Au FIDMarseille où son film, Demande à ton ombre, a gagné le Grand Prix du Premier Film, rencontre avec Lamine Ammar-Khodja.
As-tu trouvé des financements pour faire ton film ?
On n’a pas voulu demander d’aide à l’écriture parce dans le feu de l’action, une grande partie des images était déjà tournée. Par contre on avait besoin d’argent pour tourner les mises en scène, pour le montage et la post-production. On a donc déposé des dossiers à trois commissions qui ont toutes refusé. Parfois pour des raisons obscures. Une commission m’a notamment dit qu’elle ne comprenait pas la relation entre Aimé Césaire et le retour au pays natal…
Quand as-tu découvert le Cahier d’un retour au pays natal ? Est-ce qu’il a été moteur de ton désir de tourner ?
Non, pas du tout. Je l’avais lu avant, mais l’idée de l’intégrer dans le film est arrivée vraiment à la fin. Bizarrement, quand j’ai commencé à monter, je faisais semblant d’être retourné à la maison et d’avoir retrouvé ma place parmi les miens. J’ai mis du temps à me rendre compte que ça n’était pas si simple et que le film était davantage sur mon retour à Alger qu’une chronique de ce qui s’y passait à ce moment-là. L’ambiguïté vient du fait que je faisais des images sur l’actualité. C’est comme si le feu du présent effaçait perpétuellement le passé. J’ai commencé en réaction aux images que proposaient les médias, locaux et étrangers (que les algériens consomment beaucoup), et dans lesquelles je ne me retrouvais nulle part. Quand les émeutes ont éclaté le 6 janvier 2011, je suis allé à Bab el-Oued pour voir ce qui se passait. Le lendemain, quand j’ai lu la presse, je me suis dit qu’il y avait un petit souci. La presse était soit partisane soit partisane. Il y avait ceux qui considéraient les émeutiers comme des voyous qui font n’importe quoi, et ceux qui pensaient que c’était la Révolution, que tout allait changer. Alors qu’on voyait bien que ça n’était ni l’un ni l’autre. C’est une sauce qui a pris à un moment donné, et qui n’a pas donné grand-chose parce que ça n’était ni organisé ni relayé.
Tu penses que le problème était essentiellement le manque d’organisation ? Y avait-il un désir assez fort pour que cela bouge ?
Moi j’y ai cru. Le lendemain du départ de Moubarak, lors de la manifestation du 12 février à Alger, je me suis dit qu’il pouvait se passer quelque chose. Les amis étaient plus sceptiques. Avec du recul, je me rends compte qu’ils connaissaient la situation mieux que moi. Forcément… quand on part huit ans, on perd la réalité du terrain. Le problème est que les partis politiques ont appelé à manifester seulement un mois après les émeutes du 6 janvier. Alors que c’était à ce moment qu’il fallait descendre dans la rue, soutenir les émeutiers et dire que leur révolte n’était pas due qu’au prix du sucre qui a augmenté, comme cela a surtout été dit, mais à un problème de fond bien plus lourd. Il n’y a pas eu de relais entre les manifestations populaires et les partis politiques. Mais j’avoue que, sur le moment, je ne me suis pas rendu compte de ce fossé. Je ne l’ai compris que pendant la manifestation, quand j’ai vu tous ces vieux papys qui sont venus avec leurs vieux slogans des années 1990. On voyait bien que cela ne marchait pas et qu’il y avait plus de flics que de manifestants. Plus tard, une heure après le début du rassemblement, un petit groupe de cinquante gamins venus de Belcourt est venu mettre le feu à la manif. Là on a senti un souffle, qu’il y avait quelque chose qui se passait. Je me suis dit que s’il devait y avoir un changement, c’est de ce côté-là qu’il viendrait.
Pourquoi ce laps d’un mois entre les émeutes du 6 janvier et la manifestation du 12 février ?
Parce qu’il y a un vrai fossé entre ceux qui appellent à manifester et ceux qui sont censés faire corps dans la manif. Et ce fossé, je l’ai découvert à ce moment-là. À partir du moment où les émeutes éclatent et que tu ne descends pas pour les soutenir, c’est que tu n’es pas avec les émeutiers. Et tu n’as pas le droit de les appeler à manifester avec toi. C’est pour cela que, lorsque les jeunes de Belcourt arrivent dans la manifestation, ils tiennent vraiment à ne pas faire partie du groupe. Ils restent entre eux sans se mélanger aux vieux.
Il y a aussi un groupe d’autres jeunes au milieu, ceux que tu montres en plans photos lors de la manifestation du 15 janvier…
Ce n’était pas une manifestation mais un rassemblement qui a eu lieu une semaine après les émeutes. J’avais assisté à une ou deux réunions pour l’organisation de ce rassemblement et je connais les organisateurs dont certains sont des amis. Le jour J, je m’y suis senti vraiment étouffé. Nous étions une trentaine de personnes dont la plupart faisait partie du milieu culturel algérois. Disons, un rassemblement du milieu. Petit à petit, je voyais la foule sur le trottoir d’en face qui grossissait, comme des spectateurs venus assister à cette bizarrerie : une trentaine de chats qui appellent à la démocratie. J’ai eu le sentiment de m’être trompé de trottoir… Le lendemain, je lis un article dans le journal où je vois entre autres mon nom et dont le titre est : « un vent de Tunis a soufflé sur Alger ». Le sentiment d’étouffement dont j’ai parlé plus haut a décuplé et nous étions plusieurs à l’avoir ressenti. Si à la manifestation du 12 février, je me suis rendu compte du fossé qu’il y a entre les jeunes et les vieux, à celle du 15 janvier, j’ai surtout pris conscience du fossé entre le milieu intellectuel et les gens. Il faut dire qu’en Algérie il y a quelque chose qui me dérange : par exemple, si on a envie d’ouvrir une école de cinéma, il faut que ce soit la plus grande école de cinéma d’Afrique, si on a envie de construire une mosquée, il faut que ce soit la plus grande du monde. Dans le fait d’appeler à la démocratie, à faire tomber le système, avec des mots si forts, je trouve qu’il y a quelque chose d’indécent. Je pense qu’on part de trop loin quand on demande ça. On devrait commencer par nettoyer à côté de chez soi, par de petites choses. C’est important.
Il y a aussi des gens, tels que la vieille dame que l’on voit dans le film, qui considèrent que Bouteflika est un homme qui prend soin du peuple. Cette dame a peu d’argent mais elle ne remet pas en cause le gouvernement.
Disons que la majorité a toujours raison… sauf en politique. Le président a une bonne cote de popularité. Mais je pense que ces gens qui le défendent se rendent parfaitement compte que quelque chose ne tourne pas rond, au-delà du discours qu’ils portent. Je ne crois pas qu’ils soient si dupes. Par contre, ce qui me dérange, c’est que la télévision nationale ne montre que ce côté-là, ces gens qui relaient le discours politique des gouvernants.
Ce film t’a-t-il permis de comprendre que ta place est finalement ailleurs qu’à Alger ?
Ce film m’a fait prendre conscience que je ne retournerai pas tout de suite vivre à Alger. C’est vraiment le film de quelqu’un qui ne trouve pas sa place en revenant. J’ai pris conscience de la distance que j’avais. Sans rien renier à la proximité non plus. Mon film se tient dans cette distance-là. Je comprenais très bien le terrain et sa complexité sans jamais trouver ma place dans le jeu. Cette position ambiguë m’est apparue clairement un jour où j’étais à Alger : je n’avais pas trop envie de sortir, le moral à plat, et j’étais justement en train de lire un livre sur la ville. J’étais très content de lire ce livre sur Alger. Je trouvais cette ville fantastique et intrigante. C’était bizarre, j’étais plus content de découvrir des choses sur la ville en lisant le livre qu’en sortant tout simplement dans les rues. Je me suis dit que pour mes films j’allais faire la même chose. Recréer un espace pour me réapproprier cette ville et me réconcilier avec elle. Finalement, y vivre ou pas n’a pas tant d’importance. D’ailleurs, quand on me pose la question pour me demander si je suis retourné en France ou si je suis resté à Alger, je dis que j’habite mon imaginaire. C’est le privilège de la création.
Quand tu es retourné à Alger un peu avant janvier 2011, tu ne pensais pas faire un film ?
J’avais commencé à récolter des images en réaction aux images médiatiques, je les avais mises sur Internet où elles ont d’ailleurs beaucoup tourné. Petit à petit, je me suis dit qu’il y avait peut-être matière à faire quelque chose. J’ai fait un premier montage, pas du tout sur l’histoire du Cahier d’un retour au pays natal. Quand les choses ont commencé à se mettre en place, je me suis rendu compte que c’était un film existentiel, que j’allais me poser des questions sur la vie, l’existence, mais que cela pouvait aussi être politique au sens où j’ai lié ces questions à celle d’être un jeune aujourd’hui à Alger. Les questions existentielles et intimes se sont mêlées à la question politique. Pour moi la politique, c’est de se demander ce qu’on nous propose comme modèle de vie et comment nous vivons avec celui-ci. C’est la dimension politique que je trouve noble, celle qui me parle. Ce qui m’intéresse, c’est comment vivent les gens. Le côté engagé pour une cause me rebute profondément.
Finalement tu aurais pu faire ce film-là à un autre moment que janvier 2011, ça n’aurait pas changé grand-chose. Ton positionnement par rapport à la politique se retrouve n’importe quand à partir du moment où tu reviens à Alger.
Exactement. Janvier 2011 était un moment propice à la dramatisation. Des choses très fortes se passaient sous mes yeux, c’était très cinématographique, très approprié pour raconter une histoire. Mais je pense que j’aurais pu faire ce film même s’il n’y avait pas eu ces manifestations.
À quel moment as-tu décidé d’aller tourner en Tunisie et comment l’as-tu vécu ? Qu’y as-tu découvert ?
Après le 14 janvier, je voulais aller en Tunisie, comme tout le monde, pour voir ce qui s’y passait, mais je n’avais pas d’argent. Finalement, j’ai trouvé une formation où on m’a payé le billet d’avion. J’ai pris des images mais j’étais bercé dans le mythe et le fantasme du vaillant peuple qui a chassé son dictateur. Je savais bien que la situation était complexe mais j’étais heureux de voir des gens, et surtout de mon âge, fiers d’eux-mêmes et préoccupés par leur avenir dans un pays arabe. C’était la nouveauté pour moi.
C’était une évidence pour toi de te mettre en scène dans le film ? C’était là dès le début ?
En rentrant à Alger, je me suis retrouvé dans une grande solitude par rapport aux gens qui ont envie de faire des films. Je trouvais qu’il manquait une dynamique de travail collectif. Si j’avais trouvé des gens motivés pour faire le film sans argent, j’aurais été très emballé qu’on le fasse en groupe. Je me suis retrouvé à travailler seul parce que je n’ai pas eu l’occasion de trouver des gens avec qui travailler. Je me suis dit que si je pouvais faire l’image et le montage, pourquoi pas l’acteur. L’engagement passe aussi par le fait de se mettre en scène et de n’avoir rien à cacher. S’assumer pleinement et mettre les deux pieds dans le plat. C’est comme dire « voilà, moi j’ai vu ça parce que je suis comme ça ». Ne pas mettre de distance entre ce que tu vis et ce que tu représentes. C’est ce que j’appelle exister. Même si bien sûr il faut environ 40% de mise en scène par rapport à une situation réelle pour que cela marche au cinéma.
Est-ce que la dimension humoristique était là dès le départ ?
Je n’ai pas essayé d’être drôle, c’est juste ma manière de faire. Tu sais, j’ai une formation d’ingénieur en informatique et je me retrouve à présenter un film au FID : si cela ne t’apprend pas l’ironie ! Je n’avais pas envie de faire ces études, je les ai faites pour faire plaisir à mes parents mais je ne m’y suis jamais intéressé. J’aurais préféré faire des études d’histoire ou de lettres. Quand je suis arrivé en France, ça m’a fait un choc de voir tous ces gens qui lisent dans le métro, et je me suis rendu compte que je ne savais pas écrire un texte correctement dans aucune langue. Du coup je me suis mis à lire un peu maladivement. J’ai failli délaisser mes études pour lire. Je ne regrette pas d’avoir appris cela dans mon coin, je crois que je n’aurais pas aimé faire des études littéraires. Je défends farouchement mon côté autodidacte.
Quand j’ai fait le master 2 à Lussas, par moments j’ai vraiment beaucoup aimé. Je pense notamment à des intervenants comme Claire Atherton qui ont profondément marqué l’idée que je me fais du montage. Il y a des gens comme ça avec qui vous travaillez quatre-cinq jours mais qui vous laissent une trace indélébile. Mais à Lussas, il y a aussi des choses qui m’ont vraiment refroidi. Je crois que les écoles de cinéma, ça n’existe pas. Ça avait peut-être un sens avant, aux temps des écoles russes, américaines, où les gens discutaient entre eux pour trouver une forme pour dire ce qu’il y avait à dire. Mais aujourd’hui, le cinéma est parti dans tellement de directions possibles et ce qu’il y a à dire est tellement propre à chacun que je trouve complètement absurde d’apprendre une manière de dire les choses. C’est vraiment sectaire. Défendre un certain cinéma, c’est déjà ne pas aimer le cinéma. J’aime autant L’Inspecteur Tahar que Buster Keaton. Pour moi c’est la même chose. Un bon film c’est un bon film. Et il y a mille manières de le faire. L’important c’est de trouver la sienne.
Après avoir fini Lussas, j’ai eu envie de rentrer à Alger pour trouver un endroit où je n’aurais pas à courir derrière l’argent pour payer le loyer. Je voulais prendre un an pour trouver quel cinéma j’avais envie de faire. J’ai passé l’année à regarder des films et à lire des livres. Demande à ton ombre se termine par cette phrase de Césaire où il dit à propos du Cahier d’un retour au pays natal que « c’était le cri d’un homme, jeune et désorienté, se cherchant et cherchant une voix, c’est né comme ça ». J’ai l’impression de m’être approché de ma voie cinématographique, et ce film-là a beaucoup servi à cela. Sans rien renier à mes références, à ce que j’aime comme cinéma, j’ai l’impression d’avoir réussi à faire quelque chose qui me ressemble.
Tu penses faire de la fiction aussi ?
Je ne fais pas de distinction entre fiction et documentaire. Le premier film que j’ai vu en retournant à Alger était Close Up d’Abbas Kiarostami, et il a profondément changé ma vision des choses. Toutes les questions de frontière entre fiction, documentaire, réel, imaginaire… m’ont semblé tellement futiles quand j’ai vu ce film. Et je crois de plus en plus que ce sont des questions de producteurs. Quand tu as besoin d’une scène et que tu n’arrives pas à l’avoir de manière documentaire, tu la mets en scène et puis c’est tout, l’important c’est que les deux marchent ensemble, que cela fasse un film à la fin.
Au moment du montage, quelles sont les autres directions qu’aurait pu prendre le film ?
Beaucoup de séquences et de rushes ont été écartés lors du montage, je n’ai finalement gardé que ce qui pouvait faire sortir d’un côté les questions existentielles type bonheur, rôle du cinéma dans la vie, place du rêve dans la vie, retour possible au pays, et d’un autre les questions politiques – faire sentir la tension de ce que c’est que de vivre à Alger, faire exister l’image des jeunes qu’on n’écoute pas d’habitude et souligner les tensions générationnelles. Hier par exemple, un spectateur m’a demandé pourquoi les jeunes de la cave parlaient de façon si vulgaire. En vérité, ils ne parlent pas de façon vulgaire, ils parlent comme tout le monde dans la rue. Vous prenez cette même personne qui a posé la question, vous la mettez dehors à Alger, elle ne trouvera pas bizarre que les gens parlent comme ainsi. Mais au cinéma, cela doit être différent ! En Algérie, on a longtemps pensé que le cinéma devait aller dans une direction et la vie dans une autre, il serait temps qu’on les fasse cheminer dans la même direction. D’autant plus que le cinéma est l’art le plus proche de la vie !