Né en Irak, émigré en France à l’âge d’entrer à l’université et d’y recevoir les cours de Jean Rouch, Serge Daney et Éric Rohmer, Abbas Fahdel a vécu toute l’histoire contemporaine de son pays dans la douloureuse situation de l’exilé, faisant sa vie à Paris, ne revenant qu’irrégulièrement dans son pays d’origine, et souvent pour le filmer. Auteur coup sur coup de deux documentaires en forme de retour à Ithaque (Retour à Babylone, 2002 et Nous les Irakiens, 2004), il a accumulé durant l’invasion américaine de 2003 de nombreuses images quotidiennes, dans le cadre familial et dans l’effervescence des rues, enregistrant l’ordinaire d’un pays en temps de guerre, jusqu’à un funeste événement qui mit un terme à tout : le décès de son neveu Haidar, atteint par une balle perdue.
Rentré en France où il a, depuis, réalisé un long-métrage de fiction, Fahdel n’est que récemment revenu sur ces rushes que le deuil avait rendu intouchables. Le résultat est un suivi au long cours de la vie irakienne, qui fait le choix d’une longue durée (5h34), a déjà remporté deux prestigieux prix (le Sesterce d’or du festival Visions du réel à Nyon, et le prix Doc Alliance qui regroupe sept festivals documentaires) et dont une sortie est prévue dans les salles françaises en janvier prochain.
À Lussas où nous avons vu Homeland en août 2015, Abbas Fahdel nous a accordé cet entretien qui déborde régulièrement du cinéma pour aborder plus directement les souvenirs du conflit. On ne saurait empêcher ce débordement tant tout va ensemble pour le cinéaste, qui reconnaît sans réserve un lien ombilical entre lui-même et le film, un film « comme il ne peut en faire qu’un seul puisqu’il n’a qu’une seule famille et qu’une seule vie ». Il faut beaucoup de pudeur pour s’interposer dans ce type de rapport fusionnel entre l’auteur et son œuvre, et décortiquer un processus de création qui s’appuie au moins en partie sur la blessure intime et le deuil. Mais Abbas Fahdel parle sans peine de ces points d’appui et c’est cette santé d’esprit qui rend sa conversation si agréable et vivace.
Homeland est resté dans les cartons pendant plus de dix ans. À la faveur de quoi êtes-vous revenus sur ces images ?
À l’occasion du dixième anniversaire de l’invasion américaine en 2013. Je savais que ces images existaient, mais pas ce qu’elles valaient. Je me doutais qu’elles avaient au moins un intérêt historique. En les regardant, le film a pris forme. La question était : est-ce que j’ai le droit de le faire ? Ma famille n’est pas américaine ou française, c’est une famille irakienne, dont le rapport à l’image est différent du nôtre. À l’époque, j’étais simplement un oncle, un frère, en train d’enregistrer un film de famille. Aujourd’hui, accepteraient-ils d’être montrés ainsi ? La situation politique fait qu’il y a désormais une interprétation politique paranoïaque des choses. Si un écrivain publie un roman dont le méchant s’appelle Abbas – prénom connoté chiite –, les gens penseront que c’est un roman contre les chiites, a fortiori si l’écrivain est sunnite, chrétien ou kurde. Les frontières entre les confessions sont telles qu’il ne faut rien prendre à la légère : qu’est-ce que ce film peut causer à ma famille en bien ou en mal ? Finalement mes proches m’ont autorisé à le faire, même si eux ne pourraient pas le voir à cause de Haidar.
Vous avez assisté à la projection en entier. Est-ce difficile de se détacher de ces images ?
C’est la deuxième fois que je le regarde. Il y a d’abord une raison toute bête : comme je n’ai pas les moyens et que je produis le film moi-même, je n’ai pas commandé le DCP à une grosse boîte, c’est quelqu’un qui l’a fait chez lui, et je voulais voir le résultat, repérer quelques défauts, d’éventuelles fautes dans les sous-titres. Mais dès que je le revois, l’émotion déferle. J’oublie la technique. Et c’est intéressant de voir la réaction des gens, notamment des rires, hier, auxquels je ne m’étais pas du tout préparé.
Vous parvenez à parler du film comme d’un objet, d’évoquer l’idée d’un « documentaire qui tire vers la fiction ». Vu la façon dont les événements vous concernent personnellement, comment se passe une telle déréalisation ?
C’est un transfert qui s’est fait progressivement, car j’ai passé un an et demi sur le montage, et le montage est avant tout un travail technique, rébarbatif même, sans parler du mixage et de l’étalonnage. Or cela m’a aidé, en fait. Me poser des questions de forme et de technique a été assez salutaire pour finir le film. Si j’étais resté dans l’émotion, je n’aurais pas pu le finir, j’aurais sans doute même abandonné dès le premier jour.
Pendant le tournage, quel résultat final imaginiez-vous ?
L’idée de départ était la suivante : la guerre va avoir lieu, c’est une certitude, il faut la filmer dans l’intimité d’une famille, et inévitablement de la mienne car c’est la seule que je peux filmer. Il fallait que le spectateur ait l’impression de vivre avec cette famille, que les « acteurs » ne prennent pas attention à la caméra. Même avec des amis, ou des cousins, je n’aurais pas pu mettre en place ce principe. Je n’imaginais rien de plus car j’ignorais quelle serait la tournure des événements.
Il y a un sentiment d’intimité qui se prolonge jusqu’aux gens que vous ne connaissez pas, aux Irakiens rencontrés dans les rues.
Pour une raison que j’ignore, peut-être une question de tempérament, ou d’éducation, j’inspire souvent la confiance aux gens, notamment aux enfants. C’est pratique pour un documentariste. Les Irakiens sont très nerveux. C’est normal, il faut s’imaginer ce que c’est de se retrouver dans des embouteillages infernaux, ayant à peine dormi à cause de la chaleur, manquer d’eau, faire la queue pendant une heure pour avoir de l’essence… Il y a beaucoup de tension. Moi, je suis d’un naturel nerveux en France, mais très détendu là-bas, et j’ai tendance à calmer les gens. J’ai beaucoup de sympathie pour eux, parce que je les ai connus avant la guerre. C’est le peuple le plus hospitalier du monde. Ma sœur, par exemple. Elle voit depuis sa terrasse un soldat dormir sur une place. Elle envoie Haidar lui demander ce qu’il fait là. Le soldat lui explique qu’il est de Bassora, au sud du pays, mais qu’il n’a pas d’argent pour rentrer chez lui – Saddam ne prenait pas soin de ses soldats, c’est pour ça qu’ils n’ont pas combattu pour lui. Ma sœur invite le soldat chez elle, le nourrit et lui donne de l’argent pour qu’il puisse rentrer chez lui. Ça, c’est un comportement normal en Irak. Il n’y a pas de sans-abris dans le pays. Maintenant, peut-être, mais à l’époque non. Je suis naturellement porté vers eux.
Que filme-t-on quand on filme un monde approchant de sa disparition ?
On filme tout, en fait. Mais par-dessus tout on filme des choses en apparence anodines. Lors du débat, hier, j’ai cité Yasujiro Ozu. Chez Ozu, il n’y a rien de spectaculaire, ce sont des histoires de famille. Mais ce qu’on y voit nous instruit infiniment sur le Japon, peut-être plus que Kurosawa, même si je l’aime beaucoup aussi. J’ai l’impression de connaître le Japon grâce à Ozu. Il m’introduit dans une famille : les chaussures rangées à l’entrée, la bouilloire de thé. J’aime Hou Hsiao-hsien pour des raisons similaires. Mon irakianité est plutôt asiatique…
Le film s’ouvre justement sur une scène de préparation de repas dont vous détaillez minutieusement les gestes.
Oui, je voulais commencer par cela. Une famille qui se réveille, qui allume la télévision où passe un discours de Saddam, fait la cuisine, quelques tâches ménagères. C’est un moment simple, mais je suis content de voir qu’il est très apprécié. Mon film est long et on me dit parfois d’y enlever ceci ou cela, mais cette scène d’introduction, personne ne m’a suggéré d’y toucher : elle nous montre ce qu’est un foyer, quelle en est la routine. Elle est très importante.
La partie dans les souks, notamment, semble là pour documenter une vie irakienne approchant de son terme d’une façon presque ethnographique : artisans, pratiques culturelles, etc.
Oui, et cela va jusqu’aux différentes techniques de préparation du pain… Le souk est un lieu d’échange et je voulais faire un film qui témoigne de l’Irak en détaillant notamment la façon dont différents « types » cohabitent. Les Irakiens sont très différents et savent immédiatement se reconnaître entre eux : celui-ci est kurde, celui-ci est yézidi, etc. Ce sont les vêtements qui permettent ces distinctions (qui s’habille à l’occidentale, etc.) ainsi que la couleur de peau parfois. Il fallait rendre de compte de cette variété.
Le sous-titre, Irak année zéro, c’est bien sûr Rossellini. Faites-vous un lien entre votre travail en Irak et celui de Rossellini à Berlin ?
Je fais effectivement un lien, qui m’est venu à l’esprit pendant le montage et a inspiré ce sous-titre, et mélange certainement plusieurs choses que vous devinez, autour de la figure d’un enfant, qui circule dans le pays en ruine… Mais la grande différence, je crois, c’est que Rossellini était un étranger là où il filmait Allemagne année zéro. Il est italien et a vu à Berlin quelque chose de très noir, de très pessimiste. En ce qui me concerne, j’ai malgré tout vu la résilience d’un peuple, sans doute parce que c’était le mien, et peu à peu je me suis mis à me concentrer sur cette faculté des Irakiens à aller à l’école, au travail, à l’université, sans se décourager, car elle m’impressionne énormément.
Ce que vous construisez notamment avec Haidar, le choix d’en faire un compagnon de tournage, de l’emmener avec vous filmer dans les rues : qu’est-ce qui a motivé ce parti pris ?
Cela s’est fait naturellement. Je ne l’ai pas connu à sa naissance : je l’ai découvert en même temps que le début du tournage. Pour lui, j’étais une sorte d’oncle d’Amérique. J’ai bouleversé son quotidien, Les enfants ne peuvent pas sortir sans être accompagnés, et le père travaille : moi je l’emmenais avec moi. Je me suis énormément attaché à lui. Il s’est accaparé le personnage, le film, et je l’ai laissé faire. En regardant les images, je pleurais tout le temps… Mais en même temps je trouvais cet enfant tellement formidable que je voulais que les gens le voient. C’est une manière de le ressusciter.
Petit à petit, on a le sentiment que sa présence est indispensable, parce qu’il est pris à témoin.
Les réactions des enfants dans un contexte de guerre m’intéressent beaucoup. Il y a une scène qui vient directement de Rossellini, la seule fois où j’ai pensé à lui directement au moment du tournage. Mais ce n’est pas Allemagne année zéro : ce sont les enfants qui interpellent de loin un soldat posté sur un tank devant le Musée national. Ils essayent de lui parler en anglais, lui demandent du chocolat, du poisson, mais comme un jeu, pour s’amuser, et il se noue entre eux quelque chose de complice, même dans la distance ; l’un et l’autre ont l’air d’oublier leur différence, ou alors de faire semblant de le faire. J’ai eu à ce moment une pensée pour le segment napolitain de Païsa, avec le soldat noir et le petit garçon italien.
Les soldats américains restent très étrangers au film.
Oui, car je me suis mis dans la position des Irakiens, et je voulais que mes rapports avec eux soient ceux d’un Irakien, avec donc des contacts limités. Je n’éprouvais ni empathie, ni antipathie, mais les interroger, ç’aurait été un autre film. Il y a des scènes de fraternisation, comme au moment de la graduation des étudiants, qui fêtent leur diplôme et se prennent en photo avec les soldats. Pourquoi ? Parce que ce ne sont plus des soldats, ce sont des jeunes. Il y a même une connotation sexuelle, une étudiante dit : « une photo avec toi, mon mignon »… Mais au fil du temps, la situation s’est aggravée. Il y a eu des bavures, des incidents. J’évoque dans le film la mise à mort sans sommation d’un jeune garçon qui portait une batterie de voiture que les soldats ont pris pour une bombe. Les Américains se sont fait détester. La situation aurait été totalement différente s’ils avaient agi comme ils ont agi à la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, sans se comporter en ennemi. Ils ont dissous l’ancienne armée irakienne et envoyé un million d’hommes au chômage, dans un pays où il n’y avait plus de travail. Une partie de ces anciens soldats sont devenus des résistants, des pillards. Aujourd’hui ils ont rejoint Daech.
Je ne les ai rencontrés qu’une seule fois. J’avais pris la « route de la mort », qui traverse le désert depuis Amman en Jordanie jusqu’à Bagdad. Les journalistes et les politiciens ne s’y engageaient que dans des convois protégés par l’armée, à cause des pillards qui prenaient d’assaut les véhicules pour tuer et voler. Pour les autres, dont moi, il y avait des taxis, des voitures rapides et puissantes au cas où il faudrait semer des assaillants, mais c’était très cher et très risqué. Nous avons passé la frontière jordano-irakienne : « vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir », me suis-je dit. Tout à coup, nous avons vu une voiture arriver à contresens. Nous nous sommes rangés sur le côté : le temps de faire demi-tour, nous n’aurions pas pu leur échapper. La voiture n’a pas ralenti mais son conducteur a simplement crié, en passant à notre niveau : « pillards ! » Elle était elle-même en fuite. Nous avons alors quitté la voie rapide pour nous cacher, et emprunté une voie de terre à travers le désert. Nous avons pris le chemin de Hit, plus proche que Bagdad. À l’entrée de la ville, un barrage américain nous arrête et fouille la voiture. Le trépied de la caméra était dans un sac noir allongé, ils ont pris peur. J’avais les mains sur la tête quand ils ont ouvert la sacoche et découvert la caméra, rassurés. Nous avons passé un moment à discuter ensemble… C’étaient des adolescents.
Vous filmez un éternel recommencement, une présence perpétuelle de la guerre, à travers des gestes qui se répètent d’un conflit à l’autre. Avez-vous accordé une attention particulière à ces gestes ?
Oui, et à leur banalité aussi. Mes nièces disent même « la guerre sans nom ». Il y a eu tellement de guerres qu’elles n’en connaissent plus les noms. La différence qu’il y a dans nos connaissances respectives du conflit est frappante : je leur apprends souvent les dates de bombardements qui les concernent pourtant plus que moi. C’est que je me suis documenté, pour moi, pour le film. Elles ? Elles n’ont pas besoin de se documenter. Elles n’ont pas besoin de savoir exactement quel jour elles ont été bombardées.
Quand vous avez évoqué l’éventualité de futurs films, après la séance, j’ai eu l’impression qu’elle était pour vous très incertaine. Est-ce parce que Homeland serait certainement pour vous le dernier ? Avez-vous d’autres projets ?
En réalité j’ai des projets, des films de fiction. L’histoire d’une journaliste française qui se fait accompagner en Irak par un guide avant de se faire prendre en otage. Libérée, rentrée en France, elle décide de repartir pour retrouver son guide. J’ai beaucoup en tête la figure de la journaliste Anne Nivat, qui est une amie, et qui a la particularité de travailler sur des enquêtes au très long cours auprès de la population locale, s’habillant comme une femme du pays et logeant chez l’habitant. L’histoire de Florence Aubenas, aussi, a bien sûr à voir avec le projet même si elle a voulu garder le secret sur la façon dont s’est déroulée sa captivité, ce que je respecte. Il n’y a pas d’argent en Irak donc je ne pourrai pas le faire là-bas : je dois le faire en France, et donc avec au moins la moitié des dialogues en français si je souhaite obtenir l’avance sur recettes. J’ignore si le film se fera. Homeland pourrait effectivement être le dernier. Que faire après ça ? En tout cas je suis certain que je ne ferai rien d’aussi important. C’est un film comme je ne peux en faire qu’un seul, parce que je n’ai qu’une seule famille, une seule vie. Il y a eu un moment historique, j’ai pris le temps, le risque, de le filmer. Rien ne pourrait être équivalent.