Il pourrait être déplacé de faire remarquer une fois de plus à quel point Lussas, de toutes les gares desservies par le petit convoi annuel du documentaire d’auteur, est certainement la plus campagnarde. Mais c’est que la situation reculée du festival ardéchois force d’autant plus le respect qu’elle a ménagé un surprenant climat d’autarcie en inventant une sorte de pays autonome de cinéma (un précédent émissaire critikatien avait parlé de principauté) où, à l’intersection des deux ruelles d’un petit bourg, tout le nécessaire du métier se trouve à portée de main. Ainsi l’on peut, au fil d’une promenade dans les allées du village, s’amuser à suivre les étapes de la vie d’un documentariste : apprendre les rudiments du métier au master de création documentaire, produire son film au coin de la rue à Ardèche images, le projeter quelques mètres plus loin à la salle Joncas avant de l’archiver à la maison du documentaire et de repartir pour un nouveau tour. Car le Lussas des États généraux, envahi de tentes, de guinguettes et de chapiteaux abritant les écrans, comme un lieu de pèlerinage, n’est que la partie émergée du Lussas du reste de l’année, à la vie plus monastique mais non moins consacrée au cinéma.
Cette atmosphère d’autosubsistance a à voir avec un certain penchant des États généraux à produire leurs propres règles. Réforme de la nomenclature festivalière : on ne dit pas « pitch » mais « tënk » (prononcé « teunk », d’une expression wolof signifiant « résume-moi ta pensée ») tandis que le programme Expériences du regard revendique d’éviter le terme de « sélection » au profit de celui de « collection ». On résiste à quelques envahisseurs bien connus du métier, qu’il s’agisse de l’étouffante bataille d’exclusivité que se livrent entre eux les festivals (ici le programme ne fait pas de différence entre les premières mondiales et les films déjà passés un peu partout) ou de leur goût prononcé pour les compétitions (pas le moindre prix à Lussas : on ne joue pas pour la gagne).
Outre le projet tout à fait inédit d’une cité du cinéma documentaire regroupant une multitude d’activités dans un bâtiment richement équipé attendu d’ici deux ans, la nouveauté de l’année s’appelle Tënk. En plus d’être, comme on l’a dit plus haut, un vocable étonnamment courant aux États généraux, Tënk est devenu le nom d’un projet de plate-forme de diffusion pour le documentaire d’auteur, sous la forme d’un service de streaming à abonnement, visant à combler le désengagement des télévisions pour offrir une visibilité à des films qui ne peuvent souvent plus compter que sur quelques festivals pour rencontrer du public. Le problème était posé il y a quelques mois par un regroupement de professionnels dans une lettre ouverte publiée dans Le Monde : Tënk est certainement un début de solution, et l’idée d’un « Netflix du doc » fait assez saliver. Le projet mène actuellement une campagne de crowdfunding : il est à soutenir.
Tout doit disparaître
On ne sait trop que faire de la façon dont Homeland (lire notre interview) s’est imposé comme la pièce maîtresse de ces États généraux, tant il est clair que même si cela a bien sûr à voir avec sa qualité, cela n’est pas non plus étranger à son format (5h34 divisées en deux parties), à sa matière documentaire (un témoignage quasi unique de la vie en Irak avant et après l’invasion américaine), et surtout à la déférence que le film inspire. Déférence devant la valeur d’archive des images – Abbas Fahdel dira que bien avant de se convaincre que ses rushes renfermaient un film, il savait qu’ils renfermaient au moins une part d’Histoire –, déférence surtout devant la mise à nu, puisque le film s’attache à décrire tout à la fois la violence absurde de la guerre et l’environnement familial du cinéaste, jusqu’à ce que ces deux finissent inexorablement par se rejoindre.
On parle donc de Homeland comme d’un film aux conditions d’existence très singulièrement intimes, un film tout juste tombé du deuil et qui brûle les doigts. Le sous-titre, Irak année zéro, plus qu’un clin d’œil, nous semble indiquer que Fahdel fait le même pari que Rossellini : pour filmer la guerre (et plus exactement pour filmer l’après-guerre), il filme un enfant. L’enfant est à la fois le témoin, le martyr et l’héritier de la guerre ; c’est le sens à peine voilé de la complicité que noue Fahdel avec son neveu Haidar, qui s’invite devant la caméra d’abord par jeu, puis qui nouera au fil du temps un véritable compagnonnage avec son oncle qui sortira du cadre familial, sillonnant avec lui les rues du pays pour recueillir les histoires des Irakiens. C’est ensemble qu’ils déploient peu à peu ce très ample projet de recensement de l’Irak occupé.
Recueillir, recenser, c’est le geste essentiel de Fahdel qui filme parce qu’il sait d’avance que tout va disparaître. Homeland décrit donc une multitude de détails de la vie irakienne, ouvrant une à une des parenthèses qui s’apparentent à des films dans le film : il visite les souks boutique après boutique, détaillant jusqu’aux techniques de préparation du pain, mais aussi les vêtements, les rites sociaux (le repas, un mariage…) ; il s’embarque avec un acteur de théâtre dans une longue visite des archives du cinéma irakien, détruites par des pillards, où le vieux thème de la « mort du cinéma » se concrétise de façon déchirante. Une telle efflorescence brouille la frontière entre le sujet et le hors-sujet ; on pourrait peut-être enlever ceci ou cela, la longueur de l’ensemble implique nécessairement de passer par des phases de décrochage, or Homeland ne tourne jamais à perte, et chaque scène ajoute autant de durée que de substance à ce projet avec lequel la négociation au détail n’est bien sûr pas possible.
Cahiers de vacances
Les deux films de la programmation « Histoire de doc – Brésil » abordaient, à 75 ans d’écart, le rapport de la civilisation colonisatrice à l’intérieur sauvage de l’Amazonie. Le second, Serras da Desordem d’Andrea Tonacci (2006), retrace la vie d’un Indien guajá au travers d’un bringuebalant dispositif de reconstitution emmené par les personnes ayant réellement partagé son histoire, dispositif tellement hybride et confus que même ses « acteurs » semblent ne rien y comprendre. C’est le premier film présenté, Ao Redor do Brasil : Aspectos do Interior e das Fronteiras Brasileiras (1932), qui nous a bien plus emportés – assez surprenant puisque, comme son titre le laisse deviner, le film relève sur le papier moins du cinéma que du document ethnographique, et son réalisateur, Thomaz Reis, n’est pas exactement un cinéaste, mais un militaire en mission d’exploration dans les parties alors inexplorées du Brésil. La réalité est bien plus nuancée, puisque Reis a finalement laissé une œuvre filmique considérable, faisant de lui l’un des premiers « cinéastes ethnographes », et Ao Redor do Brasil fait effectivement montre d’une grande qualité de regard : le film parvient à découper au cœur de la forêt vierge un catalogue de scènes, de bêtes, de gestes, d’objets, offert à nos regards comme débarrassés de tout désordre, de toute incertitude, de tout danger, dans une jungle que Reis semble avoir rangé comme une chambre d’enfant. Sa formidable limpidité, sa pédagogie le rapprochent d’un Hergé, de même bien sûr que son rapport à l’homme indigène, présenté sous un jour docile, aisément civilisable. On est parfois très touché de voir ces Indiens percer de leur regard la caméra jusqu’à nous, à travers quelques décennies pendant lesquelles les bulldozers ont sans doute eu raison d’eux et de leur forêt. C’est d’ailleurs l’autre forte impression que procure le film : chaque image d’un lieu jusqu’ici inexploré apporte avec elle l’idée d’une souillure de la caméra, qui ouvre sur telle cascade, sur telle colline, une boîte de Pandore remplie de regards voraces et destructeurs.
Portrait de l’artiste en Chine
Un grand écart moins acrobatique séparait les films présentés en « Histoire de doc – Chine » et pour cause : la production documentaire n’a que vingt-cinq ans au pays de Wang Bing, si l’on excepte le cinéma d’actualité et de propagande. C’est donc ni plus ni moins que le point de départ de cette production qui ouvrait la séance avec Bumming in Beijing de Wu Wenguang, premier film documentaire de l’histoire chinoise et produit de la bohème pékinoise de 1990 qui donne à voir de façon assez saisissante l’occidentalisme de ces Chinois en marge de la société, qu’ils soient peintres, photographes ou dramaturges, et dont le mode de vie et de discours (le film est essentiellement construit autour d’entretiens) donnent l’impression de visionner un documentaire sur l’underground newyorkais des années 60 – une série de cartons finaux nous apprend d’ailleurs que la plupart des protagonistes ont fini par émigrer en Europe ou en Amérique. En Chine, l’exemple de l’artiste a ceci d’intéressant qu’en tant que modèle criant d’individualiste, qui revendique sa subjectivité, il prend une sorte de connotation occidentale, et ouvre une fente dans l’idée reçue du peuple collectiviste et anonyme. On le retrouve dans Dong de Jia Zhangke, filmé parallèlement au tournage de Still Life et consacré au peintre Liu Xiaodong, selon un esprit qui noue entre les deux artistes un rapport intuitif d’équivalence (nous avions déjà évoqué le film dans cet article). Le troisième film, Désordre de Huang Weikai, tente à partir d’images récupérées ici et là une expérience de city symphony dans la ville de Canton, lointainement héritée des avant-gardes des années 20, à la différence près qu’ici la ville n’imprime plus sur le film une organisation architecturale du montage mais au contraire le sentiment d’une désorganisation et d’un chaos, à travers une poignée de scènes urbaines montées comme un sac de nœuds, où s’expriment des rapports de domination, de prédation absurde, une sorte de dysfonction de la vie collective, non sans vigueur mais sans vraiment dépasser le stade de la simple mixtape hystérique.
Suis-je le gardien de mon frère
Frère et sœur a tout pour séduire et agacer à la fois : ce « film d’enfant mignon », captant au quotidien les jeux de deux bambins, tire sans peine à son public une belle tranche de rires attendris. Subsiste évidemment le soupçon d’un projet facile et vain mais c’est un soupçon qu’on est tenté de balayer tant Daniel Touati parvient à filmer l’enfance de l’intérieur, dans la bulle qu’habitent Cyril et Marie et qu’une présence adulte trop invasive aurait tôt fait de dissiper. Bulle d’espace (les silhouettes de grandes personnes se limitent à une grande paire de jambes envahissant l’écran à la façon d’un cartoon) et de parole (les enfants parlent français entre eux mais tchèque avec leur famille) consacrée au jeu et à l’apprivoisement de l’autre, en hors-champ de laquelle le monde des adultes n’est figuré que par de lointains bruits de répétitions musicales, du fait d’une mère cantatrice, détail merveilleux qui plonge le film dans une atmosphère de Disney.
Ces abris cellulaires où se joue l’histoire d’une famille forment également le canevas d’un film autrement plus amer, Nuit blessée de Nicolás Rincón Gille où un baraquement habité par une grand-mère et ses petits-fils dans un bidonville colombien devient le théâtre de scènes d’adolescence, d’éducation, de jeu, anodines en elles-mêmes mais qui se teintent d’une grandissante inquiétude liée aux guérillas. Bien sûr, les milices peuvent frapper ici et là, et un feu d’artifice résonant non loin fait d’ailleurs à un moment craindre une fusillade, mais au-delà cette crainte là, il est plus intimement question d’un devenir violent du pays, un mal qui attire à lui les jeunes garçons, à cause duquel une banale turbulence d’adolescent peut faire peser le soupçon d’un destin de meurtrier – et Nicolás Rincón Gille ne nous épargne pas les récits des massacres dont sont capables les paras. La subtilité du film est de rester en suspens autour d’une sorte de « à quoi ça tient », de ne pas désigner par quels tours du hasard une famille s’arrache ou au contraire s’abandonne à ces forces à l’œuvre dans le destin du pays, mais d’écumer les instants simples comme autant de chances infimes à la fois de s’en tirer et d’y succomber – étrangement, le moment qui s’imprime le plus dans notre mémoire est un banal plan montrant les deux jeunes enfants en train de jouer au bilboquet.
Le geste le plus assuré, le plus tranchant, le plus net vu en sélection Expériences du regard restera sans doute Magna Graecia, film-portrait d’un territoire – l’extrême sud de l’Italie, marqué par d’importantes vagues d’immigration et par la présence tentaculaire de la mafia calabraise ‘Ndrangheta – découpé en cinq parties thématiques, de longueur et de nature variable : les femmes, les immigrés, le racisme, la police et la justice. Aucune lourdeur sociologique pourtant, puisqu’à chacune de ces cinq parties les réalisateurs Erwann Kerzanet et Anita Lamanna font correspondre un trait élémentaire, une touche simple sur le réel, parfois même une seule séquence d’entretien laissant libre cours à la parole sur une longue durée. Il en résulte un balayage dont pudeur, patience et écoute sont les maîtres mots, où la belle étendue des conversations semble créer des conditions privilégiées de parole, offertes par ailleurs à des orateurs épatants, vifs, limpides. Tout cela n’est que le substrat naturel d’une approche qui ne donne pas le discours en spectacle, et qui sait d’ailleurs tout aussi bien écouter le discours que le silence (la vie d’un policier s’avère trop inabordable pour être évoquée autrement qu’à travers un simple album photo feuilleté sans paroles).
Parmi les autres films vus et plus modestement appréciés, on retiendra A Casa la Noi de Maxime Shelledy, qui investit un camp de Roms de banlieue parisienne ballottés entre les maigres espoirs de relogement et le maintien bon gré mal gré d’un cadre de vie ; Un endroit pour tout le monde d’Angelos Rallis et Hans Ulrich Gössl, qui actualise la question du génocide Tutsi en s’intéressant à la première génération d’adultes rwandais ne l’ayant pas connu directement, au travers de confrontations tellement frappantes qu’elles frisent l’abstraction théorique (« si un fils de tortionnaire Utu et une fille de rescapés Tutsi veulent se marier, les pères pourront-ils se parler ? ») et créent une sorte de distance, un rapport trop direct au sujet qui saute par-dessus les personnes, même si l’acquis du film est indéniable ; enfin Les Moitiés, journal de voyage filmé entre le Japon et la Russie sur le trajet de trafiquants de voitures (sciées en deux et importées comme « carcasses » puis ressoudées une fois les douanes passées), avec lesquels le réalisateur tisse un beau lien, une fraternité de voyageurs-travailleurs anonymes, mais dont l’interrogation existentielle en voix off se perd dans un rapport affectif aux lieux assez nébuleux.
Une nuit, février 2011
Enfin La Fièvre de Safia Benhaïm a exprimé au sein du festival une haute idée de ce qu’il est commun d’appeler un « film mental », catégorie souvent boursouflée par quelque chose du trop-plein, de la métaphore, et qui là fait tout le contraire puisque le film est à la fois très dépouillé et très concret. Dépouillé puisqu’il semble extraire tous ses blocs du néant, en conservant leur hétérogénéité brute (un monologue sans voix en sous-titres, les fulgurances plastiques d’une écume filmée en très gros plan, un lent travelling dans les rues de Meknès…), en les agençant selon des principes simples de superposition, sans défilement linéaire, retournant souvent, avant que le récit ne renaisse de lui-même, à un noir et un silence qui apparaissent comme son état de repos, le point d’ancrage de l’esprit de la « fièvre » – état halluciné de la pensée qui n’est pas l’éveil et pas tout à fait le rêve non plus. Concret du fait du lien que La Fièvre entretient avec le documentaire, la façon dont Safia Benhaïm est allée piocher au Maroc des lieux qui donneraient leur substance à des souvenirs d’enfance et qui seraient à la fois des lieux au passé et des lieux au présent, bâtisses en chantier sur lesquelles s’appuie une représentation mentale – une petite fille se déplace dans la grande maison de sa mémoire, et nous remplissons les pièces avec ce que les sous-titres décrivent – mais dont le vide est aussi puissamment actuel, caisse de résonance de l’inachèvement des constructions, physiques comme sociales, du pays. Remontée lancinante du fleuve intérieur, La Fièvre agrège ainsi peu à peu à lui les indices d’une mémoire politique (la réalisatrice est fille d’exilés marxistes) qui prend la forme d’un vieux cauchemar obsédant, un monstre familier qui préfère le noir et n’aime pas être ainsi mis sous la lumière, et dont la réinvocation parvient à se nouer fermement au temps présent.