Yema, fiction de la réalisatrice algérienne Djamila Sahraoui (à qui l’on doit notamment les documentaires Algérie, la vie toujours et Et les arbres poussent en Kabylie), qui connaît un grand succès en festivals (Mostra de Venise, Fespaco de Ouagadougou, Festival de Dubai…), est un film magnifiquement personnel. En épurant, en laissant au spectateur toute liberté pour entrer dans son film, la cinéaste nous y raconte une tragédie universelle et un pan de l’Histoire de l’Algérie. Programmé au Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient de Saint-Denis, le film sera projeté le 19 avril à l’Écran de Saint-Denis (à 20h45), avant de sortir prochainement sur les écrans français.
Votre précédent long-métrage, Barakat (2008), était aussi une histoire de femme, il se passait pendant le terrorisme et son rythme, assez lent, était proche de celui de Yema. En revanche, les personnages parcouraient l’Algérie tandis que dans Yema on ne sort pas de la maison. Comment êtes-vous passée d’un film à l’autre ? Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire Yema ?
Les thèmes de Yema sont là depuis mon tout premier documentaire. J’ai quelques obsessions, que j’explore sous des formes différentes. Parmi ces thèmes, il a la violence de l’Algérie, de son histoire, la violence contre les jeunes, contre les femmes, l’état de désespoir total et la question de savoir comment on fait pour revivre, pour vivre quand même. Cette question-là, qui est centrale dans Yema, je l’ai abordée dans mon documentaire La Moitié du ciel d’Allah, de façon complètement enragée. Quand on voit Yema maintenant, où la rage est toute en sourdine, on peut se demander si c’est la même personne qui a fait les deux films.
Je trouve très frappant que Ouardia, qui n’a plus rien, plus aucune raison de vivre, continue à se maquiller, que ses vêtements soient jolis, qu’elle soit si belle.
Au début, elle est toute en noir, terne, muette, elle est complètement morte à l’intérieur. Après les quarante jours de deuil, et c’est ce qu’on fait dans la réalité, elle met des vêtements colorés. Le jardin aussi revient à la vie, les légumes poussent. Ouardia, on ne peut pas la faire grossir ou rajeunir, donc pour signifier qu’elle revient à la vie, elle change de vêtements, de foulards, elle devient colorée comme son jardin. Je me suis inspirée des paysannes que je connaissais, ma mère, mes tantes. Ce qui me frappe, c’est qu’elles sont toujours impeccables, comme si elles ne travaillaient pas dans les champs. Elles ont une sorte d’élégance, une grâce. Comme elles n’ont pas les contraintes des femmes de la ville avec le voile par exemple, elles ont une espèce de liberté, de dignité. Parce que personne ne les regarde, ne leur donne des ordres, ne leur interdit. Elles sont là, dans la nature, en harmonie. Je voulais vraiment rendre compte de ça dans mon film.
Vous avez grandi en Kabylie où est situé le film ?
Oui. Les gestes que fait Ouardia, mes parents les faisaient, et moi aussi, jusqu’à un certain âge. Semer, arroser en économisant l’eau… Je connais tout ça.
On sent aussi dans votre manière de filmer la nature, que vous la connaissez.
Ce décor est une espèce de Paradis, alors que l’histoire est une horreur. Cette famille a une histoire atroce, les relations sont épouvantables, personne ne comprend personne. Ça commence par la mort et ça va à la mort, inéluctablement. Or ce destin tragique se passe dans un Paradis comme on se l’imagine (oliviers éternellement verts, ciel bleu, terre ocre). Cela me vient sans doute des tragédies grecques, que j’adore et que j’ai toujours lues, qui ont lieu dans des décors semblables.
Aviez-vous en tête cette maison ?
Oui. Je voulais un décor comme ça, qui ressemblait à l’endroit où j’ai grandi (un tout petit village qui est devenu une ville énorme où donc on ne pouvait pas tourner). Je connaissais ce paysage, il était en moi, les images de mon film, je les ai construites depuis l’enfance, elles m’accompagnent. Quand je décrivais le décor dans le scénario, je voyais bien comment il devait être. On l’a cherché pendant très longtemps, et puis un jour on a trouvé une ferme qui correspondait à ce que je voulais. Comme elle était en ruines, on l’a reconstruite, et on a aussi aplani le jardin au bulldozer car en l’état il ne convenait pas. On a tout reconstruit comme si on était à Hollywood !
Vous êtes tous restés dans les montagnes pendant tout le tournage ?
Oui, on y est restés pendant les cinq semaines qu’a duré le tournage. C’était en mai-juin, période où j’ai tourné tous mes films parce que c’est un moment idéal, avec beaucoup de soleil et pas encore trop de chaleur. Mais cette fois-là, exceptionnellement il faisait froid et il pleuvait, donc c’était difficile. Toutes les saisons défilent dans le film. Notre budget était très modeste, on a donc dû tout construire et changer les décors très rapidement pendant les week-ends. Planter des arbres nus, les remplacer par des arbres pleins de fruits, changer les plantations du jardin, qu’on avait fait pousser à divers intervalles pour rendre compte de leur croissance. On a fait du cinéma quoi, avec toute sa magie ! L’équipe tenait autant que moi à ce film, tout le monde a mis la main à la patte. J’avais déjà travaillé avec certains de ses membres, notamment le chef décorateur, qui est mon neveu, avec qui j’avais fait un documentaire par correspondance (Algérie, la vie toujours, 1999), qui a un sens de l’espace et une sensibilité incroyables et en qui j’ai une grande confiance, avec la monteuse, le chef opérateur… Chaque chef de poste a amené son équipe. L’équipe était moitié française, moitié algérienne. Tout le monde s’est très bien entendu, nous gardons tous un souvenir de ce tournage absolument merveilleux.
Votre film respire beaucoup, comme pour contrebalancer la pesanteur de l’histoire qu’il raconte.
Il prend le temps, comme dans le rythme de la campagne. C’est aussi pour qu’il y ait de la place pour une circulation de l’imaginaire du spectateur à mon imaginaire. Je lui laisse de l’espace, par la longueur des plans, par les silences, je ne veux rien lui imposer. Il vient, si ce que je lui montre lui évoque quelque chose.
Les dialogues sont rares. Certaines informations narratives sont données tardivement, elles sont distillées ça et là. Le spectateur doit investir le film, il se pose des questions et dans un premier temps vous ne lui donnez pas de réponse.
On apprend petit à petit, selon les besoins du récit. Les personnages disent très peu de choses, mais à chaque fois ils se balancent des horreurs. On n’a pas besoin de tout savoir, le spectateur déduit de lui-même. Par exemple, le fils dit que sa mère ne l’aime pas. Est-ce que c’est vrai ? Elle, elle le nie. Il y a un malentendu entre eux qui fait qu’on ne sait pas vraiment ce qu’on doit croire. Quand on se met du point de vue du fils, c’est lui qui a raison, quand on se met dans celui de la mère, c’est elle qui a raison. Ce film est une grosse histoire de malentendus.
Mère et fils sont ambigus. Au début, Ouardia est une victime, en deuil, et son fils un bourreau sans doute responsable de la mort de son frère. Et puis on voit que Ouardia est très dure, on se dit qu’elle l’a peut-être toujours été. Et que le fils est dans une grande souffrance. Par là, vous contrez tout traitement manichéen du terroriste et de ses victimes.
C’est exactement ce que je voulais faire. Tous sont victimes et bourreaux. Au départ, on prend Ouardia pour une victime parce qu’elle a perdu son fils, mais petit à petit on comprend qu’elle est vraiment bourreau. Et qu’elle a éduqué ses enfants de cette manière-là, que donc c’est peut-être de sa faute, cette horreur entre les deux frères. Son second fils a beau être un terroriste, il est très attendrissant, et il veut l’amour de sa mère. Dans la scène près du puits, ils se balancent des tas d’horreurs, et il est comme un petit garçon devant elle, il lui dit qu’il a toujours voulu qu’elle l’aime.
Elle rejette aussi le jeune homme qui la garde.
Elle est très dure envers lui car au départ il est son geôlier, et il est armé. Elle essaie tout le temps d’évacuer son arme. Elle considère qu’il n’a pas besoin de la garder, et qu’il n’a pas besoin de cette arme. Elle veut rester seule.
Elle s’en fiche, que ça soit dangereux de rester seule dans les montagnes en temps de guerre.
Son fils est mort, donc elle est morte. Elle est venue ici pour s’enterrer.
Pourquoi est-ce qu’il la garde ? Il la surveille ou il la protège ?
Le fils demande au jeune homme de la surveiller pour qu’elle ne les dénonce pas. C’est quelque chose comme ça, je n’ai pas voulu l’expliquer. Il l’empêche de bouger. On retrouve le thème de l’enfermement des femmes. À un moment d’ailleurs le fils enferme sa mère, elle est obligée de frapper à la porte pour qu’il lui ouvre et qu’elle puisse lui donner une couverture. Ce geôlier, il a un bras en moins, à cause de la violence de la guerre. La première fois que je l’ai vu, il m’a fait penser à un enfant soldat, qui part à la guerre sans rien comprendre. Il est angélique. Ouardia ne veut pas de lui au début car non seulement c’est son geôlier, mais en plus il veut prendre la place de son fils. Mais à partir du moment où il répare la pompe à eau, ce qui est un miracle pour elle, il est adopté. Même si elle ne lui dit jamais merci. Elle ne remercie jamais Ouardia, car la vie ne fait pas de cadeau. Le lendemain de la réparation de la pompe, quand les gendarmes arrivent, elle protège son gardien en disant « c’est mon fils ». Là, elle se rend compte qu’un mort de plus ne lui rendra jamais son fils. Donc elle l’accepte, et il est content. Si les tensions reviennent, c’est à cause de l’arme, que Ouardia essaie d’évacuer tout au long du film. Quand il lui amène le berceau, qu’il s’est donné du mal à fabriquer, elle le rejette, parce qu’il a son arme. Et là il casse un peu son jardin, pour lui signifier qu’il en a marre.
Est-ce que c’est le personnage de Ouardia qui a été premier dans votre désir de ce film ?
L’idée première, c’est une mère qui a deux fils ennemis. J’avais quelques plans, que je traînais depuis longtemps dans ma tête et qui ne voulaient pas me lâcher, avant même l’écriture du scénario : le plan du début, quand elle tire le brancard, et le plan où elle met les béquilles à côté de la tombe.
Vous n’aviez pas choisi, au départ, d’interpréter le rôle de la protagoniste.
Je ne voulais pas parce que je ne suis pas comédienne, je pensais que ça serait trop dur. J’ai cherché une comédienne pendant très longtemps, il y avait toujours quelque chose qui ne m’allait pas. Jusqu’au jour où j’ai compris que Ouardia, c’était moi. J’avais refusé de le voir avant, j’en ai pris conscience très peu de temps avant le tournage. Elle avait mon caractère, je connaissais les gestes qu’elle faisait. Physiquement aussi, elle me correspondait, je la voyais aride et maigre, comme sa terre. Il fallait qu’on l’identifie immédiatement à sa terre. Ouardia c’est l’Algérie, ses deux fils ce sont les militaires et les islamistes. Souvent, je trouvais que les comédiennes respiraient trop la bonne santé pour pouvoir représenter l’Algérie. J’étais morte de peur à l’idée de jouer. Maintenant avec le recul, je pense que c’était une très bonne idée.
Ancrer cette histoire pendant la guerre civile était-il une évidence ?
Oui.
Barakat traitait aussi du terrorisme. Or peu de films algériens évoquent la guerre civile.
Sans doute parce que nous avons besoin de recul. Dans l’immédiat, on a besoin d’informations, et cette actualité c’est aux médias de la couvrir. Pour que les artistes parlent de cette période, il faut de la distance. Dans mon cas, je trouvais que c’était assez.
Ça fait dix ans maintenant. On pourrait croire que justement les gens ont besoin de raconter cette période-là. Ce relatif silence m’étonne. Et il concerne aussi la littérature.
C’est vrai. Est-ce qu’on n’a pas assez de recul ou quoi ? La guerre civile algérienne était une guerre sans image. Donc pour faire des images à partir de ça, chacun trie dans sa tête.
Vous avez aussi le recul géographique, puisque vous vivez en France depuis longtemps. La plupart des cinéastes algériens qui vivent ailleurs font des films sur l’Algérie. On pourrait imaginer qu’ils finissent par faire des films sur le pays dans lequel ils vivent, or non.
C’est mon cas. Ça fait très longtemps que je vis en France, et pourtant je n’arrive pas à faire autre chose que des films sur l’Algérie (sauf un).
Vous revenez souvent là-bas ?
Tout le temps. Mes parents y vivent, je suis fourrée la moitié du temps là-bas. Vivre ailleurs nous permet d’avoir un regard un peu distancié. En étant de l’autre côté de la rive, on voit mieux les choses qui se passent en face.
Vos documentaires, Algérie, la vie quand même (1998) et Algérie, la vie toujours (2001), qui n’ont pas cela pour sujet, ont été tournés pendant la guerre civile. Comment cela a‑t-il été possible ?
Ç’a été très difficile, comme toujours, parce qu’il n’y a pas de réel cinéma en Algérie. Il n’y a pas de réels financements, même si maintenant le ministère de la Culture s’y met très sérieusement. Et en dehors des institutions, quand vous êtes à la campagne, les gens vous demandent ce que vous faites là avec votre cinéma. En général, une caméra et un micro, c’est la télévision d’État. À chaque fois que j’ai fait des documentaires, les gens croyaient que c’était l’État algérien. Et ça les refroidissait.
Yema va-t-il être diffusé en Algérie ?
En salle, oui c’est sûr, dans celles qui ont été refaites et dans les cinémathèques de province. Il n’y a pas de raisons qu’il soit vu partout dans le monde et pas en Algérie. Je tiens à ce que les Algériens voient mon travail. Mais bon, il n’y a pas assez de salles, de matériel, les gens ont perdu l’habitude d’aller au cinéma…
Est-ce que vous avez fait ce film aussi pour les Algériens ou surtout pour eux ?
C’est peut-être une idée choquante, mais quand je fais quelque chose, je le fais avant tout pour moi. Je me demande d’abord comment parvenir formellement à faire ce que je veux faire, et une fois que je trouve, je me dis que je dois trouver des financements. Après, le public… Le voit qui veut, le voit qui peut, je ne suis pas responsable de ça. Je n’y pense vraiment pas, et je suis très à l’aise avec ça, parce que je ne fais pas des films pour le marché. Mais je suis très contente que mon film soit vu dans le monde entier. Et ça me fait vérifier que les gens sont partout les mêmes. Quand je vois des Suédois, des Espagnols, des Italiens etc., me parler de mon travail, ils m’en parlent de la même manière, ils sont tous sensibles aux mêmes éléments, le vent, les silences, la façon de s’habiller, de se regarder… Après, les algériens connaissent un peu plus l’histoire, mais bon…
C’est aussi que vous ne donnez pas beaucoup d’informations sur le contexte algérien dans lequel se passe votre histoire. Cette tragédie pourrait se passer ailleurs, elle est universelle. Vous n’avez pas fait un film sur la guerre civile.
Non, informer c’est le travail des journalistes. Le miens est de rendre compte d’impressions, de sensations. Les deux frères ennemis, dans toutes les guerres civiles du monde, c’est la même chose. Ils se battent pour le pouvoir. On peut remonter très loin dans l’histoire de l’humanité, ou alors regarder tous les pays qui sont en guerre civile aujourd’hui. C’est la même chose partout.
D’où vient l’argent du film ?
La production est algéro-française. Les fonds algériens sont majoritaires, ils proviennent du ministère de la Culture, de la Télévision et de l’Agence Algérienne pour le Rayonnement Culturel. Et en France, on a eu le Fonds Sud. Pour Barakat c’était l’inverse. Un peu d’argent de la télévision algérienne mais pas du ministère de la Culture, et surtout de l’argent français.
Que faites-vous quand vous ne faites pas des films ?
Je me repose, je vais dans des festivals… Je travaille à mon rythme, puisque de toutes façons, mes films, personne ne me les a commandés. J’attends, et quand j’ai une idée qui ne me lâche pas, alors j’y vais. Je ne veux pas faire des films à tout prix et tout le temps, seulement des choses très personnelles que je veux réellement faire et comme je l’entends.