Les sorties rapprochées et successives de Django Unchained, Zero Dark Thirty et Lincoln ont poussé les Cahiers du Cinéma à réunir en Une de leur dernier numéro (février 2013) ces trois films sous la bannière politique et à tenter ainsi de voir en chacun d’eux une certaine vision de l’Amérique, dressant à leur manière un état de l’ère Obama post-trauma du 11 septembre 2001. Pourtant, la politique et l’Histoire dans ces films tiennent surtout du symptôme, les analyser sous cet angle peut s’avérer hasardeux. Le cinéma américain s’est considérablement uniformisé au cours des dernières décennies au point de devenir un cinéma formel, plutôt que formaliste, c’est-à-dire qui a trouvé le format idéal pour aborder n’importe quel sujet, même le plus politique, sans avoir à le traiter de front, se dégageant de tout réel point de vue, reléguant ce qui est supposé être le « propos » en toile de fond. Si on y regarde de plus près, dans Django Unchained, Zero Dark Thirty et Lincoln, l’esclavagisme, la lutte contre le terrorisme et la scène politique ne sont pas autre chose que les incrustes sur fonds verts devant lesquels se déroule le récit. Remplaçons par exemple les esclavagistes sudistes par des nazis, la traque contre Ben Laden par le désamorçage de bombes et la condition des Noirs durant la guerre de Sécession par celle des Juifs dans les camps de concentration, aurions-nous, formellement, des films si différents ? Pas sûr : le Tarantino resterait une simple histoire de vengeance sanglante et cathartique, le Bigelow demeurerait un film sur la morale des professionnels focalisé sur la méthode et son application pratique et le Spielberg ne serait pas autre chose que l’éloge d’un homme fort qui a combattu l’oppression seul contre tous. Des films qu’on a déjà vus quelque part, en somme.
Ces trois films, cependant, tournent autour d’un seul et même discours : il faut se salir pour faire bouger les choses – la torture, la manipulation politique, se faire passer pour l’ennemi, etc. étant les lourds prix à payer pour que l’Amérique soit et reste cette terre de liberté (symbolique). Légitimer (sans les glorifier) des actes vils quand ils sont au service d’une noble cause est une façon pour le moins biaisée de réécrire l’Histoire. Celle de la Démocratie Américaine, réputée la plus grande du monde, s’est toujours, paradoxalement, écrite au cinéma autour d’un individu, excluant promptement peuples et sociétés de ses récits. Les États-Unis étant un pays foncièrement individualiste, son cinéma en a épousé la mentalité : la grande Histoire ne pourra jamais y être racontée autrement que par la petite, c’est-à-dire par l’intermédiaire d’un Héros, fondement de toute mythologie. Lincoln, l’éternel mythe américain, mais aussi Django, le seul esclave à se rebeller devant les yeux stupéfaits des autres, ou Maya, employée tenace de la CIA, seule face à sa hiérarchie, sans qui on n’aurait jamais retrouvé Ben Laden : personnages d’exception et artefacts idéalisés sans qui la fiction de l’Histoire ne serait pas possible. Enfermé à jamais dans ce schéma (qu’il a d’abord contribué à fonder), le cinéma hollywoodien n’a pas su, de ce point de vue-là, se renouveler. En trouvant de nouvelles structures narratives et en prenant les mêmes sujets, la télévision est allée beaucoup plus loin : The Wire sur la condition des Noirs, explore un système qui en intègre quelques représentants à la machine du pouvoir pour mieux maintenir exclus ceux qui se situent en bas de l’échelle sociale. Homeland (justement cité par les Cahiers) et 24 sur la traque au terrorisme, montrent comment elle est prise dans ses situations d’urgences et auto-alimentée par sa paranoïa. The West Wing ou même Game of Thrones sur les enjeux politiques, dévoilent comment le maintient du pouvoir cherche un équilibre désespéré entre affects humains, trahison et idéaux bafoués.
Spielberg, Bigelow et Tarantino ont d’indéniables qualités de réalisateur, et un talent sûr pour donner du corps à leurs films. Mais la politique des auteurs ne doit pas en faire des auteurs politiques. On peut admirer comment l’industrie hollywoodienne parvient à absorber l’Histoire passée et l’actualité directe pour les aligner sur sa réserve de scénarios comme autant de statuettes des Oscars sur sa cheminée. Mais devancé par la télévision et perdu dans ses contraintes, le cinéma américain est maintenant condamné au recyclage de formes et de formules. Il ne lui reste plus qu’à cacher le peu de choses qu’il a à dire en se donnant belle allure. Il le fait bien mais il ne fait pas plus.