Si Gemini Man est un film aussi important qu’imparfait, c’est peut-être parce ses innovations techniques (120 images par seconde, 3D, présence d’un clone numérique de Will Smith) nourrissent une forme empruntant différentes voies parfois contraires pour envisager d’un œil nouveau le cinéma et le monde. Considérons la scène d’ouverture : Henry Brogan (Will Smith), tueur à gages, y exécute une cible défilant sous ses yeux à bord d’un train. La mise en scène d’Ang Lee s’inscrit dans une triple perspective : d’abord celle d’une structure, puis d’un corps, et enfin d’un mouvement. Le tout premier plan révèle ainsi la voûte vitrée de la gare de Liège, qui s’étend dans une profondeur de champ décuplée par la 3D. La netteté de l’image permet de saisir précisément l’enchevêtrement des lignes obliques et des ombres que ces dernières projettent ; elle rend compte à la fois de l’architecture globale tout en invitant à s’arrêter sur les détails. Quelques plans plus loin apparaît un corps, celui de Will Smith allongé, filmé à son tour comme un objet horizontal en trois dimensions, dont on peut scruter la texture du visage et les pores saillants de la peau. Enfin, la scène converge vers l’assassinat et offre dans les plis de sa découpe un spectacle avant tout cinétique : celui de l’avancée du train, dont la caméra saisit la vitesse effrénée en limitant le flou qui ordinairement témoignerait d’une projection de vingt-quatre images par seconde. Chacune de ces trois perspectives peut par ailleurs être plus spécifiquement rattachée à l’une des qualités techniques : la 3D pour la structure (grâce à la profondeur de champ accrue, on perçoit mieux la logique interne qui régit l’ensemble des composants d’un plan), le clone numérique pour le corps (qui constituera un événement visuel à part entière), et enfin les 120 images par seconde pour le mouvement (avec une cadence d’enregistrement et de restitution à l’écran d’une précision inédite).
Le chaos du monde
Ces trois perspectives combinées offrent d’abord matière à des scènes qui, à rebours des attentes, ne nourrissent pas un réalisme et une impression d’immersion, mais plutôt une étrangeté de l’image numérique, peuplée d’aspérités et de failles. C’est que la netteté permise par les 120 images par seconde et la 3D ouvre sur un premier paradoxe passionnant : elle est à la fois le garant d’une organicité totale, puisqu’elle met en exergue comment chaque élément de l’image interagit avec les autres, en même temps qu’elle autonomise chacun d’entre eux. Par exemple, à la fin du film, une mitrailleuse automatique fait feu sur Henry et ses alliés. C’est probablement la première fois au cinéma que l’on arrive à ce point à appréhender dans sa totalité pareille action : chaque tir lumineux peut être distingué du suivant et du précédent, mais, simultanément, l’œil est libre de suivre selon son bon vouloir les différentes trajectoires et ne plus envisager le tir comme une seule et même rafale de flashs lumineux. Le contrechamp de la scène se fait la parfaite illustration de cette défragmentation de l’action, puisqu’il montre, au ralenti, l’effet de chaque projectile sur le décor. Il en va de même lors d’une explosion qui advient quelques plans plus loin : la netteté permet de voir exactement comment se compose l’action tout en la décomposant ; au moment même où on la comprend dans sa totalité, le plan révèle le chaos qui la sous-tend.
Cette tension entre la fluidité et la rugosité de l’image est au cœur du film et de ses nombreuses expérimentations, notamment par le montage, qui joue autant sur la porosité des plans les uns avec les autres (un extraordinaire raccord sous-marin) qu’avec l’écart qui les sépare (des fondus enchaînés qui font se télescoper le temps d’une ou deux secondes des jeux de volumes distincts). Mais c’est assurément dans les scènes d’action que le film exploite pleinement son potentiel, en faisant de la clarté des mouvements la matrice d’un éclatement permanent de l’espace. Le premier affrontement entre Henry et son double prend ainsi place dans un décor dont les couches sont démultipliées par des reflets (un miroir, puis un rétroviseur). Cet espace foisonnant, creusé de l’intérieur, se fait alors l’arène d’un affrontement où la liberté que l’image numérique confère aux corps et à la matière implique d’une part une lisibilité totale de l’action, et de l’autre un délire figuratif. Junior, le clone juvénile, se sert par exemple d’une première moto comme d’un projectile, avant d’en utiliser une autre tel un sabre dans un combat au corps-à-corps avec son aîné. À son meilleur, Gemini Man prend dès lors la forme d’une synthèse du cinéma d’action contemporain où se télescoperaient les chorégraphies hongkongaises, les guérillas urbaines de Michael Mann ou encore les films d’action numériques les plus impressionnants de ces dernières années (Les Aventures de Tintin : Le Secret de la Licorne de Steven Spielberg et Mad Max : Fury Road de George Miller).
Le corps lisse
Reste que cette question du corps doublé et libéré de ce qui normalement l’entrave (la pesanteur, sa fragilité, mais aussi son vieillissement) accouche d’un autre paradoxe, non moins intéressant mais qui cette fois pose un beau problème que le film n’arrive à traiter qu’à moitié. Entre les scènes d’actions, le centre de gravité de Gemini Man se déplace progressivement vers la présence simultanée dans le plan de Will Smith et de son double numérique plus jeune. Si l’on évoquait précédemment le parallélisme entre la manière dont Ang Lee fait apparaître la voûte de la gare de Liège et le corps de Smith, c’est que le film envisage le corps également comme une structure, cette fois génétique. C’est la réelle étrangeté du scénario, par ailleurs pur prétexte au déploiement des scènes d’action : à aucun moment le lien qui unit Henry et Junior ne sera envisagé sous un autre angle que celui du génome. Ni leur éducation, ni leur milieu d’origine n’entrent en ligne de compte : puisque Junior est le clone de Henry, ils partagent les mêmes qualités physiques, l’aptitude au tir, mais aussi les peurs, goûts et affects. En somme, le film ne croit pas à l’habitus, mais seulement à l’ADN. Il faut prendre la chose au sérieux et ne pas simplement y voir une simple convention scénaristique pour justifier la gémellité totale des deux personnages, car le film organise indirectement avec eux une rencontre entre l’humain et le post-humain. Or le corps post-humain demeure compris comme seulement à moitié humain, en dépit (ou peut-être justement à cause) de la fascination qu’il exerce sur le film. Junior, bien que doté de sentiments, apparaît ainsi toujours comme une attraction ; lorsque par exemple il déguste une glace au milieu de son entraînement, le film réalise sans mot dire une prouesse technique en faisant interagir un visage synthétique avec de la matière, en l’occurrence une crème glacée. Le visage joue en cela un rôle fondamental dans l’économie du film, car c’est toujours depuis l’épiderme, où s’impriment les expressions d’un même acteur, que Junior accède à une certaine humanité.
On retrouve ici un fantasme qui limitait déjà Un Jour dans la vie de Billy Lynn : puisque l’image numérique restitue avec une précision redoublée les aspérités de la peau et les expressions d’un visage, Ang Lee a la tentation de s’y approcher pour cerner ce qui se trouve derrière et ainsi mettre à bas l’ultime frontière du cinéma, celle de l’intériorité de l’âme, par essence infilmable. Cette opération s’avère d’autant plus infructueuse que Junior reste jusqu’au bout considéré comme un corps lisse dont il faut en fin de compte préserver la pureté. Si le film figure de facto, dans un dénouement qui aurait pu être réellement vertigineux, un passage de flambeau entre un corps vieilli et son double numérique, il dessine parallèlement un partage net entre les deux corps. C’est Henry/Smith qui prendra finalement en charge une décision primordiale dans la résolution du film, pour préserver Junior et son visage lisse. Il faut aussi y voir en creux une réponse aux interrogations de l’antagoniste, qui en expliquant que ces clones pourront à terme remplacer des soldats, tresse un parallèle avec la production cinématographique : aura-t-on encore besoin longtemps d’acteurs alors même que le numérique rend théoriquement leur présence dispensable ? L’action qui suit cette question, à défaut de la trancher, la règle provisoirement : Henry endosse une épaisseur psychologique tandis que Junior continue d’arborer un visage intact, dont la facticité et la bizarrerie sont exacerbées dans l’ultime séquence sur le campus. Non seulement ces scènes dialoguées sont plus faibles, mais cette scission manifeste entre deux corps, l’un numérique, l’autre organique, contredit ce que la forme du film aura par ailleurs dépeint : un monde rugueux et complexe, troué de toutes parts, dont l’accès à la pleine organicité est justement rendu possible par l’image numérique. Qu’importent au fond ces réserves, puisque que Gemini Man n’avait probablement pas vocation à être un film tout à fait accompli et cohérent : en bon pionnier, son rôle consiste plutôt à montrer la voie et à défricher de nouveaux territoires que d’autres films cultiveront. Sur ce point, indéniablement, Gemini Man fera date.