à la question de l’uncanny valley. Pour résumer rapidement la chose, l’uncanny valley, soit « la vallée de l’étrange », est une théorie du roboticien japonais Masahiro Mori selon laquelle plus un robot androïde tend à ressembler à un être humain, plus ce qui le sépare de cette humanité apparaît d’autant plus monstrueux et source d’étrangeté.
Thomas Grignon : L’idée reprend très clairement le concept de « l’inquiétante étrangeté » chez Freud. On peut considérer que cela fait très longtemps que le cinéma exploite la limite entre le supportable et l’insupportable, le vraisemblable et l’invraisemblable. Un cinéma légitimé recourt à ces techniques pour provoquer des effets d’effroi ou d’étrangeté : on pense bien sûr au cinéma de David Lynch ou plus encore à celui de Cronenberg (qui n’a fait que ça tout au long de sa carrière). Mais ce cinéma-là ne provoque pas un rejet équivalent à ce qu’on observe dans le cinéma commercial. Donc je crois qu’il faut peut-être articuler cette question à celle de la légitimation culturelle.
Sylvain Blandy : C’est à vrai dire aussi un mécanisme du cinéma horrifique. L’uncanny valley repose largement sur la fausse-ressemblance. Il y a du mimétisme (on reconnaît un visage, un regard auquel on s’accroche), mais aussi un défaut (ou l’absence de défaut, le défaut qui fait défaut) qui introduit un décalage et par là, du malaise. C’est humain, mais d’une certaine manière trop humain. Je me souviens de l’affiche d’un film [Esther, de Jaume Collet-Serra] où le portrait d’une jeune femme apparaissait comme dérangeant parce que les deux parties de son visage étaient parfaitement symétriques. Il faut des imperfections pour qu’un visage paraisse réel.
Le beau bizarre
J.M. : C’est juste, mais vous évoquez le cas de films qui travaillent ou qui recherchent ouvertement l’étrangeté. Dans un film comme Cats, est-ce volontaire ? Il serait intéressant de partir d’exemples où il existe une forme de malaise ou de rejet vis-à-vis d’une proposition esthétique parce qu’elle ne correspond pas à une version idéalisée de la beauté. C’est pour cette raison qu’il me semble intéressant de revenir sur The Irishman, qui vise une forme d’étrangeté et de décalage par l’emploi du de-aging. Par exemple, une chose n’a curieusement pas été dite sur le film : le sentiment d’étrangeté ne concerne pas dans les mêmes proportions tous les acteurs. On commente peu le de-aging d’Al Pacino, parce qu’il semble relativement « convaincant » et invisible. C’est évident qu’il est rajeuni, mais le résultat jure moins que pour Joe Pesci ou De Niro. Peut-être aussi que la chose est liée au fait que le personnage ne vieillit pas, ou du moins qu’il ne pourra pas complètement vieillir (le récit s’articule autour de sa disparition). Le de-aging devient dès lors aussi le moyen de faire sentir le poids de la culpabilité, et plus largement d’un sentiment qui écrase les figures. Ce n’est probablement pas qu’une coïncidence si, dans la scène où Frank (joué par De Niro) passe à tabac un épicier qui a vilipendé sa fille, on voit un personnage d’a priori 40 ans se battre comme un grand-père de 70 ans. Le décalage vient redoubler une forme de tournant dans l’économie du récit : il s’agit aussi de la séquence où quelque chose se brise entre le héros et sa fille. Ce père familier devient une figure d’étrangeté à partir du moment où elle comprend qu’il s’agit d’un tueur.
S.B. : Là-dessus on peut aussi penser à Benjamin Button, de Fincher. Le visage de Brad Pitt, que l’on envisage ordinairement comme « beau », se retrouve plaqué sur le corps d’un vieil homme, ce qui l’inscrit d’emblée dans une forme de finitude, de disparition. Lorsque la temporalité du personnage se cale un moment sur celle de l’acteur, qu’il n’y a plus d’effet de de-aging numérique, la Beauté n’apparaît plus que comme transitoire, déjà prise dans une défiguration (et le film offre ensuite artificiellement la jeunesse qu’on voudrait tirer toujours de l’acteur).
T.G. : Dans Cats, c’est plus radical : on va déconstruire des canons de beauté classique via le numérique pour créer une esthétique du mélange, de la fusion des formes, quelque chose de mutant qui m’évoque aussi les théories du queer, sur l’indistinction entre les genres. Il y a par exemple une scène très étrange où, en gros, le personnage constamment sexualisé d’Idris Elba (le seul personnage habillé – il porte une fourrure sur sa fourrure, c’est évidemment symbolique, le film ne cesse d’envisager le corps numérique comme un corps sans fond) et celui qui est incarné par Taylor Swift (autre symbole de féminité sexy depuis quelques années) se mettent à danser lascivement. Alors qu’ils font tomber leurs habits, on remarque qu’ils possèdent une sorte de corps humain nu, sans sexe, mais avec des attributs sexualisés (une bosse à la place du sexe d’Elba, deux bosses à la place des seins de Swift), recouverts d’un pelage numérique. Il y a donc un décalage entre ce qui serait le canon de la beauté, et même ce qui serait à même de provoquer traditionnellement une excitation sexuelle chez le spectateur, et le recul que va produire le numérique. Ça participe d’une dynamique de déconstruction du genre, de la représentation du sexuel, etc.
S.B. : Eh oui, fatalement, dans la performance capture, on montre toutes les parties sauf le sexe. C’est un point aveugle. Dans le cinéma de Zemeckis, indépendamment même des films qui utilisent la motion capture, par exemple dans un film comme La Mort vous va si bien, on travaille déjà la chair comme matière qui va être en permanence déformée – et évidemment, l’horizon plastique de la chirurgie esthétique est assez proche de celui du de-aging.
Anthropomorphisme, peluches et poupées
J.M. : On en revient à la robotique, l’objet originel du concept d’uncanny valley : la désexualisation des figures numériques est comparable à celle des androïdes et pointe un devenir possible du post-humain, désexualisé, qui occasionne naturellement un malaise.
T.G. : Oui mais justement, dans le cas des films de Zemeckis (comme au fond pour Cats et Sonic), s’il est bien question du devenir post-humain, l’humain se voit mélangé avec l’animal, pas avec le robot (exception faite du récent Alita).
J.M. : Donc on est sur L’Île du Docteur Moreau, en quelque sorte.
S.B. : D’ailleurs, l’animal est privilégié par la performance capture. Il y a bien une réticence à générer des corps purement humains. Andy Serkis, avant de prêter son ossature au Capitaine Haddock, a surtout joué les grands singes et Gollum, soit un corps humanoïde (un hobbit) dégénéré.
J.M. : Le cas d’Avatar me semble dans cette perspective intéressant. Le but n’est pas de minorer l’importance d’Avatar…
T.G. : On peut tout de même minorer l’importance d’Avatar sur ces questions…
J.M. : Oui, mais Cameron promettait quelque part l’accès à une réalité infigurable autrement que par les moyens de la performance capture et de la 3D. Or en fin de compte le film ne témoigne d’une certaine originalité et d’une liberté de figuration que lorsqu’il s’éloigne de l’humain. On pourrait hiérarchiser ainsi l’approche des différents organismes de Pandora : pour la flore, le film se révèle très inventif ; concernant la faune, il reprend assez librement tout un bestiaire à la fois réel et mythologique (des chevaux, des dragons, etc.) ; quand il se rapproche de l’humain, il y a en revanche une forme de crispation – on a l’impression que le film se retient d’aller vers une véritable étrangeté et cherche avant tout à coller à des représentations réalistes. Avatar est à la fois un premier pas dans une direction nouvelle, mais aussi une occasion quelque part un peu manquée, parce qu’on reste dans la figuration d’un corps post-humain en somme assez classique.
S.B. : Ici il y a cette question de la Beauté, qu’on a abordée, mais aussi la question de l’identification, tout bêtement. On a parlé de Freud, de l’inquiétante étrangeté. En l’occurrence Freud parle plutôt de littérature. Mais la question est toujours celle des attentes du spectateur, et de ce qui serait de l’ordre de l’identification à un personnage et du fait de sentir que quelque chose peut se nouer avec lui, parce qu’il aurait une âme. Si Cameron utilise des êtres anthropomorphes, c’est que faire un film où il n’y a pas de présence humaine, mais où la vie pourrait apparaître sous des formes qui n’ont absolument rien de commun avec les nôtres, retirerait la possibilité d’une identification sur le mode du visage ou du regard. Sur Pandora, on n’est plus dans la vallée de l’étrange, on est au contraire à l’aise parce que tout en étant très loin, ce monde ressemble au nôtre. On pourrait parler aussi de la réception de l’adaptation live du Roi Lion par Jon Favreau : un certain nombre de spectateurs se sont plaints du réalisme du visage des animaux (pourtant purement virtuels), en faisant valoir que l’absence d’expressions faciales « humaines » rendait presque impossible la communication de sentiments (contrairement au dessin-animé). Il faudrait faire des animaux à notre image.
J.M. : Je repense à la vidéo de l’internaute qui propose un de-aging plus « réaliste » pour quelques passages de The Irishman. Qu’est-ce que ça veut dire au juste, « plus réaliste » ? Eh bien, le De Niro « corrigé » ressemble davantage au De Niro d’il y a quarante ans. Bref, le de-aging corrigé colle avec une image que l’on connaît déjà, une image familière des acteurs. L’un des commentaires les plus aimés sous la vidéo va même plus loin et rejoint les questions évoquées : « Ah, Robert De Niro ressemble enfin à un être humain ».
S.B. : Il y aussi quelque chose d’amusant concernant Yoda ! L’évolution de Yoda peut être décomposée en trois temps. Il y a d’abord la version d’origine, qui est une peluche animée, une marionnette. On l’accepte, il y a une sorte de suspension de l’incrédulité, alors qu’on sait qu’elle est manipulée de l’extérieur. Ensuite il y a l’étape du Yoda en images de synthèse, qui avait suscité à l’époque des réactions un peu vives.
J.M. : Ah oui, pourquoi ?
S.B. : Par fétichisme pour la peluche d’avant.
J.M. : Une nostalgie pour le petit gremlin sympathique et grabataire ?
S.B. : Voilà ! Avec « Baby Yoda », il y a un retour aux origines, c’est une peluche toute mignonne, un produit dérivé.
J.M. : Oui, ça renvoie à l’imaginaire mercantile et un peu conservateur du consommateur-amateur.
S.B. : Et ça a un succès fou. Il y a une forme de matérialité. Alors que le pur produit virtuel est quelque part immatériel. Le fétichisme suppose qu’il y ait de la matière.
J.M. : Dans Sonic, la bizarrerie tient aussi au fait qu’on fait rentrer un personnage de jeu vidéo dans le monde réel. Le retravail de la figure gomme la proximité avec l’humain pour épouser une logique plus proche de celle de Qui veut la peau de Roger Rabbit ? Quelque part, une forme de « séparation », ou du moins de distinction visible entre le jeu vidéo et le cinéma, s’avère plus rassurante.
S.B. : S’agissant de Zemeckis c’est assez drôle, car il est passé d’un film où se rencontrent des toons et des acteurs, pour arriver à la fin de sa carrière à une fusion des deux.
J.M. : Dans Roger Rabbit la fusion n’est pas totale. C’est d’ailleurs ce qui est très beau dans le film : ça reste des figures de dessin animé, presque en une seule dimension, qui n’ont pas le même rapport au corps et à l’espace, ou encore aux ombres, que les autres personnages.
T.G. : Il y a le cas du juge quand même, une créature qui permet de faire l’interface entre ces deux approches de l’espace et prépare ce qui va se passer plus tard dans la carrière de Zemeckis.
J.M. : C’est justement le cas un peu à part du film… Mais dans l’exemple de Sonic, le public s’attend à une forme de séparation entre le jeu-vidéo et un environnement concret, terrestre, etc.
T.G. : Pour rester là-dessus, je me souviens que Sonic Mania, sorti sur PS4, était précédé d’une courte introduction en dessin animé qui condensait tout l’univers du jeu et avait été très appréciée à l’époque par les joueurs, parce que c’était la première fois depuis plus de dix ans que l’on transportait de façon convaincante Sonic dans un univers autre que celui du jeu. Mais il me semble que ça ne pouvait passer que par le cadre du cartoon, qui reprenait en l’occurrence la charte graphique du jeu en l’inscrivant dans un semblant de narration. Le passage au film, au long-métrage, à l’image réelle, n’est en revanche pas accepté, comme s’il y avait un problème d’épaisseur. D’ailleurs, à la sortie du premier trailer de Sonic, beaucoup de fans de la licence déçus par le résultat sont allés commenter l’introduction de Sonic Mania sur Youtube, en disant qu’ils auraient aimé voir un film réalisé dans ce style d’animation 2D, au détriment de l’image de synthèse.
S.B. : Je dirais que toutes ces réactions reposent en termes de cinéma une différence fondamentale, qui est celle de la peluche et de la poupée. Et ce malaise, c’est aussi l’angoisse que tu peux avoir dans la maison de tes grands parents devant une vieille poupée (la poupée qui pose aussi d’ailleurs la question du sexe – elle n’en a pas non plus).
J.M. : La poupée serait du coup d’une certaine manière la première expérience de l’uncanny valley.
S.B. : Eh oui, ce n’est pas pour rien qu’il s’agit d’un motif du cinéma horrifique. Alors que la peluche rassure : l’enfant peut plaquer sur la peluche un ensemble d’émotions, quand bien même elle reste un bout de tissu. Elle peut devenir un objet d’affection.
T.G. : On en revient du même coup à la question de l’animal, parce que la plupart du temps les peluches sont animalisées. Ça explique pourquoi, dans le cas des films numériques qui vont transformer le corps, on va choisir l’animal comme lien de proximité infantile.