Que les stars qui trônent à son affiche ne nous trompent pas : le nouveau film de Serge Bozon, présenté en mai à la Quinzaine des réalisateurs, est moins proche de l’élégante singularité de La France que de l’iconoclasme de Mods. L’intrigue de Tip Top est policière et se déploie sur un registre comique ; pour autant, on aurait du mal à qualifier le film de « comédie policière ». Cette formule renferme en effet une idée de symbiose qui est bien étrangère à cette œuvre explosive.
Sous l’inspiration d’un roman de Bill James, le film nous emmène sur le chemin d’Esther et de Sally, deux membres de la « police des polices » envoyées dans une petite ville du Nord pour enquêter sur la mort d’un indic’ algérien. Esther est une machine de guerre maniaque du mot « protocole » – plus que de sa substance – qui aime taper du poing sur les tables et sur son mari violoniste. Sally est une blonde godiche qui le jour, étudie l’attitude d’Esther avec admiration et le soir, tire des délices sensuelles de visions clandestines. Sur leur route : une veuve impassible, des flics qui en ont lourd sur la conscience, un journaliste en mal de scoops et le commissaire Mendes, auquel François Damiens prête sa substance inqualifiable.
À l’image de son titre, Tip Top enchaîne les plans-claques, bouscule en permanence les normes, faisant débuter l’action « trop » tôt, « trop » tard ou se terminer « trop » vite. Ses plans ont une façon si directe de montrer les choses que l’on s’aperçoit à quel point ceux que l’on voit ailleurs sont enrobés, engraissés, opacifiés par le sacro-saint « réalisme ». Bozon a une façon jusqu’au-boutiste d’aller à l’essentiel. Comme si le contenu nous était donné de façon brute, sans se donner la peine ni de faire « vrai », ni de faire « cinéma ». Quand Esther interroge la veuve de l’indic’, il ne lui suffit pas d’être agressive et de lui couper la parole, elle hurle et l’empêche de dire quoi que ce soit. Quant à Sally, elle ne se contente pas de s’inspirer de l’apparence et des propos de sa partenaire, elle les copie à l’identique. Dans son traitement de l’espace, Bozon met en œuvre la même politique : il ne lui est donc pas interdit, par exemple pour une scène de dialogue nocturne, de placer ses deux acteurs devant un mur et sous un puissant projecteur.
Ce qui donne à cette outrance toute sa saveur et toute sa légèreté, c’est qu’elle n’est régie par aucun systématisme. Les différents personnages du film sont ainsi irréductibles à quelque catégorie psychologique que ce soit – Isabelle Huppert et Sandrine Kiberlain semblent d’ailleurs enchantées de pouvoir ainsi déborder de leurs terrains connus et rivalisent de génie burlesque. Filmage, montage et jeu des acteurs jouent quant à eux sur une parfaite hétérogénéité. La règle du « tout est permis » ne relève pas de la provocation de principe, elle est réellement synonyme de liberté.
Bozon chamboule donc nos habitudes de spectateur, mais sans sadisme ni prétention. Tip Top ne suscite jamais l’impression que quelque chose nous échappe et que le cinéaste seul détient les clés de son film. S’il surprend, c’est plutôt parce que tout est là, étalé. Sa démarche comique puise dans la gestuelle des acteurs, dans leur diction, dans l’incongru, le sale, l’absurde. Toutes choses qui fonctionnent de façon immédiate. Des œufs brouillés mangés à même le toit d’une voiture, des pieds qui essaient des baskets et repartent en chaussettes, une femme qui s’endort en caressant un marteau de maçon, un Algérien qui se plaît à peindre dans un style naïf des chefs d’État français, un homme imitant avec exaltation et maladresse la chorégraphie d’un patineur artistique… Rien ne nous empêche de prendre tout cela pour de simples idioties. Quant à tout ce que le film présente de visiblement construit, cela ne demande pas non plus à être interprété. La récurrence de certains mots, de certains motifs narratifs ou de certaines images, comme ces nombreux plans où quelqu’un regarde quelque chose par la fenêtre, constituent des figures à l’expressivité immédiate. Bozon parvient à court-circuiter la pensée rationnelle pour agir sur le plan des affects et de l’inconscient. C’est particulièrement frappant en ce qui concerne le thème de la relation franco-algérienne, omniprésent dans le film dans un sens aussi bien intime que politique : le film ne produit aucun discours sur la question, mais la touche avec justesse, exprimant toute l’ambivalence qui règne d’un côté comme de l’autre.
Voilà à quoi ressemblerait un cinéma qui serait véritablement un art total. Toutes ces choses que peuvent faire la littérature, la musique, la peinture, on sait bien que, dans une certaine mesure, le cinéma peut les faire également. On sait aussi qu’il le fait généralement de façon paresseuse : empruntant à la littérature des mots exprimés plutôt que la forme méandreuse qu’elle adopte si facilement ; à la musique une joliesse clipée plutôt que la capacité d’émouvoir par le simple pouvoir des écarts, des progressions et des ruptures, qu’elles soient visuelles ou sonores ; au théâtre, la performance d’acteur virtuose plutôt que l’exploration des puissances de l’artifice ; à la peinture, sa possibilité de dire sans parler.