Il sera difficile de reprocher à László Nemes un manque d’ambition pour ce premier long métrage sélectionné en compétition à Cannes et récompensé par le Grand Prix. Ceci tant du point de vue du sujet que de la forme – et avec un tel propos il ne pouvait pas se passer de réfléchir à ces aspects formels. Le Fils de Saul se déploie comme un flux dans le chaos infernal d’Auschwitz-Birkenau en octobre 1944, lorsque les convois de Juifs hongrois étaient inlassablement déversés pour être anéantis dans des crématoires tellement remplis ras-la-gueule que des fosses attenantes bouillonnantes de graisses humaines furent improvisées. László Nemes choisit un aiguillon pour traverser ces événements ; Saul, membre du Sonderkommando, reconnaît son fils sous les traits d’un jeune garçon qui pousse encore miraculeusement quelques râles après l’action du Zyklon B dans la chambre à gaz.
Kaddish pour l’enfant…
Alors que la révolte collective s’organise – le soulèvement des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau – avec le soutien extérieur de partisans, Saul poursuit une sorte d’insurrection individuelle, vraisemblablement plus morale et spirituelle que véritablement religieuse. Elle consiste à offrir pour ce garçon une sépulture tandis qu’un rabbin dira le kaddish (la prière des morts dans le judaïsme). On apprendra que l’allégorie chemine religieusement sans doute au-delà de l’hypothétique lien filial pour introduire une relation entre un Sauveur et un Élu.
Cet enjeu est une manifestation de la précision du film quant à la culture juive, à la fois populaire – la précision de la reconstitution linguistique, notamment en ce qui concerne les usages du yiddish – et savante. Ce fil scénaristique renvoie tout particulièrement à l’œuvre d’Imre Kertesz, l’écrivain hongrois récipiendaire du Prix Nobel de littérature en 2002, dont Clara Royer, co-scénariste, est une connaisseuse. Survivant de la déportation et notamment d’Auschwitz, Kertesz a notamment écrit Être sans destin, roman autobiographique sous le signe de l’expérience, et Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, dont Le Fils de Saul, par son titre, semble une inversion voire une conjuration. Dans cet ouvrage, l’écrivain s’adresse à l’enfant auquel il n’a pas voulu donner naissance ; il prononce ainsi le kaddish pour une progéniture à la fois non-née et morte.
Quête et agencement
Pour Saul, cette quête d’un absolu confinant à l’absurde constitue comme son sursaut d’humanité alors qu’il transfère quotidiennement les dépouilles de la chambre à gaz pour qu’ils finissent par s’évaporer par la cheminée des crématoires. C’est aussi la quête pour la dignité d’un corps quand celui-ci est soumis à sa plus pure négation. Sans l’enjoliver (tout se monnaye, tout se négocie dans le camp, les violons de la solidarité des victimes ne sont pas de sortie), László Nemes interroge l’héroïsme (et sans doute le mysticisme) juif, croisant ici le ressort collectif (le soulèvement des Sonderkommandos minutieusement préparé) et individuel (l’idée fixe de Saul menaçant de parasiter l’insurrection).
Cœur du récit, Saul constitue aussi le centre de gravité du filmage, la caméra se comporte à la manière d’un satellite arrimé à ce corps, quelques plans seulement dévoilant un contrechamp – notamment un troublant champ-contrechamp lors de la scène finale. Comme dans Gravity, la caméra préexiste au personnage et à « l’action », lorsque Saul arrive dans son champ, elle s’agence à lui ; ce qui l’environne est une périphérie le plus souvent reléguée dans le flou par le choix de longues focales au cours de longs plans séquence, le choix d’un cadre au format 1/1:33 allant aussi dans le même sens en produisant du hors champ. Comme l’héroïne de Gravity, Saul passe d’une épreuve à l’autre, tendu vers une nécessité – qui n’est toutefois pour lui pas sa survie mais, d’une certaine manière, la survie du peuple juif. Cependant le mode de filmage diffère – évidemment – de celui d’Alfonso Cuarón, et il est sans doute plus proche de celui de Sergei Loznitsa dans ses fictions (on pense notamment à la scène d’ouverture de Dans la brume, à la séquence du marché de My Joy). Le cinéaste ukrainien fait de la caméra une donnée concrète (contrairement à ses documentaires où elle est plus abstraite), une présence physique se reliant aux corps. Dans Le Fils de Saul, le personnage est une sorte de pure corporéité animée par une idée fixe, trouée parfois d’états de conscience rarement formulés mais que l’on peut projeter sur son visage.
Le « problème de la fiction »
On entendra à peu près immanquablement que Le Fils de Saul tient du coup de force cinématographique ; il constitue assurément une expérience marquante ainsi qu’un geste qui produit une indéniable intensité visuelle secondée par un travail sonore impressionnant, notamment les grondements et le souffle de la machine de mise à mort, sorte de Léviathan engloutissant des hommes. Concernant l’épineux problème du fait de filmer l’événement absolument singulier qu’est la Shoah, angle mort de la représentation organisé par les nazis (qui détruisirent des humains mais aussi les traces de leur destruction), László Nemes se tient à une stratégie où, par l’usage de focales longues, il devient une sorte de hors-champ dans le champ. On est en tout cas loin de films problématiques à ce propos, tels que La vie est belle de Roberto Benigni ou La Liste de Schindler de Steven Spielberg – la scène de la douche. Le « problème de la fiction » dans ce cadre se pose davantage ici à propos de l’incarnation par des acteurs, dont les grimages et le jeu ne s’approcheront jamais de l’indignité physique et mentale à laquelle des corps humains furent soumis – ce que souligna à juste titre Claude Lanzmann dès la diffusion du téléfilm américain Holocauste en 1978.
László Nemes intègre une scène-clef où Saul fait diversion pour un homme dissimulé au fond d’une remise, pourvu d’un appareil photographique avec lequel il parvient à prendre quelques clichés (nous renvoyons pour cet aspect et d’autres à l’entretien avec le cinéaste). Il s’agit ici d’une évocation de l’introduction, avec l’aide de la résistance polonaise, d’un appareil photographique de fortune (beaucoup plus sommaire que celui assez rutilant que l’on voit dans le film) dans le camp d’extermination, avec lequel quatre clichés furent réalisés. Dans Images malgré tout, ouvrage essentiel réfutant les attaques de Claude Lanzmann et de ses épigones, Georges Didi-Huberman les caractérise ainsi : « Quatre bouts de pellicule arrachés à l’Enfer. » On sait combien cette mise en scène de la Shoah est sujette à des controverses violentes, celle proposée par László Nemes mêle audace, réflexion et maîtrise, elle est remuante sans étouffer la possibilité d’une pensée de l’image en ce lieu qui constitue un point problématique et limite de la représentation.