Après avoir programmé Demande à ton ombre, dont nous avions dit le plus grand bien, pour sa 10e édition le Panorama des Cinémas du Maghreb et du Moyen Orient présentait le nouvel opus de Lamine Ammar-Khodja, Bla Cinima. Le film se passe sur une placette algéroise, devant un cinéma nouvellement restauré. Le cinéaste observe patiemment les gens qui transitent ou s’arrêtent, et il les interpelle. L’objet de sa présence, au premier abord, est de les interroger sur leur rapport au cinéma (en Algérie, ce dernier fut florissant jusqu’à la guerre civile des années 1990, qui l’a laissé exsangue). Mais on sent vite que ce sujet est aussi là pour faire parler les Algérois d’autre chose – leurs conditions de vie notamment. Par la théâtralité qui leur est naturelle, ils apparaissent comme des personnages hauts en couleurs, des personnages de cinéma. Confiant vis à vis du réel qu’il interroge, Lamine Ammar-Khodja laisse se déployer librement les situations qu’il provoque, et ainsi quelque chose advient – un portrait percutant de la vitalité de la rue d’Alger, émouvante, drôle, surprenante, sombre…
Pourquoi le choix de cette place-là, devant le cinéma Sierra Maestra, dans le quartier de Meissonier ?
Meissonier est un quartier populaire situé au centre ville d’Alger. Et cette placette n’est pas loin d’un hôpital et d’un marché, c’est un lieu de passage. On y croise des personnes âgées qui viennent s’y asseoir, des jeunes, des vendeurs de poussins… C’est un lieu très vivant. Et puis il y a ces petites colonnes grecques qui nous renvoient à l’Antiquité. Je me suis dit que cette placette pourrait être notre théâtre grec. Ensuite, il y a le Sierra Maestra, une salle de cinéma fraîchement rénovée. Le ministère a pris en charge la rénovation de certaines salles, dont celle-là, pour relancer le cinéma. Mais elles restent largement abandonnées car les gens ont perdu l’habitude d’aller au cinéma pour voir un film. Je veux dire qu’ils regardent des films, mais pas au cinéma. J’allais parler de cinéma avec les gens tout en tournant en face d’une salle de cinéma abandonnée par le public. Ça me paraissait une bonne base pour réfléchir sur le sujet. Alors cette placette m’est apparue comme l’endroit idéal.
En interrogeant les gens sur le cinéma, tu savais dès le départ que leurs propos allaient déborder ce sujet-là n’est-ce pas ?
Oui, le « sujet » du cinéma est une porte d’entrée pour parler de la vie de tous les jours. Mon projet était de prendre le cinéma et de le jeter dans la rue, afin de faire des gens de la vie de tous les jours, des acteurs de cinéma. Et puis c’est dans la rue que se trouve la vraie vie d’Alger et pour moi le cinéma n’est pas autre chose que la vie. Je reprends souvent à mon compte cette phrase d’Henry Miller qui dit : « Tout ce qui sort de la rue est faux, c’est-à-dire littérature. » Pour ce qui est du « dispositif », j’ai remarqué que les Algériens parlent rarement de façon directe mais en contournant les choses. Si tu demandes à un Algérien de te parler de l’état actuel du pays, il va tout de suite essayer de changer de sujet. Par contre, si tu lui signales, simplement, que le prix du bidon d’huile a augmenté, là il va te dire tout ce qu’il a sur le cœur concernant ce qui le préoccupe au quotidien. Je me suis dit que le sujet du cinéma allait nous servir de « drapeau blanc » pour permettre aux gens de parler d’autre chose, sans méfiance, et c’est cet autre chose qui m’intéressait. Mais en même temps, ça n’est pas si simple, car c’est aussi un film sur le cinéma que j’ai voulu faire en procédant moi aussi de façon indirecte. Je voulais me poser la question de la place du cinéma dans un pays qui n’a plus de cinéma. Et particulièrement de ce que veut dire le cinéma populaire aujourd’hui. J’étais dans un quartier populaire. Parfait. J’avais le théâtre. Parfait. Il me fallait des acteurs et ils étaient là dans la rue. Ce qui me frappe chez les gens de la rue d’Alger, c’est leur capacité de représentation. Ils ont une façon de se tenir. Une façon de parler qui crée tout de suite de la connivence avec le spectateur. En fait, mon pari est que les gens de la rue sont en constante représentation et c’est ce qui fait d’eux des acteurs spontanés. Ils sont d’une générosité étonnante car ils sont capables de faire passer des émotions avec des mots simples. En même temps, on sent qu’il y a de la retenue. Beaucoup de retenue. On se surveille.
La méfiance vis-à-vis de l’image s’explique t‑elle par l’usage qu’en fait la presse audiovisuelle ?
Il n’y a pas que ça, la méfiance s’explique aussi par le manque de représentation. Les gens ne se sont jamais vus dans les images. C’est aussi ce qui m’a poussé à faire un film uniquement dans la rue. Il y a tout un pan de la vie quotidienne qui n’existe pas au cinéma. Un cordonnier, un vendeur de pop-corn, des dames assises sur un banc public… Pourquoi ne voit-on jamais cela ? C’est normal que les gens se méfient de telles images, puisqu’ils ne les ont jamais vues. Normal aussi qu’ils se méfient des reportages télé car ils ne montrent souvent que des stéréotypes. Les gens n’ont pas envie que leur image soit détournée, et cette crainte est justifiée. Systématiquement, quand on s’approchait de quelqu’un sur la place, il pensait qu’on était de la presse. On a dû réexpliquer notre projet à chaque fois. Mais même une fois cette première barrière franchie, ils ne lâchaient pas facilement prise, car il n’y avait aucune raison pour qu’ils nous croient et nous fassent confiance. Ça a été particulièrement dur pour nous d’approcher les femmes, qui avaient vraiment peur de l’image qu’on pouvait donner d’elles. C’est à force de voir qu’on restait toute la journée à filmer, du matin au soir, pendant dix jours, qu’ils ont dû se convaincre que nous n’étions pas la télé, qui ne fait jamais ça.
Y avait-il une différence entre les réactions des jeunes et celles des moins jeunes ?
J’ai eu le sentiment que les personnes âgées étaient plus tranquilles, moins méfiantes, comme si elles n’avaient pas peur de dire ce qu’elles pensaient. Les jeunes étaient plus réticents, et je pense que c’est à cause de cette histoire de télé…
Pourtant on pourrait penser que, puisqu’ils ne se sentent pas suffisamment écoutés par les politiques, les jeunes se servent de la caméra comme d’une aubaine pour se faire entendre. Ce d’autant plus qu’ils ont tout à construire. L’un des personnages, jeune, le dit d’ailleurs, que s’il devait faire un film, il ferait un film sur les jeunes, « pour faire du bien »
Oui, ça devrait être le contraire, ils devraient parler davantage que les personnes âgées. Mais c’est comme s’ils savaient déjà quoi attendre de nous. Comme s’ils n’accordaient aucun crédit à ce que nous allions faire de leur image. L’un d’entre eux nous a interpellés pour nous dire que nous avions un but personnel pour venir sur cette placette, et que demain on partirait en ayant oublié tout ce que nous avons fait. Il ne voulait pas être filmé et son témoignage apparaît uniquement par le son. Je tenais à ce que cette tension apparaisse dans le film. C’est d’ailleurs le moment où il bascule du sujet cinéma à la réalité du terrain.
Comment as-tu choisi les gens que tu filmes ? Comment les as-tu abordés ? Puis convaincus – dans les cas où ils étaient réticents ?
Je suis d’abord allé observer la placette deux ou trois fois. Je restais là, simplement, à me laisser imprégner par ce qu’il y avait autour de moi. J’ai repéré certaines choses, le vendeur de poussins qui arrive le matin, le vendeur de pop-corn qui sort ses outils des toilettes publiques, les colonnes grecques, le fait que femmes et hommes ne s’asseyent pas du même côté de la place, des petits détails comme ça. Prendre le temps de se poser quelque part et simplement regarder ce qui vous entoure. C’est un geste banal mais c’est un geste qu’on ne fait plus. Sûrement à cause de tous ces écrans qui nous sollicitent tout le temps. Un jour j’ai entendu un cinéaste dire que regarder est un travail en soi. Je crois qu’il a raison. Bref, je me suis assis sur un banc, j’ai observé tout le théâtre qui se passait sur la placette et je me suis demandé pourquoi tous ces gens que je trouvais très beaux n’existaient pas au cinéma. L’envie du film part de là. Pour le tournage, avec la chef op, Sylvie, on allait filmer tous les matins. Je lui avais demandé de rester proche des gens, en déterminant un cadre bien précis, mais elle avait énormément de liberté. Certaines personnes, certains visages, m’attiraient plus que d’autres. Ils me semblaient pouvoir raconter quelque chose en terme de cinéma, et c’est au gré de ces intuitions qu’on approchait les gens. Certaines personnes venaient spontanément nous aborder. Avoir une caméra à Alger est un dispositif en soi. Ça ne passe pas inaperçu. Ils étaient curieux, nous demandaient si on était la presse, et une fois qu’on leur expliquait ce qu’on faisait, on commençait à discuter. Je commençais souvent par leur demander s’ils allaient beaucoup au cinéma, s’ils regardaient beaucoup de films, quels films ils aimaient. Puis petit à petit ça basculait vers autre chose, parce que les gens s’en fichent du cinéma. La grosse difficulté, je le répète, ça a été les femmes. Avec elles, c’était sans équivoque, elles disaient qu’en Algérie le cinéma n’est pas pour elles. Au montage est apparue une tension, entre les gens qui racontent quelque chose directement sur le cinéma (le prix du ticket, les références cinématographiques, les salles de cinéma dans le passé), ceux qui utilisent l’image (par exemple cet homme qui interpelle directement la caméra car il sait que l’image a un pouvoir politique), et ceux qui parlent de choses plus sociales, plus terre à terre. Le film essaie de jongler entre ces deux pôles.
Les jeunes femmes aussi considèrent-elles que la salle de cinéma n’est pas pour elles ?
Ce sont surtout les plus jeunes qui le disent. Les plus âgées sont souvent allées au cinéma dans les années 1970 quand il était florissant en Algérie. Maintenant, elles ont cessé à cause de la mauvaise image qu’ont les salles, où l’on dit qu’il n’y a que des couples, que c’est mal fréquenté. Dans le film, il n’y a qu’une ou deux femmes qui parlent de cinéma. Ça n’est pas un hasard si on en voit davantage dans la deuxième partie, celle où l’on a quitté le sujet du cinéma. Mais elles apportent autre chose. La difficulté de filmer (les deux femmes hors champ). Le rôle de la société civile (la femme de l’association). La douceur (la fille à la fin du film).
Il n’y a que quatre moments situés à l’intérieur du cinéma. La première et la dernière scène, dans la salle, un plan du bar désert et un plan de la place vue la nuit depuis l’intérieur du cinéma, à l’étage. On ne voit aucune entrée ou sortie de séance par exemple. Les personnes disent que c’est un lieu mal famé, mais tu ne nous montres pas qui y va. Était-ce un choix préalable de filmer si peu le lieu-même ?
L’idée qu’il y ait un fantasme autour de la salle m’a plu. Les gens qui en parlent et qui sont persuadés que c’est un lieu mal famé, ils n’y vont pas. Ils le fantasment. Pendant le tournage, le film The Artist était programmé au Sierra Maestra. Je n’ai vu personne aller le voir. Les gens qui sont entrés dans la salle étaient des couples qui ressortaient une demi-heure après le début de la séance. Ils y cherchaient un peu d’intimité. Petit à petit, a germé en moi l’idée que la salle de cinéma pourrait jouer le rôle de l’État. Elle est là, en arrière-plan, elle nous regarde, on la regarde, on en parle mais sans jamais y entrer. On ne sait pas ce qui s’y passe. Quand on y entre, comme je le fais dans la dernière scène, on y découvre le contre-champ de tout ce qu’on a vu dans le film. Dehors on a vu la rue qui bouge, qui est vivante, ce qui est pour moi le vrai cinéma ; dans la salle on voit des enfants s’exprimer à coup de slogans idéologiques. (Je précise au passage qu’il est inutile de chercher un lien entre les couples et l’État.)
Le ticket coûte t‑il cher ?
Il coûte 200 dinars. Cher ou pas cher, ça dépend pour qui. Dans le film, il y a cette dame en haïk qui réagit vivement en disant que c’est cher. Le jeune homme à côté d’elle, qui a l’air d’être un fin gourmet, dit que ce n’est pas cher parce qu’avec 200 dinars on n’arrive même pas à acheter un poulet.
Les gens sont-ils très pauvres dans ce quartier ?
C’est une question difficile. Mais je dirais que Meissonnier est un quartier populaire, donc majoritairement habité par des classes sociales pauvres.
Toi tu n’es pas pauvre et tu ne vis plus à Alger. Est-ce que cela n’a pas créé une distance, une méfiance de la part des gens vis à vis de toi ?
Arriver avec une caméra crée tout de suite de la distance. Je ne pense pas que le fait que je ne vive pas à Alger ait joué. Je leur ai bien dit où je vivais, car ça dit d’où je parle, je ne pouvais pas le leur cacher. Mais pour le reste, j’étais très tranquille en parlant avec eux. Pour moi leur méfiance était liée à l’image, pas à moi. Quand je ne filmais pas, on continuait à parler de tout et de rien. Tu sais, j’ai moi-même grandi dans un quartier populaire de la banlieue d’Alger, à Sorécal, Bab Ezzouar. Je connais bien les codes de la rue pour y avoir pas mal traîné, surtout durant la période collège/lycée. Je me sens très à l’aise avec le parler du dehors.
La chef opérateur, Sylvie, qui est française, parle-t-elle ou comprend-elle l’arabe ?
Non. Je tenais à ce que ce soit une femme qui m’accompagne, je me disais que ça rendrait les gens moins méfiants. Sachant à l’avance que ça serait compliqué de filmer des femmes, je pensais que la présence de Sylvie adoucirait un peu le problème. Je trouve ça bien qu’elle ne comprenne pas la langue. A certains moments on sent qu’elle tâtonne et ça, ça raconte des choses sur moi, qui vis en France et qui fais un film en Algérie. Cette hésitation, ces doutes dans l’image, racontent quelque chose de ma position. Aussi, Sylvie devient un personnage du film, elle se fait draguer, on sent qu’elle est là et que le film est aussi son regard à elle superposé au miens.
Combien d’heures avez-vous tournées ?
À la fin du tournage, on avait 16 heures de rushes. Le film dure 1h22. Au début on voulait garder davantage de femmes, puis on s’est rendu compte qu’en en mettant moins, celles qu’on gardait prenaient de la force. Il y avait aussi des propos redondants, par exemple le fait de ne pas avoir de maison, de ne pas arriver à joindre les deux bouts… Alors on en a mis de côté. Le film est fait de longues séquences. L’étalonneur a été surpris de voir si peu de plans pour un film de 1h22. Je me suis rendu compte que c’était la longueur qui faisait sens. On a fait ce que les reporters ne font pas – allonger les discussions. Prendre le temps. Je disais à Sylvie de ne pas couper, parce que parfois les gens disaient quelque chose au début et son contraire à la fin, ou changeaient de ton en cours de route. Et ce sont ces changements qui m’intéressent. Ils racontent quelque chose du rapport à l’image. Quand je filme quelqu’un, je me demande toujours si ce qu’il me dit est sincère ou s’il joue devant la caméra. Plus il y a du temps, plus celui qui est filmé se sent écouté, moins il joue, plus il devient un personnage complexe. Il n’y a que le temps qui puisse casser la première barrière. C’est devenu le principe du film.
À un moment, tu discutes de cinéma avec une petite fille très loquace. Puis un homme passe, qui semble la connaître, au début on a l’impression qu’il veut l’éloigner de la caméra, puis il se met à discuter avec elle, avec toi. Puis passe un couple de jeunes gens, et l’homme leur dit qu’il est en train de parler de mariage avec vous. Pourquoi dit-il cela puisque ça n’est pas vrai ? Et qui est ce couple qui arrive de nulle part et puis repart ?
C’est ce sur quoi j’ai misé le film : lancer des situations et croire très fort qu’il va se passer quelque chose, qu’une situation va advenir et que ça créera des moments de cinéma. C’est Jean Rouch qui m’a appris ça. Rouch quand il va filmer, il pense que si tu es vraiment présent quand tu filmes, si tu es vraiment là, il va se passer quelque chose. Croire dans le réel, c’est croire qu’il va se passer quelque chose. Dans la scène que tu décris, l’homme est en train de parler de cinéma avec la petite, ils ont une discussion d’adultes et ils se disent des choses très sérieuses, et puis il y a ce couple qui passe, qu’on ne connaissait pas nous non plus, et tout d’un coup l’homme change sans aucune raison et se met à parler de mariage avec eux. Pourquoi fait-il ça ? Il est en train de jouer, il s’amuse. C’est ce que je disais, les gens dans la rue à Alger sont des acteurs, ils sont comme ça naturellement. Ces jeunes aussi, ils passent, voient une caméra, s’approchent, racontent leur truc, s’amusent et puis repartent, ça les a occupé deux minutes. J’aime bien cette dynamique de la rue d’Alger. C’est vivant. C’est ça qu’on a essayé de capter, ce qu’on ne contrôle pas. Je me demandais comment rendre compte de la particularité d’Alger. Pourquoi ce film-là ne peut-il exister qu’à Alger et pas ailleurs ? Je pense que c’est en raison de la vitalité de la rue. Et il n’y a que le cinéma direct qui puisse rendre ça. Si j’avais écrit cette scène dans un scénario, on m’aurait dit que c’est n’importe quoi. Il n’y a aucune raison pour qu’un type saute du coq à l’âne au milieu d’une discussion. Et pourtant c’est ce qui se passe dans la vraie vie !
Lorsque les policiers interviennent, qu’est-ce qu’ils vous ont demandé ? Combien de temps avez-vous parlé avec eux ? Qu’est-ce qui se passe à ce moment-là où vous filmez en cachette ?
Dans le film, cet épisode apparaît comme quelque chose d’un peu menaçant non ? On voit des vendeurs de légumes qui ramassent leur étalage à la hâte, puis l’image se met à bouger, on se dit qu’il y a quelque chose de bizarre et à la fin on comprend qu’on est en train de discuter avec des flics. Alors on peut se dire que les flics viennent poser des problèmes aux vendeurs ambulants et à nous qui faisons les images. Mais en réalité, ils sont venus nous dire de faire attention à ne pas nous faire voler la caméra, et de venir les voir si on avait le moindre problème. Donc ils ont été très gentils avec nous. Mais j’ai fait exprès de rendre compte de quelque chose de différent pour le film. Alger est une ville très surveillée (c’est la ville du pouvoir). Même s’ils ont été sympas avec nous à ce moment-là, je pense plus juste de montrer les flics comme quelque chose de menaçant. Même dans le documentaire, il y a toujours une part de fiction.
La fin du film est assez violente. Il y a cette séquence très émouvante avec la jeune fille au bandeau noir. Puis juste après, on entre dans le cinéma où des enfants récitent le discours idéologique de l’État. Cet enchaînement est très violent, d’autant que le film s’achève là-dessus.
Certaines personnes m’ont reproché cette dernière scène, elles auraient préféré que je finisse sur la fille, parce que c’est beau. Mais je me dis que tout ce qu’on a vu ne prend sens que par rapport à un référentiel. Que répond t‑on à cette vitalité et à cette détresse de la rue ? On y répond par un discours très idéologique.
Et vice versa. Puisque c’est aussi à cause de ce discours-là que la rue est comme ça. Je trouve que cette dernière séquence est très importante car elle éclaire tout ce que nous ont donné les gens avant dans le film, quand on comprend ce que l’État leur propose. Et c’est d’autant plus violent que ce sont des enfants qui récitent ce discours.
Mais ce discours-là, tu ne peux le faire réciter qu’à des enfants, quand tu grandis tu sais mieux à quoi tu as affaire.
Il y a quand même au moins les parents des enfants, qui doivent être d’accord avec ça je suppose, et les enseignants…
Évidemment…
Je peux te poser une question, pour passer du coq à l’âne ? Pour moi, le film est très structuré. Or quelques spectateurs m’ont dit que ça allait dans tous les sens, et ça les a dérangés. Qu’est-ce que tu en penses ? As tu eu l’impression qu’il digresse tout le temps dans les directions qu’il prend ?
J’en perçois davantage le flottement, la liberté de navigation, que la structure. L’impression de digression vient peut-être du fait qu’au début tu as un fil conducteur fort, le cinéma, puis tu le laisses tomber. Même si tu savais dès le départ que ce fil était là pour ça, pour être abandonné, et que donc, en quelques sortes, tu contrôles ce virage.
Il y a un désordre apparent dans le film puisque la rue est comme ça. Depuis les années 1990, la société s’est fragmentée. On a l’impression que chacun vit sur un îlot isolé, comme si le tissu social s’était déchiré (rappelle toi que c’était la conclusion de mon film précédent, Demande à ton ombre). Or j’avais un projet politique en faisant le film. Rassembler tous ces gens au moins le temps d’une séance de cinéma pour qu’ils coexistent et communiquent. Que cette placette devienne une place de la République foisonnante et vivante. Le désordre est donc dans la forme et dans le fond. Je pense que le spectateur peut être déstabilisé parce qu’il cherche quelque chose de plus posé, auquel il est plus habitué. Or on va davantage chercher dans l’intuition et c’est ce qui donne peut-être une impression de désordre. Il n’est pas facilement accepté. Comme si un film qui matérialiserait le désordre n’était pas un film maîtrisé…
On a l’impression d’une structure musicale, une sorte de ballet, que condense d’ailleurs ce passage très beau où tu montres des gens en marche, sur Peer Gynt. Tu t’accroches aux uns, puis aux autres, au gré de tes intuitions, c’est très fluide.
C’est très juste ce que tu dis. Et ce mouvement rend compte de la vitalité folle de la rue.
Cela condense aussi ce qui se joue dans la création, on voit bien, pendant que tu t’intéresses à quelqu’un, que tu le choisis, que tu laisses tomber tout le reste.
Oui, regarder c’est choisir une direction.
As tu déjà montré le film aux gens qui sont dedans ?
Nous sommes en ce moment en train d’organiser une projection au Sierra Maestra. On reboucle la boucle. On a sorti le cinéma de la salle, on va essayer de l’y refaire rentrer. J’ai très envie de montrer le film aux personnes filmées, et d’en parler avec elles.