Après une dizaine de films de genres variés (Point Break, Aux frontières de l’aube, K‑19 : le piège des profondeurs), Kathryn Bigelow se base sur le témoignage de son coscénariste pour relater le quotidien des démineurs de l’armée américaine en Irak. Contrairement à la plupart des films sur le conflit actuel, elle évacue en grande partie un message politique direct. L’individu est le centre et lui seul renvoie sur l’action collective. Le récit, pris frontalement ou non, puise toute sa force dans les actes, non dans les discours. Ce qui donne un film bâtard, moins détonnant qu’agréablement étonnant.
Au début il y a une sorte de Wall‑E, robot soldat qui s’avance sur une avenue défoncée de Bagdad, tantôt en vue subjective par son œil caméra, tantôt en plan large au milieu des pieds qui s’enfuient. Il s’avance avec la droiture et la modestie de l’acier vers ce qui s’annonce bien être une bombe, un des engins artisanaux posés quotidiennement en Irak et qui ne font l’actualité que lorsqu’ils explosent. En retrait, abrités à quelques centaines de mètres, des soldats dirigent l’objet en blaguant.
Réminiscences de ce qu’a été, avant que la guérilla ne devienne un mode d’action généralisé, la guerre contemporaine, celle des machines propres, vieille utopie paradoxale de la guerre sans mort à laquelle on fit brièvement semblant de croire. Sur le bord d’une voie ferrée, la bombe a été identifiée, le robot traîne maintenant un chariot qui la déclenchera une fois la zone sécurisée. Mais la roue casse, le chariot reste en rade, fin de la machine. Thomson, démineur, enfile ses habits de plomb, son casque et sa tunique puis s’avance dans le sable volant, lentement sous le poids de sa carapace. On est en plein western, l’homme face à l’explosif, et la figure du duel ne cessera de surgir tout au long du film. Plus l’étirement est long, plus le déferlement est bon. Principe que dans un autre genre Tarantino ne renie pas, si l’on accepte de remplacer l’harmonica par le bavardage. Sauf qu’ici la plupart du temps il n’y a rien du film d’action. La conclusion du déminage se soldant par une réussite, la bombe redevient un tas de ferraille parmi les gravats.
Le premier atout de Démineurs est de clouer sur place le spectateur, dans la terreur du mauvais fil, de la fatale mauvaise manipulation. Mais Kathryn Bigelow désamorce toute jouissance, frustre son public en lui sucrant l’explosion tant attendue, même lorsque tout le monde est à l’abri. La réalisatrice reste droite dans son attention non à un message direct comme De Palma avec Redacted, mais à l’expérience d’un quotidien héroïque et ce qu’il produit sur celui qui le découvre. Réalisme, caméra à l’épaule (et mélange super 16mm et HD du directeur de la photographie Barry Ackroyd, connu pour son travail avec Ken Loach et sur Vol 93), refus de l’esthétisation liée au genre, rendent la plongée efficace. La plupart des films sur l’Irak sont plus du côté de l’arrière que du front, et plus du côté du politique, que de l’individuel. Bigelow met son récit au cœur de la zone de guérilla, en s’appuyant sur son co-scénariste Mark Boal, qui a passé un an en Irak avec une brigade antibombe. Le tournage, lui, a été fait en Jordanie et l’impression documentaire n’est qu’un moteur pour plonger en situation. Difficile dans tous les cas d’aborder Démineurs sans regard politique. Ici le centre est le héros américain au travail de Sisyphe, qui pourrait vite en apparence faire passer son pays pour aussi héroïque que lui. Mais les mouvements des hautes sphères politiques qui décident pour les masses, sont ici totalement ignorés, à contrario d’une certaine mode dans une frange commerciale du cinéma américain. Le film est terre à terre, au plus près de l’individu. Et quoi de plus logique, face au danger, d’être ramené à sa petite personne.
Mais ce héros — le sergent James — n’est pas si simple, et c’est ce qui sauve le film, lui fait dépasser la question idéologique et nombre de scènes faibles. Tous les soldats sont des volontaires, qui décomptent avec angoisse les jours à tenir avant la fin de leur mission, mais plusieurs finalement ne peuvent s’en passer. Non pas parce que la guerre est addictive, mais parce que leur vie aux États-Unis est d’une torpeur étouffante. Ce choix de partir à la guerre, pour ces tous jeunes hommes, rappelle presque ceux qui entre 1950 et 1970 prenaient la route. Les idéologies changent, pas l’étouffement qui pousse au départ. L’image, peu mise en avant, est pourtant bien présente, et ce héros de guerre dont les scalps sont des détonateurs — rôle paradoxal du soldat démineur qui ne tue pas — ne se départit pas de la marginalité qui le recouvre en présence de sa femme et de son fils. D’où d’une part un air d’inadapté chronique, de mutant qui vomit le confort dont il est issu en se frottant au danger, et d’autre part sa totale irresponsabilité, caractère qui s’accorde mal avec l’héroïsme.
James paraît à l’image de Bigelow : dédié à l’adrénaline, fermé aux enjeux indirects. Mais que l’on en soit ou non dérangé, il faut reconnaître à Démineurs une singularité attractive malgré d’évidents ratés. Dès que la parole est possible les échanges sont soient pesants pour les personnages (les conversations du sergent James avec sa famille lors du retour au pays), soit pour le spectateur (les dialogues ratés entre Irakiens et marines). Le film est fort quand il se tait, dans les rues minées où il est impossible de savoir si les hommes accoudés aux fenêtres sont des civils ou des terroristes. On se toise, on ne se parle pas. Cette incommunication est un moteur du film et de l’action, Bigelow la met sans cesse en avant par les caméras ou les lunettes des fusils qui détaillent des silhouettes immobiles sans pouvoir les cerner. De même, le suspens tient de l’inaction, tous les soldats deviennent des fantômes sans rôle précis lorsque le sergent fou se cloître dans ses voitures explosives, définitivement seul.
Tranchant sur la répétition des déminages sans fin, une des rares scènes d’affrontement est probablement la plus belle du film, lorsqu’elle tombe dans l’extrême économie. James et quelques hommes se retrouvent bloqués dans un renfoncement au milieu du désert, face à une petite maison à deux kilomètres d’où des snipers tentent de les atteindre. Avec une lunette pour le sergent et un fusil longue portée pour son coéquipier, les deux hommes amorcent un nouveau duel avec les terroristes cachés dans la maison. La distance rend obsolète le canardement habituel et l’action, une fois de plus, se dilate quand chaque camp tire presque moins d’une cartouche par minute de film. Balle après balle, dont l’existence ne se résume qu’à un petit nuage muet à l’horizon quelques secondes après le tir, le duel devient le plus beau de Démineurs, précisément parce qu’il vient se loger dans un film de guerre, que la précision a remplacé le nombre, l’individu l’armée, la tension la profusion. Plongée totale dans l’individu, plus rien d’autre n’existe, tout autre enjeu de réception est vaincu l’espace d’un instant.