Ce premier film du cinéaste irakien Abbas Fahdel est un témoignage précieux sur une ethnie qui se meurt: les Maadans (les Arabes des marais, vivant dans les marécages du sud de l’Irak), qui furent largement exterminés par la dictature de Saddam Hussein. C’est aussi l’occasion de voir la talentueuse Hafsia Herzi se plonger dans un univers cinématographique différent avec la volonté de servir corps et âme un projet filmique. Si cette œuvre impressionne par la picturalité fortement symbolique de ses plans, c’est aussi son défaut: Fahdel, qui est également scénariste, illustre exagérément ses écrits. L’Aube du monde provoque pourtant une grande sympathie grâce à sa volonté de réfléchir l’histoire contemporaine d’un pays par le biais de celle de ses minorités.
Voici un beau projet: faire exister cinématographiquement une population dont le mode de vie inchangé depuis des millénaires est en danger. Considérés comme des sauvages arriérés par la dictature irakienne, les Maadans ont vu leurs terres asséchées par Hussein; il les accusait surtout d’avoir accueilli les déserteurs de son armée lors de la guerre Iran-Irak. Fahdel utilise la fiction pour décrire les bouleversements qui ont touché ce peuple en se référant à l’histoire contemporaine de son pays: Mastur et Zhara (Hafsia Herzi), deux Maadans, voient leur couple déchiré par la guerre du Golfe. Le jeune homme, enrôlé de force dans l’armée, meurt sur le champ de bataille. Avant sa mort, Riad, un compagnon d’infortune bagdadi, lui promet de veiller sur Zhara.
L’Aube du monde dépeint intelligemment le passage métaphorique de l’insouciance de la jeunesse à l’age adulte qui amène le conflit. Le film débute en pleine guerre Iran-Irak, ce qui correspond à l’arrivée des déserteurs irakiens dans les marais. Zhara et Mastur, qui sont enfants, ne ressentent pas les effets des hostilités. Suite à une ellipse, le récit reprend au début de la guerre du Golfe. Notre jeune couple vient juste de se marier. La tranquillité paradisiaque a disparu, les Maadans étant soumis aux ordres de la dictature. Fahdel modifie intelligemment le territoire sonore de son métrage – jusqu’alors baigné dans la quiétude – en le contaminant par des bruits d’hélicoptères et par le souffle d’un vent aux sonorités morbides. La guerre et le totalitarisme ne sont pas montrés; ils sont esquissés par quelques sons, des cadavres et une photo d’Hussein qui en dit plus que de longues séquences explicatives. Belle économie de moyen au service du récit. Les acteurs sont utilisés comme des figures spectrales, véritables corps réceptacles sur lesquels reflètent les malheurs d’un peuple. Le visage mélancolique de la belle Hafsia Herzi se fond très bien dans le récit: elle accepte avec humilité, dans une pure logique bressonnienne, d’user de son corps comme d’un simple matériau. C’est ce que l’on attend d’une actrice aussi talentueuse: prendre des risques et se plonger dans des univers différents en laissant son ego sur le bas-côté.
La force du film réside surtout dans sa symbolique magnifiée par la belle composition des plans à l’aspect onirique et rêvé (la photographie relève d’une intéressante poésie crépusculaire). Fahdel joue sur l’opposition entre terre et eau, entre ville et nature, les marais étant représentés comme une oasis menacée par l’arrivée des bateaux militaires irakiens. L’environnement naturel est filmé dans un style tarkovskien avec des séquences qui insistent sur la puissance de l’élément eau. Inspiré par le cinéma de la modernité, Fahdel use également de plans à la Ozu, sorte de blocs de temps en forme d’interludes, qui permettent de souligner le caractère calme et rêvé de lieux naturels considérés comme le jardin d’Eden par la Bible (entre le delta du Tigre et de l’Euphrate). Ce jardin va être contaminé par un mal guerrier et moderne représenté par le déserteur Riad: il amène sans le savoir la fin d’un paradis (magnifié par la musique envoûtante de Jürgen Knieper – Les Ailes du désir). Paradoxalement, la symbolique et la composition des plans sont aussi la faiblesse du métrage: si la picturalité des images est très réussite, l’assemblage des séquences entraîne une certaine lourdeur narrative et une stylistique redondante. Le montage, élément essentiel de l’art cinématographique, est défaillant. On comprend très vite que Fahdel cherche à allier une esthétique « austère » propre à Bresson à une tonalité d’une belle poésie onirique. Cela n’est qu’en partie réussi en raison du caractère trop illustratif de la mise en scène. Il s’agit d’un premier film, ce qui peut expliquer les maladresses d’un réalisateur encore trop attaché à la démonstration appuyée de son discours. Si L’Aube du monde souffre de défauts de jeunesse, il laisse cependant entrevoir un œuvre futur qui peut s’avérer intéressant par sa volonté de disserter sur l’histoire des minorités.