Rencontré aux Ateliers du Festival Premiers Plans d’Angers fin août 2015 alors qu’il venait y présenter Le Fils de Saul, László Nemes revient longuement sur son premier long métrage qui a remporté le Grand Prix du Jury lors du dernier Festival de Cannes.
Comment avez-vous réfléchi à votre parole sur Le Fils de Saul, que ce soit en débat ou en entretien ? Avez-vous conçu des éléments de langage pour défendre votre film ?
Lors de l’écriture du scénario avec Clara Royer, ma co-scénariste, et de discussions avec Matthieu Taponier, mon monteur, la question des éléments de langage, comme vous les appelez, était déjà très présente : comment allions-nous communiquer sur le film ? Cela nous aidait aussi à préciser notre pensée, même si une multitude d’éléments nous est apparue durant le tournage et le montage du film. Mais cela m’a aidé à cristalliser le cœur secret de mon film et m’a permis de comprendre quelle était la grande question que je me posais en le réalisant : s’il n’y a plus d’espoir, subsiste-t-il une voix intérieure ? Est-ce qu’il reste un choix ? Cela m’a permis, d’une certaine manière, de trouver ce Dieu intérieur, cette voix qui nous pousse à faire des choses. Mais on ne me pose jamais cette question ! C’est seulement en France… Mais pour revenir à votre question, on en a beaucoup parlé, rien n’est improvisé d’une certaine manière. Nous voulions rendre les choses compréhensibles. Au fil des rencontres avec le public, mon discours évolue cependant, car je ne m’adresse pas aux mêmes personnes.
Quels ont été les principes sur lesquels vous vous êtes appuyés pour construire cinématographiquement Le Fils de Saul ? Vous évoquez souvent la volonté de faire « ressentir l’expérience de la vie » dans un camp.
Tout d’abord, nous sommes partis de l’idée de réduire visuellement le champ du spectateur afin de poser immédiatement des limites importantes. Nous n’avons pas voulu retranscrire une totalité ou une globalité mais une singularité ou une subjectivité. Grâce à cette réduction, tout le processus vient naturellement. C’est un repère extrêmement fort. Ce qui règle, d’une certaine façon, la question de la représentation. Ensuite, il y a l’histoire que nous racontons… Nous voulions que le film soit, quelque part, comme un document : nous ne voulions pas le rendre « cinématographique ». C’est pour cela aussi que nous n’avons jamais pensé à utiliser une voix-off pour Saul. Matthieu Taponier, mon monteur, me disait toujours sur le plateau que nous étions en train de photographier la pensée de Saul.
Vous évoquez également deux volontés a priori paradoxales : filmer la règle (soit la vie dans les camps, et non la survie) et briser les codes des films de fictions précédents sur la Shoah. Comment avez-vous articulé ces deux idées ?
Je ne sais pas… Je suis encore en train de me demander comment le film, tout en utilisant des codes, les nie dans sa manière de fonctionner ou les confronte dans ce qu’il propose. Mais il est vrai que je ne voulais pas faire un film sur la survie : ce sont des histoires rassurantes que les sociétés occidentales ont inventé après la guerre. C’est un schéma balisé que je ne voulais pas reproduire.
Pourtant votre personnage principal se nomme schématiquement Saul Ausländer : soit le prénom du premier roi des Israélites dans la Bible, et le mot allemand qui signifie « étranger » ou « hors de son territoire ».
Je suis désolé mais je vais être très décevant : Saul est un prénom que nous aimions beaucoup avec ma co-scénariste, et qui s’est imposé sans référence. Pour Ausländer, nous cherchions un nom qui venait de Hongrie, encore une fois sans volonté métaphorique.
Cependant le film s’ouvre sur un carton qui explique sobrement la fonction d’un Sonderkommando au sein d’un camp, tout en distillant une certaine forme de poésie dans sa définition puisque ils sont appelés littéralement les « porteurs de secret »…
C’est étrange que vous trouviez cela poétique parce que c’était ainsi qu’ils étaient surnommés par l’administration des camps… Nous avons beaucoup réfléchi au fait de mettre ou pas ce carton en introduction du film, on en revient finalement à votre question précédente sur les codes à utiliser ou à détourner, et qui régissent la perception du spectateur. Le fait qu’il y ait des prisonniers qui soient là à s’occuper des fours crématoires, cela pose des questions aux spectateurs : pourquoi sont-ils mieux nourris ? Pourquoi y a‑t-il un X dans son dos et pas sur les autres Sonderkommandos ? Il faut comprendre qu’à Auschwitz rien n’était systématique. L’organisation du camp se mélangeait à un chaos constant. Par exemple, les officiers allemands ne sont pas présents partout dans le camp…
Absence qui donne la possibilité de la scène de l’appareil photo, qui se fonde sur les quatre seules photographies réalisées au sein du camp d’Auschwitz, que Georges Didi-Huberman caractérise comme « Quatre bouts de pellicule arrachés à l’Enfer » dans son ouvrage Images malgré tout.
C’est l’origine même du film : j’ai découvert en 2005 ces photographies dans un livre de témoignages publié par le Mémorial de la Shoah, Des voix sous la cendre, connu également sous le nom des « rouleaux d’Auschwitz ». Il s’agit de textes écrits par des membres des Sonderkommandos du camp d’extermination, enterrés et cachés avant la rébellion d’octobre 1944, puis retrouvés des années plus tard. Ils ont pris des risques immenses pour faire connaître au monde ce qui était en train de leur arriver. C’était comme un geste divin de leur part. Tout cela fait partie intimement du film : il y a certes une scène qui se réfère directement à cela, mais nous voulions répéter ce même geste en faisant le film.
Vous parliez d’un mélange d’organisation et de chaos dans les camps. Est-ce aussi deux termes qui ont régi votre mise en scène ou la préparation du film ?
Oui, mais ce n’était pas conscient. Nous savions que nous pouvions donner une immersion au spectateur par des morceaux de plans-séquences, que nous pouvions faire en sorte que ce soit ici et maintenant. Je dis bien des morceaux de plans-séquences parce que nous n’avons pas trop voulu développer cet aspect…
Certes mais le premier plan de coupe arrive relativement tard dans le film, soit dans le deuxième plan-séquence au moment où Saul découvre le corps agonisant de cet enfant qu’il prend pour son fils.
Oui, c’est très juste. C’est le regard de Saul sur sa quête, alors qu’il est ramené en permanence à sa première fonction de Sonderkommando, qui crée des plans de coupe : c’est son regard qui ouvre le plan, qui le coupe littéralement. Mais pour revenir à cette idée de maîtrise et de chaos, nous avons d’abord préparé et mis en place le processus de travail au sein du camp et ensuite nous y avons intégré Saul.
Donc nous revenons à cette idée de créer un document (l’organisation débordante du camp) et ensuite y placer, à l’intérieur, de la fiction par la quête de Saul.
Exactement. Et comme le personnage principal n’est pas joué par un acteur professionnel et ne fait pas tout le temps la même chose à chaque prise, cela rajoute du chaos dans la maîtrise que je souhaite des plans. Je devais donc contrôler mes séquences (savoir où elles vont, leur début, leur fin) avec à l’intérieur mon acteur, Géza Röhrig – carrément incontrôlable par moments – alors que je désire qu’il fasse une danse avec la caméra. Il va à l’encontre de ma maîtrise. Ce sont donc des plans imparfaits que nous désirions sans doute inconsciemment pour ne pas rendre, encore une fois, « cinématographique » cet enfer.
Le film peut d’ailleurs se voir comme une lutte entre vous et votre acteur qui ne cesse pas de mettre en péril votre mise en scène. Ainsi, pour en revenir aux plans de coupe qui sont majoritairement des plans fixes et qui empruntent le regard de Saul, Géza Röhrig surgit souvent par le côté droit ou gauche du cadre pour vous obliger à le suivre avec votre caméra et à ne pas vous laisser comme anesthésié par l’enfer qui se déroule sous vos yeux. Il mène effectivement la danse.
Je ne l’ai pas vu comme ça… Mais ce qui est sûr dans ce que vous décrivez, c’est que Saul rentre dans son propre regard. Il regarde au fond du plan quelque chose qui le pousse à continuer sa quête parce qu’il vient de découvrir un nouvel élément qui va lui permettre de mener à bien sa mission.
Comment avez-vous procédé concernant la préparation des plans-séquences et la gestion des figurants qui circulent comme dans un ballet infernal ? Avez-vous fait des répétitions dans les décors ?
Nous n’avions pas assez de temps pour répéter, alors nous avons conçu ces plans en amont avec mon directeur de la photographie. On ne peut pas storyboarder ce genre de plans, alors nous avions un programme informatique qui nous permettait de connaître la position des acteurs, des figurants, des camions, des trains etc. Sur l’écran, nous avions alors un déplacement dynamique qui nous a permis de nous comprendre avec mon équipe.
D’où la nécessité d’avoir Matthieu Taponier, votre monteur, sur le plateau ?
Exactement puisque le montage se réglait à l’intérieur des plans pour la majorité des cas.
Cependant, il y a une coupe intrigante au premier tiers du film lorsque Saul est à l’arrière du camion qui le conduit, à travers un chemin boisé, au renégat grec. Il est à l’air libre, il regarde les feuilles des arbres qui défilent et là, vous coupez. Coupe intrigante parce qu’elle semble ne pas rentrer dans votre système de montage, notamment par le fait de créer une ellipse inattendue et d’arrêter le flux de sensations qui émane de Saul sur lequel on pourrait presque lire la joie de revoir la nature sur son visage.
Je comprends votre remarque parce qu’il y a une suite à ce plan que j’ai dû couper. Le plan se terminait initialement sur le visage d’un nazi qui poussait Saul hors du cadre. Cela donnait trop d’importance à ce nazi qui n’apparaissait plus ensuite dans le film. Cela avait un sens mais cela me dérangeait de donner une mauvaise impression au spectateur. J’ai donc préféré couper plus tôt ce plan et ne pas respecter sa forme originale qui était moins abrupte. C’est l’un des seuls plans qui a été modifié. Il y a aussi une scène entière que j’ai coupé et qui arrivait après la séquence de la rivière avec le renégat et avant le retour de Saul au camp. Elle ne fonctionnait pas à cause de son rythme interne. C’est le risque de tourner en plan-séquence, je ne le conseille à personne. On est tout le temps sur le fil du rasoir, c’est extrêmement dangereux.
Ce risque est cependant minime pour le son puisqu’il peut être retravaillé en post-production. D’ailleurs, vous avez refait 70% du son du film au montage. Comment avez-vous conçu cette cacophonie génocidaire qui mélange plusieurs langues aux bruits métalliques de l’usine de mort ?
La prise de son sur le plateau n’était pas symbolique. C’était très important pour les dialogues notamment, avec la présence du coach yiddish sur le plateau, mais il est vrai que la post-production a été primordiale. Auschwitz était une Babel avec plusieurs langages, nous voulions respecter cela. En dehors des dialogues du film, il devait y avoir tout le temps des murmures ou des voix à cause du processus de travail – les ordres, les injonctions, les chuchotements etc. Des mois après le tournage, nous recevions des enregistrements d’acteurs de plusieurs pays selon nos besoins. Nous avions envie d’une vraie texture sonore mais qui est aussi humaine. Comme une matière. Le son est là pour donner une dimension que l’image ne peut pas donner : il représente plus la folie du camps que l’image. J’ai un ami aveugle qui a « vu » le film et qui m’a dit que le voyage avait été incroyable. Je ne peux pas imaginer ce qu’il veut dire mais ce fut une expérience. C’est vrai que les spectateurs me parlent souvent du son du film… mais il faut dire que le son est souvent sous-utilisé au cinéma. On en revient hélas souvent à un son illustratif. Nous avons travaillé sur des morphings sonores, des perceptions différentes…
Pour continuer sur un mode musical, jusqu’où avez-vous pensé pouvoir pousser le curseur de l’humiliation et de l’horreur ? Il y a notamment cette scène où Saul est sommé de danser avec des officiers nazis.
Nous nous sommes retenus un maximum. Il s’agissait vraiment de se retenir tout au long du film. Et se dire qu’il y a une machine de mort qui tourne et qui est devenu presque normale dans son fonctionnement… et c’est pour cela que nous avons voulu mettre la scène du charnier pour montrer que le camp n’arrivait plus à juguler sa population et qu’il déborde littéralement. Comme une usine qui vomissait sa propre surcharge industrielle. Vers la fin de la Shoah, les nazis disaient aux autorités hongroises d’arrêter d’envoyer autant de Juifs parce que le camp ne pouvait pas en traiter autant.
Il y ainsi deux flux qui s’opposent dans le film : celui de Saul qui remonte, comme un serpent de mer à contre-courant, le flux des Juifs destinés aux chambres à gaz ou aux fosses. Mais Saul est empêché en permanence dans son désir de fiction (offrir une sépulture à son supposé fils), comme ramené fatalement dans le document que vous avez créé (le processus de travail du camp).
Oui, c’est notamment le cas dans cette scène où Saul est envoyé aux salles de charbon. C’est le principe même de cette séquence où il est envoyé auprès d’officiers.. J’appelais cela « le tourbillon ». Le camp le rattrape de manière extrêmement présente. Cet épisode était primordial.
Il est facilement imaginable que vous allez être confronté à certaines personnes qui vont vous parler d’éthique de la représentation de la Shoah…
… Moi, je peux leur parler d’éthique…
… néanmoins vous avez reçu l’aval de Claude Lanzmann quant à votre film, comme une forme de jurisprudence qui s’exercerait dès que l’on traite de cet événement par le biais de la fiction.
Comme Shoah a été un des deux films qui nous a guidés dans notre projet, je suis extrêmement touché et heureux de savoir que Lanzmann avait apprécié le film. C’est assez rare pour le remarquer. Je n’avais pas spécialement peur parce que mes préoccupations étaient déjà présentes et suffisamment fortes pour ne pas m’inquiéter. Mais il est vrai que, notamment en France, les gens ont besoin d’avoir l’aval de certaines personnes… Bref, je savais que ma démarche était honnête et sincère.
L’autre film, avec Shoah, qui ressurgit devant Le Fils de Saul est Requiem pour un massacre d’Elem Klimov. L’enfant qui surgit à la fin de votre film pourrait très bien être le protagoniste principal du film de Klimov. D’ailleurs, votre dernier plan reprend complètement l’esthétique de Requiem pour un massacre.
Oui, c’est voulu. C’est effectivement l’autre film qui m’a guidé avec Shoah. C’est un film très humain. C’est un film qui fait semblant d’être communiste alors qu’il est très humaniste. C’est un voyage organique, à la fois très réel et à la fois très psychédélique, proche de la peinture de Jérôme Bosch. Klimov est mort depuis plusieurs années mais on avait contacté Alexeï Rodionov qui en était le chef opérateur pour discuter de leur travail sur les cadres, les couleurs, la distance… C’était un budget gigantesque, presque pharaonique. Il y a aussi une très belle scène de photographie dans le film dans la forêt. C’est extraordinaire.
Vous avez un rapport très intime au 35mm au point d’avoir réussi à faire plier le Festival de Cannes, qui avait arrêté de projeter les films en pellicule…
… Je n’ai fait plier personne. Le Festival de Cannes était très heureux de projeter Le Fils de Saul en 35mm. Ils aimeraient beaucoup en montrer plus ainsi…
Pourquoi n’est-ce pas le cas alors ?
C’est ce que j’ai demandé et je n’ai pas eu de réponse. J’espère qu’il y a au moins une prise de conscience là-dessus, et notamment en France. Le cinéma, c’est de la pellicule. Ce n’est pas de la vidéo ou alors on finira tous devant la télé à regarder des DVD.
Mais votre attachement à la pellicule doit-il se répercuter sur toute la chaîne ?
Oui, je pense que la pellicule doit être présente tant au niveau des créateurs que des spectateurs. Ce qu’on perd avec la vidéo est totalement régressif. C’est catastrophique pour la culture visuelle. Mais tant pour le cinéaste qui ne fait plus de choix, qui ne réalise plus, parce qu’il sait qu’il peut faire autant de plans qu’il veut, que pour le spectateur qui regarde des images figées, des pixels, au lieu de voir du grain qui bouge. C’est une perte absolue. Et c’est étrange que ce soit en France, soit-disant pays du cinéma, qu’on ait le plus lâché sur cette question, que les auteurs s’auto-censurent le plus, qu’ils se plient le plus… C’est juste de la lâcheté. J’essaie juste de me battre pour qu’on ait le choix, qu’il ne soit jamais décrété qu’un film doit se faire en pixels. Parce qu’au-delà du fait qu’il s’agisse d’images de qualité bien moindre, ce sont en plus des films qui ne vont pas rester. Et qu’on ne me dise pas que les tournages sont plus légers en numérique ou que la projection est meilleure… Ceux qui disent cela soit sont aveugles, soit ont des actions dans des entreprises de fabrication de projecteurs. Le Fils de Saul doit être vu en 35mm : on a fait un montage photo-chimique à l’ancienne, le film n’a pas été scanné, il n’y a pas eu de perte de définition. Il y aura 6 copies 35mm du film en France. Le DCP, c’est de la VHS.
Votre prochain projet sera aussi une reconstitution…
Oui, le film se déroulera en 1910 à Bucarest, avec en sous-texte la fin de la civilisation. Mais la fin de l’utilisation de la pellicule est également une forme de déclin. Il y a des logiques à l’œuvre aujourd’hui qui sont extrêmement préoccupantes. Tout est virtuel, et la virtualité ne va pas très bien à l’humanité. Cela va créer d’énormes problèmes : il n’y aura plus de mémoire, plus de trace. Tout va devenir immatériel. C’est un problème de civilisation.