Kamal el-Mahouti, fondateur du Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen Orient de Saint Denis, nous parle ici de son premier long-métrage, Mon frère, projeté jeudi 18 avril à l’Écran de Saint Denis à 20h. Un film inventif, déroutant, une expérience.
Vous avez mis dix ans à faire votre film. Quel en était le désir originaire ? Quels différents chemins a‑t-il pris ?
Mon court métrage Ma maison perdue, en 1989, a été déclencheur de mon choix d’écriture, j’ai mis deux ans à le faire et avec lui j’ai trouvé la forme dans laquelle je me suis senti bien. L’écriture de Mon frère a duré longtemps, deux ans et demi. Ensuite j’ai cherché un producteur pendant environ deux ans. Puis j’ai eu une aide à la réécriture, donc j’ai retravaillé le scénario. Comme je n’ai pas eu d’aide à la production, j’ai coproduit, auto-financé. Le tournage a duré deux ans et demi. Il s’est fait par petits bouts, donc dans cette configuration, tourner trois heures impliquait une semaine de préparation. J’ai commencé par tourner la partie marocaine parce que c’était la plus compliquée. On était loin géographiquement, l’autorisation de tournage est arrivée tardivement, les Marocains avaient du mal à comprendre notre présence pour faire un film, les conditions de tournage ne sont pas toujours évidentes au Maroc, même s’il y a une bonne production cinématographique. Il y a des choses que j’avais écrites et que je n’ai pas pu réaliser. Le mode de production a servi le film parce que j’ai dû épurer. Comme certaines séquences qui n’ont pas pu être tournées devaient permettre la cohérence narrative, j’ai dû retravailler pour boucher les trous, raconter d’une autre façon, possible dans l’économie qui était la nôtre. Par exemple, les scènes de cave n’étaient pas dans le scénario. J’ai trouvé intéressante la ponctuation qu’elles permettaient. Être réceptif pendant la fabrication du film m’a permis de l’enrichir de nouvelles possibilités. Ce qui est étonnant, c’est que le résultat final correspond à la première version du scénario, qui était très brute mais que j’avais retravaillée pour la rendre lisible pour les autres. Les choses s’imposent d’elles-mêmes. Pendant le tournage, je me demandais : « qu’est-ce que le film donne ?» C’est comme quand on va faire son marché. On a une idée de menu, de ce qu’on veut préparer, et à un moment donné il y a la réalité de ce qu’il y a, l’énergie du moment, la réalité des décors, les contraintes. Parfois la solution alternative s’avère meilleure, parfois non, alors on attend jusqu’à ce qu’on puisse tourner comme on voulait. Sans argent et sans conditions de productions dites normales, j’ai utilisé le temps comme un élément de production. Je l’ai pris, ce temps. Dix ans.
Vous êtes né au Maroc mais vous avez grandi en France n’est-ce pas ?
Oui, je suis né à Casablanca et suis arrivé en France à l’âge de cinq ans.
Mais vos parents sont revenus au Maroc…
Non, ils sont restés en France eux aussi.
Ah bon ? Dans le film, on a vraiment l’impression qu’ils vivent là-bas. Donc vous leur avez vraiment fait jouer un rôle ?
Oui, c’était un pari. Ça n’était pas prévu. J’avais constitué un couple qui devait jouer mes parents. À cause du peu de budget, je voulais tourner dans leur appartement. Or c’était compliqué de leur imposer ce tournage, ils sont âgés, leur maison était déjà remplie par leurs petits-enfants, il fallait attendre la disponibilité des lieux pour pouvoir tourner… Donc je me suis dit qu’il valait mieux profiter de leur présence et de leur disponibilité. En plus ils s’entendaient très bien avec le comédien principal. Je ne leur ai pas demandé leur avis, je leur ai dit que j’avais besoin d’eux. Je ne leur ai pas raconté l’histoire, je leur ai demandé de jouer les situations. Au départ, j’ai essayé de travailler avec des dialogues écrits mais ça ne fonctionnait pas. Alors je leur ai donné des intentions et ils se sont pris au jeu. Je faisais trois prises maximum, ça ne durait jamais plus de trois quarts d’heures, parce qu’ils ne sont pas professionnels et qu’ils n’avaient pas plus de temps que ça à m’accorder. Parfois, mon père me disait qu’il avait telle chose à faire, par exemple lors de la scène où il repasse, et que c’était à moi de m’adapter à lui avec ma caméra. Il s’est imposé, je me suis adapté, et finalement c’était un très bon choix de faire comme ça.
Vos parents d’un côté, Mathilde et Mo de l’autre, ne jouent pas de la même façon. Pourquoi ? Était-ce intentionnel ?
Mes parents m’ont proposé quelque chose qui était proche d’un documentaire mais en même temps complètement « fictionné », parce qu’ils ne racontaient pas quelque chose qui leur est propre. À Zakaria (Mo), qui lui est comédien (il joue par exemple dans Omar m’a tuer), j’ai demandé un jeu en retenu, plus en creux, de l’ordre de la suggestion. Emma (Mathilde) est comédienne de théâtre. Sa silhouette comptait aussi, je voulais quelque chose de très léger, parce qu’on est dans une dimension sensorielle, une immersion, un irréel. Mes parents nous ramènent à la réalité, et par là ils ont permis de mettre en contraste l’invisible dont je voulais rendre compte.
Le montage fait qu’on ne comprend jamais très bien dans quelle temporalité nous sommes, on passe du Maroc à la France abruptement, le lien logique entre les séquences est difficile à faire. Est-ce pour nous permettre d’être dans la tête de Mo qui n’arrive pas à choisir entre les deux pays ? Qui est toujours en pensées en même temps ici et ailleurs, dans le présent et le passé ?
Absolument. C’est la confusion totale pour Mo, et je veux que le spectateur ressente l’expérience de déchirement qu’il vit jusqu’à ce qu’il doive choisir. En se libérant par l’art, en s’opposant à son père, en réglant ses problèmes avec ses ascendants. De l’extérieur, on pourrait se dire en voyant Mo qu’il va très bien. Or, si on s’immerge dans son esprit, on comprend ses blessures, ses contradictions, dues au déracinement, à la double culture, aux choix moraux entre tradition et émancipation. Il y a beaucoup d’enjeux, complexes, et je voulais que le spectateur puisse vivre ça. Avec le montage, mais aussi dans toutes les images qui devaient incarner cette problématique-là, et que j’ai travaillées comme des tableaux (en tournant toujours sur pied notamment). Par exemple, les scènes de cave sont sombres mais il y a toujours une lumière au bout. C’est inspiré de Van Gogh et ce qu’il écrivait à son frère lorsqu’il était interné : « même dans la nuit, il y a de la lumière ». Cette phrase a poursuivi le film tout au long de sa photographie.
Vers la fin, alors que Mathilde continuait à rejeter Mo, soudain on les retrouve tous les deux dans un lit. J’ai été très surprise, je me suis dit que j’avais raté quelque chose, je ne comprenais plus.
L’interprétation est ouverte, mais pour moi, ils sont revenus ensemble. Et ils ont un bébé.
C’est le bébé de Mo ? Je croyais que Mathilde l’avait fait avec l’homme qu’elle rencontre après lui.
À un moment, Mo dit au bébé « tu es ma fille ». Mais on ne sait pas, on est dans une confusion permanente. Donc on est libres d’interpréter, chaque spectateur peut revoir l’histoire à sa manière. J’aime bien le laisser s’en emparer, la lâcher, y revenir… Le mettre dans cet état de quête, de recomposition.
La disjonction entre images et dialogues créé la même impression que ce que nous avons dit du montage. Souvent, on entend des paroles qui ne correspondent pas à ce qui se passe à l’image. On a alors le sentiment d’être dans l’esprit de Mo qui pense à une scène du passé tout en vivant son présent.
L’image est fixe et lente, le son est plus rapide. Toujours cette même confusion. Mo ne sait plus où il est. En partant à la reconquête de la femme qu’il aime, il essaie de fixer les choses. En peignant aussi, il donne corps à son fantôme, à sa problématique intérieure, et par-là il essaie d’en faire le deuil. Tout cela est inconscient pour lui, c’est dans sa création que cela peut se révéler. Il s’est passé un peu la même chose pour moi. Faire jouer mes parents était, de façon inconsciente, une manière de les garder toute ma vie avec moi, immortalisés dans un film. Je ne l’ai compris qu’après l’avoir fini. J’ai aussi découvert après coup que la problématique de Mo était celle de ma sœur aînée, et qui était un traumatisme familial il y a trente ans. Je pensais raconter une histoire assez extérieure à mon vécu, or ça n’est pas le cas, plein de choses m’ont complètement échappé, je les découvre peu à peu dans mon film, et c’est très étonnant.
Pourquoi avoir fait tourner votre femme ?
Ce choix-là a été dicté par l’économie du film, de même que pour les gens qui font de la figuration. Je n’avais pas les moyens de payer des comédiens et comme ma femme est comédienne, et qu’elle ne devait tourner que deux jours… Cela dit, je ne voulais mettre dans le film que des gens que j’aimais.
Mon frère va t‑il sortir en France ?
Dans un an, je vais essayer de le distribuer moi-même. Ça ne sera pas facile. Étant donné sa forme, le fait que j’ai tourné le dos au marché, je doute qu’il attire beaucoup de public. Mais on verra bien, on peut avoir de bonnes surprises. Je veux l’accompagner jusqu’au bout. Je suis déjà très content qu’il existe, et tel que j’ai voulu qu’il soit. Ça n’était pas gagné. Qu’il ait été à Dubai, qu’il y ait été primé, conforte un peu mes choix formels. Faire un film comme ça est tellement difficile, je ne le referai pas. Il a fallu de l’inconscience, une dose de folie. Je me demande si la vie d’un homme mérite autant d’engagement et de souffrance, avec comme perspective un résultat proche du zéro, tant sont nombreux les paramètres qui entrent en jeu pour en venir à bout. Je me suis donné trois films à faire, que j’ai en tête, après j’arrête, parce que je veux faire autre chose dans ma vie.