Après avoir marqué avec ses courts métrages, Arthur Harari parvient à surprendre avec un premier long qui suit les pas d’un personnage de Paris à Anvers, d’une famille d’adoption à sa famille réelle, du monde du braquage à celui du diamant. Car la pierre précieuse peut se voir comme un film : une façon de faire passer la lumière jusqu’au regard. Le réalisateur nous a parlé de son goût pour le cinéma de genre, pour les castings inattendus et pour l’impureté au cinéma.
Vous parlez beaucoup du film noir comme d’une influence pour Diamant noir, mais on peut très bien voir le film sans penser à cette référence-là. Ce qui transparaît de ce genre, c’est peut-être avant tout le fait qu’on ne puisse pas faire confiance à ce que l’on voit. La plupart des personnages sont présentés à travers une activité trompeuse. Les personnages ne sont pas ce dont ils ont l’air.
J’aurais très bien pu raconter mon histoire sans passer par le film noir. Mes deux films précédents travaillent un peu cet aspect mais de manière beaucoup plus minimaliste. Peine perdue est construit autour de ça : un monde qui a l’air d’être très réel puis qui se teinte de quelque chose de beaucoup plus compliqué. Chaque élément y révélait un double fond sous son vernis vériste, voire une infinité de fonds possibles. Cela ramène souvent de la noirceur chez moi, parce que je suis très attiré par le tragique. Le film noir est une forme très codée, a priori historiquement figée à un type d’histoires et de personnages. Mais le genre est très vivace et peut essaimer partout car il correspond à une manière de dire une approche du réel en même temps qu’un rapport au monde plus fantasmatique. Le film paie son tribut à ce genre-là également parce que c’est celui par lequel je suis devenu cinéphile quand j’étais gamin. Mais ça me va très bien qu’on ne voit pas en priorité le film noir. Cela constitue un cadre, comme une maison qui peut accueillir et rassurer certains spectateurs mais c’est tout autant autre chose qu’un film noir.
Ce qui relie Diamant noir au genre, c’est aussi votre façon de filmer les diamantaires comme des voyous et les voyous comme des diamantaires : les deux sont des artisans qui pratiquent au mieux leur métier.
Le film noir est un bon biais pour confronter des milieux très opposés. En tout cas, il y a là l’idée que les images premières, sociales, sont à réviser. Voir un personnage partir d’un milieu assez médiocre et se retrouver chez les riches en un seul déplacement était un choix délibéré de scénario. Nous avons ensuite beaucoup travaillé ces oppositions au montage, comme les deux scènes de parc qui se répondent. Il y a un destin indissoluble entre les deux familles du personnage dont il est la pierre angulaire. C’est d’ailleurs son nom, Pier !
Il est vrai que derrière ce traitement par le polar, Diamant noir est d’abord une tragédie familiale.
En effet, le récit est d’abord très resserré sur le besoin de réparation d’une violence familiale, sur le désir de vengeance puis les ramifications s’élargissent au milieu des diamantaires anversois, pour enfin s’ouvrir au monde. Le film voyage jusqu’en Inde, et plus généralement, les gares et les trains sont omniprésents. Au départ, on m’a proposé de faire un film de braquage. J’ai utilisé le cadre de cette commande très ancrée dans un genre pour raconter quelque chose de plus tordu et plus ambitieux dans ses significations. Si on s’attelle vraiment à traiter le genre sérieusement, on peut raconter des choses plus complexes que le minimalisme réaliste qui a majoritairement cours en ce moment dans le genre en France. Même le film policier, qui est le genre le plus visité par le cinéma français (contrairement à d’autres comme le fantastique ou l’horreur qui sont quasi tombés en désuétude) est devenu un exercice centré sur des thématiques sociales, parfois politiques. Une autre façon répandue de faire est de le prendre sous un angle existentiel et de donner à une trajectoire individuelle la valeur d’exemple abstrait, façon qui se coupe d’une vision plus large de la société ou du monde. Je ne voulais pas dessiner un seul trait. Je voulais que le film ait une dimension existentielle très forte, une dimension sociale, une dimension fantasmatique… mais sans cesser d’être un film excitant en terme de récit.
Pier est un personnage qui se raconte des histoires, qui fantasme sa vie.
Assimiler à un récit mythologique l’histoire familiale qui a été racontée à Pier – et qu’il se raconte lui-même – c’est clairement ce qui nous intéressait avec mes scénaristes. Nous aimions ce trajet qui fait de la fiction un endroit ambivalent pour l’individu, pour un groupe, pour un pays. L’idée de vivre en dehors du monde tout en croyant y être, que l’existence soit entièrement imprégnée d’une vision fantasmatique de la réalité me fascine. D’ailleurs, je suis en train de finir d’écrire un film qui se passe sur une petite île des Philippines sur laquelle un soldat japonais continue à faire la guerre pendant trente ans. Je n’ai jamais été au Japon, mais c’est un pays que je connais par le cinéma. Mon rapport personnel au monde est filtré par le cinéma, très imprégné de fiction. Diamant noir porte la trace de ce délire qu’on se raconte à partir du cinéma. Je vois la première scène de Diamant noir comme une projection privée qui voyage dans la tête de Pier en permanence depuis son enfance.
La voix des acteurs de vos films est toujours tellement singulière qu’on a presque l’impression que vous faites vos castings à l’aveugle ! Nicolas Granger, Christian Chaussex, Bertrand Belin, Niels Schneider … Ces voix restent très profondément en mémoire après la vision de vos films.
Pourtant non ! Mais je suis bien sûr particulièrement sensible à la voix : c’est l’un des instruments premiers d’un acteur. Avec la directrice de casting Cynthia Arra nous avons été très frappés par la voix de Niels Schneider lors des essais. Je constate que dans le cinéma français, je suis souvent frustré vis à vis du jeu des acteurs. Je n’ai pas envie de me laisser entraîner par ce rouleau compresseur qui consiste à demander aux acteurs d’affiner, ou pire, de reproduire ce qu’ils ont déjà fait ailleurs. Etre en terrain connu, avec des gens qui jouent très bien de leur instrument et qui se contentent de mettre en valeur leurs aptitudes ne m’intéresse pas. Un certain ras le bol français de l’acteur professionnel peut amener à se situer sur un mode plus brut et documentarisant. Ne pas faire appel à des acteurs professionnels peut amener des choses très fortes, mais n’est jamais très loin du cliché qui ramène les gens vers leur authenticité ou identité supposées. J’aime davantage travailler sur des terrains plus étranges, quitte à mêler acteurs professionnels et non professionnels, combiner le fait de dire un texte très écrit, très appris et des moments d’improvisation. J’essaie d’arriver à une espèce de fusion impossible entre l’acteur, le personnage et le scénario en cherchant quelque chose de très vivant mais qui ne se satisfasse pas des effets de véracité. Comme j’ai tourné tous mes précédents films en pellicule, je n’ai jamais été habitué à faire beaucoup de prises. Mais j’ai toujours fait beaucoup de répétitions, et énormément travaillé avec les acteurs en amont, jusqu’à des choses très détaillées.
La précision des gestes est très importante dans vos films.
Absolument. Mais je ne suis pas pour autant très dirigiste. J’aime écrire des gestes qui viendront semer le trouble dans une relation qui a l’air d’être claire, lisible. Dans Diamant noir, le geste récurrent de Rachid qui ébouriffe les cheveux de Pier est écrit : c’est signifiant de la relation qui s’affiche comme ambiguë, qui ne doit jamais cesser ni d’être affectueuse, ni de relever d’une possible emprise manipulatrice. J’essaie toujours que les gestes comme les dialogues soient en même temps signifiants et opaques pour laisser libre l’interprétation, pour laisser du champ à la complexité.
Les deux familles de Pier sont complètement dépareillées, autant socialement dans le récit, que si l’on considère les horizons très divers dont viennent les acteurs qui les composent.
Faire un tout avec des choses très hétérogènes, c’est quelque chose que j’adore et qui me manque trop souvent dans le cinéma français. Même si son cinéma est loin du mien, j’aime énormément ce que fait Serge Bozon avec ses acteurs : associer Isabelle Huppert et Sami Naceri ou Saida Bekkouche dans Tip Top, c’est passionnant ! L’impureté est intéressante en soi. Dans la vie, les gens jouent des rôles et le font sur des modes très différents. Chercher une harmonie déséquilibrée est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. On s’imagine à tort que le classicisme consiste à agencer des éléments homogènes, mais si l’on regarde Ford ou Renoir ils parviennent magnifiquement à dessiner un monde qui fait sens et qui a du souffle en faisant s’entrechoquer des tonalités très différentes. Je n’ai choisi pour les rôles que des personnes qui ont un rapport avec le spectacle, la mise en scène de soi – bon en réalité cette définition peut s’appliquer à absolument tout le monde dans un certain sens ! Disons un rapport conscient. Hans Peter Cloos qui joue l’oncle de Pier est un metteur en scène de théâtre formé au jeu il y a quarante ans, mais qui a mis en scène très vite sans jamais vraiment jouer. Même si Hans Peter sait ce que c’est qu’un acteur, il se retrouvait complètement à nu face à August Diehl qui est d’une puissance et d’une expressivité ahurissantes. C’était très beau de voir cela. Raghunath Manet qui joue Gopal est musicien et danseur. Tout en étant un showman incroyable, il n’avait jamais joué un rôle de composition de cette façon là. Même Abdel Hafed Benotman, d’une certaine manière, était un acteur incroyable, mais sans que ce soit son métier. Au moins pour ces trois rôles-là, le film constitue une première fois avec des enjeux très forts en termes de fiction.
Le rapport de Pier au décor est presque un trait psychologique du personnage. Il a le désir de le découvrir, de s’y trouver une place.
Sa violence pourrait avoir tendance à se dissoudre, puisque le milieu finit par l’accepter. Je voulais en faire une figure, le dessiner très visuellement comme un corps ultratendu, très incarné qui soit totalement un personnage. Je ne voulais pas du tout qu’il soit documentaire. C’est pour cette raison que Nils a cette coiffure un peu étrange avec ses cheveux plaqués. Nous avons cherché à faire briller son corps, à lui donner un lustre. Un film prend la gueule de ses acteurs à un moment donné. Je voulais explorer une photogénie assez sombre qu’on lui connaît moins, et cacher ses boucles blondes dans cette coiffure était un premier moyen d’y parvenir.
Le film est tourné en énorme majorité en focales assez courtes, ce qui s’utilise assez peu dans le cinéma français, voire européen. Ce qui m’intéresse, c’est la possibilité qu’elles donnent de ramener de l’espace, du décor et un certain rapport du corps au décor. Je voulais aller contre ce dogme du flou, du personnage qui se détache, ce qui va souvent de pair avec des cadres qui ne font que se centrer sur les figures. Cette prégnance de l’espace va avec le désir ou la propension du personnage à découvrir des mondes au delà des mondes.
J’ai constaté que la plupart des scènes d’intérieur sont de nuit, la plupart des scènes d’extérieur de jour. Je ne tenais pas particulièrement à les opposer de la sorte. Cela s’est fait malgré moi, mais provient de la volonté de ne pas souscrire au cliché du film noir de filmer un univers urbain nocturne menaçant ni d’utiliser un cliché plus contemporain de maison cossue (souvent très blanche, claire, immaculée) pour représenter la famille bourgeoise.
C’est le premier film que vous ne tournez pas en pellicule. Comment avez-vous abordé cette transition au numérique avec votre chef opérateur Tom Harari qui est votre frère ?
Le film est une espèce de trip visuel pour le spectateur autant que pour le personnage qui tranche complètement avec ce que nous avions fait précédemment avec mon frère. C’est très lié au choix de tourner en numérique. Je tenais à tourner en 35 mm, mais cela obligeait à renoncer à des journées de tournage ce à quoi je ne pouvais pas me résoudre. À partir du moment où nous avons choisi de tourner avec la RED, c’est devenu une libération, et nous avons pris le numérique comme un terrain de jeu et d’expérimentations. Il n’était pas question d’essayer de ressembler à la pellicule. Nous tenions à avoir beaucoup de couleurs chaudes, en particulier le rouge. Cela vient d’une passion pour le mélodrame classique. Nous avons revu beaucoup de films de Minnelli, Sirk, Kazan.
Comment avez-vous trouvé, notamment, les écarts de lumière entre la première séquence et le reste du film ?
On a beaucoup, beaucoup, beaucoup cherché ! Il s’agissait de donner à cette première scène de flash-back mental une lumière particulière qui devait faire comprendre immédiatement qu’elle relève du fantasme. Il fallait fournir des indices au spectateur afin qu’il ne prenne pas la scène au premier degré, ce qui la rendrait beaucoup trop violente. C’est au montage que l’on a trouvé l’idée d’entrer puis sortir de la scène par un plan d’œil fermé puis ouvert. Même si la séquence conserve du mystère, ces deux plans doivent suggérer qu’on est littéralement et physiquement dans la tête de quelqu’un. Au tournage, la scène était beaucoup plus criarde, très jaune. On a essayé de calmer cette sur-stylisation qui pouvait tomber dans le kitsch. On avait des références comme Sergio Leone ou Lino Brocka. En revanche, je ne voulais pas attribuer un code couleur spécifique à chaque partie, ou lieu, comme c’est le cas par exemple dans Traffic de Steven Soderbergh, et les trois-quarts des séries télé d’ailleurs.
La lumière représente une sous couche du récit à travers le motif du diamant.
Oui, bien sûr, le diamant est un objet visuellement, cinématographiquement très fort. Faire un film dans ce milieu donne beaucoup d’enjeux à l’expérience de la lumière, à la façon dont elle traverse l’espace. L’idée que le film lui-même pouvait commencer à ressembler à un diamant … tout cela s’est dessiné progressivement.
Ce milieu du diamant peut évoquer à plus d’un titre celui du cinéma. Le passage de la lumière, l’artisanat contre l’industrie … ces questions qui traversent le milieu du diamant pourraient aussi bien s’appliquer à celui du cinéma.
Oui, ou encore le discours que tient Pier à Gopal sur la beauté qu’il perçoit non comme un standard mais comme quelque chose de singulier voire potentiellement bizarre, tordu… C’est presque une déclaration d’intention esthétique. Le diamant est un milieu génial et qui ressemble effectivement au cinéma dans la mesure où tout se fait à coup de fric, et même de beaucoup de fric, mais qui peut abriter une utopie très étrange sur la beauté, une mystique du beau, un vrai idéalisme. Heureusement, le cinéma est plein d’impuretés qui le détournent d’une recherche purement formaliste, « parnassienne ». Mais faire un film, c’est tout de même essayer de créer quelque chose de beau au milieu d’un système économique en plein cœur du monde capitaliste. De plus, le milieu du diamant n’a quasiment jamais été dépeint. Cette sensation de filmer un territoire vierge était très excitante. Cela donne l’impression de découvrir une île inexplorée au plein cœur du monde occidental !