À l’origine de Nos héros sont morts ce soir, il y a une photo d’un catcheur, encore masqué, en train se siroter un verre au comptoir en compagnie d’autres consommateurs. Comme de juste, je retrouve David Perrault dans un café bruissant de la place de Clichy, le Cyrano. On discute café, masque, cinéma de genre, passion et cinéphilie.
Forcément, nous nous retrouvons dans un troquet.
David Perrault : J’aime bien les troquets. J’ai appris que les surréalistes se réunissaient ici, ça me plaît. Le troquet c’est la mythologie du quotidien – le héros masqué c’est un super-héros en soi. Réunir les deux mythologies m’a intéressé.
Ces héros masqués font d’autant plus partie d’une mythologie que ce monde est aujourd’hui disparu. Ton film leur rend hommage.
Je n’aime pas le terme hommage, ça résonne comme un attachement au passé. Je suis très bien dans mon époque. Ce qui me fascine, c’est les choses qui disparaissent : ici c’est le catch, la France des années 1960. Lorsque j’ai découvert que le catch était aussi populaire, alors que ça a été complètement balayé de l’inconscient collectif national, ça me parlait. Ça me parlait aussi par rapport au cinéma : il y a certains films qu’on ne peut plus faire aujourd’hui, certains archétypes de cinéma qui nous paraissent désuets. C’est l’idée de la disparition qui m’intéresse, pas celle de célébrer un art de vivre que je n’ai pas connu, et que je n’essaie pas de retrouver particulièrement.
Ces choses qu’on ne peut plus faire dans le cinéma aujourd’hui, est-ce que tu te les es permises ?
J’ai essayé. C’est plus une position par rapport à « cinéma français », si ça veut dire quelque chose. Je ne sais pas si ça veut dire quelque chose. L’idée de faire un film « post-moderne » retravaillant des choses préexistantes – ce n’est pas une veine très française. Aujourd’hui, quand on parle de premier film en France, on est plutôt dans une veine naturaliste. Moi, je me penche plus volontiers vers une autre voie, qu’on ne voit plus trop au cinéma : les feuilletonistes, Feuillade, Franju me passionnent ; le super-héros, omniprésent dans le cinéma hollywoodien actuel, doit beaucoup à Fantomas, à la figure du héros masqué. Je voulais essayer de revenir à ça, mais sans faire un pastiche, en gardant une perspective moderne, par rapport à ma propre cinéphilie, et par rapport à ce que les spectateurs sont capables d’admettre au cinéma aujourd’hui. J’ai joué à fond la carte référentielle, mais sans vouloir faire des citations.
Tes citations sont intégrées dans le discours.
Oui, je voulais éviter le côté clin d’œil trop voyant. Je suis venu au cinéma par l’amour des films. Je n’avais jamais mis les pieds sur un plateau avant de passer derrière la caméra. Je ne voulais pas qu’on ait des signes de tête réservés exclusivement aux happy few.
Ton titre est mélancolique, peu vendeur, une affiche originale, un sujet qui n’évoque plus rien à la société d’aujourd’hui : comment tu as réussi à monter un tel premier film ?
Je pense que c’est la rencontre avec Farès Ladjimi, mon producteur, qui partage les mêmes centres d’intérêt que moi. Il a aussi envie de faire bouger les lignes, de revoir des choses qu’on ne voit plus. On ne parle pas assez de la rencontre réalisateur-producteur : grâce à lui, j’ai eu une entière liberté sur tout le film. En gros, si ça nous plaisait à nous, on le faisait. C’est quelque chose que peut-être les gens attendent : c’est pour ça qu’on a conservé la singularité du film, sans pour autant vouloir faire dans l’élitisme. Je suis sensible à l’idée de plaisir au cinéma : ça s’exprime partout, la scène, la lumière, les acteurs… C’est pour ça qu’avec Christophe Duchange, mon chef-op’, on a choisit d’aller plutôt vers une forme d’expressionnisme. Tout ça a été payant, parce qu’il y a eu la sélection à Cannes – c’est déjà formidable pour un premier film. Après, il y a eu des réactions tranchées sur le film, mais tant mieux. De toute façon, je crois qu’il ne provoque pas de réactions molles.
Et le noir et blanc ?
Ça me semblait important pour souligner la dualité…
Mais pourtant, les lignes sont troubles dans le film, rien n’est ni noir ni blanc, tout est gris.
Tout à fait. Mais l’idée de base était de s’appuyer sur des archétypes très manichéens, mais de s’en servir pour créer une atmosphère trouble. Je voulais me rapprocher du film noir : ils dégagent une atmosphère très diffuse, très nébuleuse. Visuellement parlant, avec le chef opérateur, on a choisi ces couleurs tranchées, nettes, métalliques – pour nous il s’agissait d’affirmer la modernité du film. On s’est posé la question du grain, mais là on risquait de tomber dans le pastiche. Je me suis dit : ce film, c’est un rêve, pas du tout réaliste. Autant jouer sur la pureté de l’image pour affirmer la modernité. Je sais que ça peut déranger certains spectateurs, qui attendent un grain d’image plus granuleux pour un film sur les années 1960.
La photographie qui t’a inspiré tout le film revient dans le film. J’imagine qu’elle était, elle-même, marquée par le temps. Pourtant, lorsqu’elle intervient dans le film, la séquence conserve cette image très pure…
Je voulais trouver un point d’équilibre entre le cinéma classique, sa tradition, et mon angle moderne, que j’exprime notamment par la photo, par le jeu des acteurs et la conduite du récit. Je voulais un rêve éveillé, avec des ruptures de ton.
Ta mise en scène est très calme, sereine, sans effets.
Là, ça vient de mon goût pour le cinéma classique. Je n’aime pas les effets de mode : les films vieillissent très vite par leurs effets de montage. Et puis c’est lié à mon tempérament : je ne suis pas particulièrement tempétueux. Et puis, le film est très concerté. J’avais aussi envie d’aller contre l’idée qu’un premier film se fasse caméra à l’épaule – note, ça va peut-être changer après ! – mais là, je voulais quelque chose de très cadré.
Tu as l’air de ne pas trop aimer les étiquettes…
Pour moi, un film devient riche quand il provoque des réactions contradictoires. Pour moi le cinéma de papa, la Nouvelle Vague… ça ne veut plus rien dire. À la limite, aujourd’hui, la Nouvelle Vague c’est le cinéma de papa. Le cinéma de Grangier n’est absolument pas le cinéma de Renoir, de Becker : est-ce qu’on met tout ça dans le même panier ? Il est temps d’aller de l’avant. Et puis, je regrette qu’on oublie de dire que des grands titres de la Nouvelle Vague, À bout de souffle, Tirez sur le pianiste, ce sont des films de genre !
Tu définis ton style comme du « French Pulp Cinema ».
C’est par rapport à cette idée des feuilletonistes dont on parlait tout à l’heure. Ça passe du coq à l’âne : de la comédie, par exemple vers le fantastique, sans avoir peur des archétypes. Mon film, il y a un peu de polar, de la comédie – si on a ce type d’humour –, du drame, du fantastique, de l’intime. Pour moi, c’est ce mélange qui est « pulp », et puis c’est lié aussi à l’image du catch. À la limite, tout ça pourrait presque être un épisode de Santo…
Tu cites les Santo dans ton film ?
Non. Ce sont des films que j’ai regardés, mais ils sont tellement naïfs… J’aime bien que Santo ne retire jamais son masque. En cela, Santo est presque une figure surréaliste. En tout cas, c’est une culture populaire que j’aime, et mon film y ressemble un peu quand il ne va pas où on l’attend.
Chaque personnage avance masqué dans le film, doublement masqué dans le rôle des catcheurs.
Le masque, pour moi, ne cache rien, il révèle. Comme dans un rêve. Ça fait très pompeux, mais je vais citer Oscar Wilde : « donnez un masque à quelqu’un, il finira par dire la vérité. » Avec un masque, on s’ouvre, parce qu’on est protégé. Par exemple, je suis complètement obsédé par le cinéma classique hollywoodien : c’est un cinéma qui est bourré d’artifices, mais qui n’est jamais artificiel. Comment utiliser des choses qui relève de l’artifice pour parler du réel ? Moi, ce qui m’intéresse, c’est la vérité, pas le réalisme.
Pour transformer un cinéphile en cinéaste, il faut l’obsession.
Oui, complètement. Ce film vient de mon obsession des masques. À la genèse du film, je suis obsédé par cette photo – sans que je sache dire pourquoi. Les films qui ont été des grands chocs pour moi mettaient en scène des masques : Judex, Halloween, Eyes Wide Shut. L’idée de Nos héros sont morts ce soir, c’était de laisser des images. Qu’on s’en souvienne.
Les seconds rôles semblent tous avoir été choisis parce qu’ils ont des « gueules »…
C’est peut-être leur masque ? Ce qui m’intéresse chez l’acteur, c’est sa singularité. C’était leur poésie, leur gueule : je ne voulais pas d’un casting lisse. Tous ont réinventé leurs personnages, leur ont apporté des choses.
Denis Ménochet et Jean-Pierre Martins n’ont pas eu de problème à jouer des rôles masqués ?
Non. Mais ça avait quelque chose de très effrayant, de diriger de tels personnages. On avait toujours peur d’en faire trop, d’être ridicules…
Maintenant que le film est fini, est-ce que tu es guéri de ton obsession du masque ?
Je pense, oui. Mais on ne sait jamais ! Cela dit, j’aime bien jouer sur les contrepoints : mon prochain projet est un western entièrement féminin, situé à La Nouvelle-Orléans. Plus de masques… pour l’instant.