Marco Ferreri : le cinéma ne sert à rien de Gabriela Trujillo, publié chez Capricci, est un livre assez exceptionnel et miraculeux, à contre-courant des modes et de la doxa cinéphile. Il faut en effet beaucoup d’amour, et sans doute tout autant de travail et de volonté, pour exhumer un cinéaste aussi mal connu que Marco Ferreri, mort en 1998 après une fin de carrière difficile. Ses derniers films, peu visibles en France depuis l’échec commercial d’I love you (1986), n’ont pas été réédités – pas davantage d’ailleurs que ceux des débuts (L’Appartement, La Petite voiture, Le Lit conjugal). À l’exception de La Grande bouffe – entré dans l’histoire du cinéma grâce au scandale qu’il suscite au Festival de Cannes en 1973 – et de Dillinger est mort (1969), film capital qui résume à lui seul toute l’histoire des Nouvelles vagues européennes, l’œuvre de Ferreri a été en grande partie oubliée. Plus personne ne se réclame aujourd’hui de son humour noir et de sa mélancolie, plus aucun cinéaste contemporain n’oserait détruire avec autant de joie et de rage toutes nos certitudes politiques, sociales, culturelles – au point d’atteindre, à partir du milieu des années 1970, un point de non-retour avec La Dernière femme (1976) et Rêve de singe (1978), deux films tournés vers la modernité urbaine (l’un est tourné à Créteil, l’autre à New York) où l’homme (Depardieu), pathétiquement attaché aux valeurs du passé, semble incapable de trouver sa place dans le (post)modernisme. D’une acuité politique sidérante jusqu’à ses tous derniers films, aussi fondamentalement anti-publicitaire dans leur éthique que ceux de Jean-Luc Godard, Ferreri a enterré toutes les utopies sociales de son temps, jusqu’à celle du centre commercial dans I love you (1986), où Christophe Lambert incarne, après Ugo Tognazzi, Michel Piccoli, Marcello Mastroianni et Gérard Depardieu, l’un des derniers « mâles tristes » de l’œuvre du cinéaste.
Découpé en six chapitres thématiques qui nous ouvrent les portes principales de la maison-Ferreri, le livre de Gabriela Trujillo nous restitue les contradictions d’une œuvre où « les nœuds sentimentaux des fictions d’Antonioni [sont] traités avec le mordant démoniaque de Goya », où se mêlent « la rage de Pasolini et Fassbinder, la lucidité de Kafka et Pavese, le scepticisme de Moravia ou de Wittengstein, la mécanique baroque de Sade et de Jarry ; l’imagination bâtisseuse, libertaire d’un Fourier voué à l’échec, mais aussi l’émoi solaire, inconsolable, de Camus. »
Je commence par une question très ouverte : pourquoi faut-il redécouvrir et revoir aujourd’hui les films de Marco Ferreri ?
Pour plusieurs raisons… La première serait pour le plaisir de naviguer à travers les films d’un maître méconnu et mésestimé du cinéma italien. Au contact de cette œuvre, on se rend compte qu’elle est parfois drôle, parfois un peu moins, mais reste toujours terrible et magnifique. Ensuite, parce que cela permet de rappeler ce que peut le cinéma, et ce que peut l’art en général. Surtout s’il dérange. Notre époque a la tentation de chercher la morale dans l’art ; or je veux continuer à croire que ce sont deux domaines séparés. Par ailleurs, on demande à l’art de consoler, de guérir. Mais pourquoi ? Le cinéma est tellement puissant lorsqu’il nous fait sortir de nos certitudes. La pensée claire, les bonnes intentions ne nous suffisent plus. Le monde tel que Ferreri le montre est absurde, usé jusqu’à l’écœurement – et c’est pourtant l’une des filmographies les plus généreuses et étonnantes qu’il m’ait été donnée de voir. La farce, l’outrance, la mécanique irrationnelle, la rage, la tendresse, l’amour fou : tout ce qu’il nous faut pour affronter le monde tel qu’il va est contenu dans ce cinéma.
Votre essai ne suit pas l’ordre chronologique des films, contrairement au livre de Michel Mahéo publié au milieu des années 1980, à l’époque où Ferreri tournait encore. Vous dites dans l’avant-propos que vous n’avez pas eu la chance de découvrir les films de Ferreri en salles, au moment de leur sortie. Quel a été le déclic ? Et comment vous est apparue ensuite la nécessité d’écrire sur ce cinéaste un peu oublié aujourd’hui, dont le public – même cinéphile – ne connaît généralement qu’un seul film (La Grande bouffe, 1973) ?
Mon essai s’ouvre sur un long premier chapitre, plus aride, sorte de plan d’ensemble chronologique, afin de situer l’œuvre et raconter les films : je pars du principe qu’on ne connaît pas Ferreri, et mon but est d’accompagner le futur spectateur dans sa découverte. Pour ma part, ayant un rapport très fort au cinéma italien, j’avais cette terrible lacune… même si j’avais découvert, à la Cinémathèque française, Rêve de singe (1977) et Le Mari de la femme à barbe (1964) – ce dernier m’ayant ébahie. Je me suis juré d’y revenir… Par ailleurs, grâce à, ou malgré, une critique très négative mais profondément intrigante d’une auteure que je vénère, Natalia Ginzburg, j’ai vu Dillinger est mort (1969). Je ne lui en ai pas voulu de détester un film si fascinant… Mais le véritable déclic, comme vous dites, est venu à l’été 2019. Je sortais d’une clinique de rééducation avec une jambe dans le plâtre, et je devais être immobilisée pendant une longue période. Un ami très cher m’a conseillé de faire une pause sur un projet d’écriture au long cours. Et moi je bouillonnais : cela faisait des semaines que j’étais alitée, je devrais le rester encore, ma vie entière était en pause. Une demi-heure après, il me déposait un dvd avec une note : « Je crois que c’est un film pour toi ». C’était El Cochecito (La Petite voiture, 1960, le troisième film de Ferreri), l’histoire d’un affreux vieillard qui veut absolument s’acheter une voiture de paralytique pour aller s’amuser avec ses copains. Le film m’a sidérée par un mélange truculent d’humour, générosité et cruauté, de fantaisie noire. À cette même époque, les éditeurs de Capricci, après une belle collaboration sur Mizoguchi, m’ont proposé de publier mon premier livre de cinéma, et j’ai immédiatement pensé à Ferreri. Je les remercie encore d’avoir accepté…
Entrons dans son œuvre par La Grande bouffe (1973), si vous êtes d’accord. À titre personnel, c’est un film que j’aime assez peu, dont la puissance satirique et politique s’est beaucoup affaiblie avec le temps, à mesure qu’il s’est « patrimonialisé ». Peut-on d’après vous « rafraîchir » notre rapport au film ?
C’est drôle ce que vous dites, parce que lorsque j’ai proposé d’écrire le livre sur Ferreri, j’étais consciente de mon impatience. Pour tout vous dire, je n’avais pas vu La Grande Bouffe. J’en avais même, comme tout le monde, un peu peur – par ouï-dire, parce qu’on a tendance à penser que le film ne parle que de flatulences et de déchets. Alors, j’ai fait un pari avec mon voisin de bureau : réussir à voir tous les films de Ferreri, jusqu’aux plus rares avant de découvrir La Grande Bouffe. Ce pari insensé m’a permis peut-être de voir le film autrement. Et dès que je le revois, ou que j’entends les notes de la petite mélodie que Philippe Sarde décline tout le long du film, je suis encore émue. J’y vois non seulement le défi renouvelé de la mise en scène de chaque repas mais, surtout, l’un des plus beaux films d’amitié entre des hommes, une œuvre généreuse témoignant de la complicité entre un réalisateur et ses acteurs. J’y vois même un film pudique, sur la question psychologique : qu’est-ce qui pousse ces hommes à choisir de mourir les uns en présence des autres ? Je suis très contente qu’il n’y ait pas d’explication à ce grand mystère. Plus qu’une satire, j’y vois un film baroque qui parle de la fin d’une illusion, celle de la consommation portée par les Trente Glorieuses. Et rien de plus contemporain, de mon point de vue, que ce taedium vitae, cette envie de finir une vie en compagnie des plaisirs de la vie : les amis, la bonne nourriture.
Les films réalisés après La Grande Bouffe, notamment Rêve de singe (1978), sont marqués par un profond pessimisme, voire un nihilisme total. Dans Rêve de singe, Lafayette (Gérard Depardieu) est typiquement ce que vous appelez dans votre livre un « mâle triste »…
Il est vrai qu’au cours de cette période Ferreri réalise des films véritablement tragiques – mais je ne suis pas sûre qu’il ait été moins pessimiste auparavant… Je trouve que s’opère un début de bouleversement après Touche pas à la femme blanche (1974), cette incroyable explosion carnavalesque qui détruit tout ; c’est pourquoi, ce film, j’ai tenu à l’analyser tout seul, en profondeur. Quant à cette tendance aux films violents, difficilement aimables, elle apparaît dès Le Harem (1967) ou La Semence de l’homme (1969) – un échec commercial ahurissant. Cette froideur est celle aussi du Pasolini de Porcherie, où Ferreri joue en compagnie d’Ugo Tognazzi. Mais lorsque vous parlez de nihilisme, j’imagine que vous faites référence aux films avec Depardieu, La Dernière femme (1976) et Rêve de singe (1978). L’acteur français incarne à cette époque un type de virilité nouvelle : reconquise, peut-être, par sa jeunesse et sa force, mais tout aussi vouée à l’échec, par la persistance d’idéaux qui sont désormais épuisés. Ferreri n’a pas vu venir le changement, et ce sera encore plus violent pour lui que pour les autres – d’ailleurs il en meurt, il en perd sa masculinité même. Je pense que, concernant cette période, il est difficile aussi de ne pas évoquer l’échec des mouvements d’émancipation des années 1960, les années de plomb en Italie, et l’imminence d’un retour réactionnaire que Ferreri semble avoir pressenti.
De Benito à Silvio
Il est né en 1928 : il a été enfant et adolescent sous l’Italie fasciste…
C’est un élément sans doute capital pour comprendre comment son œuvre s’attaque à une série de certitudes de la société viriliste fasciste, au patriarcat et à la figure du chef infaillible. Le Ferreri des années 1960 – 70 détruit un modèle de virilité hérité de l’Italie mussolinienne et il le fait sans aucune nostalgie à l’égard de l’ordre des mâles. Dans Touche pas à femme blanche (1974) et Rêve de singe (1977), les personnages (hommes et femmes soumis à cet ordre) meurent tous, mais on a envie de dire : ils l’ont bien cherché, ces crétins.
Des mâles chez Ferreri, vous écrivez : « Ils sont traversés par leurs pulsions, par le sentiment de l’absurde et par une historicité malade qui les condamne. On dirait qu’ils appellent de leurs vœux une autre histoire du cinéma italien d’après-guerre, qui resterait encore à écrire : celle de la crise de la masculinité qui suit la fin du modèle viriliste fasciste ». Cette remarque m’interpelle car si le projet de Ferreri consiste en effet à filmer une masculinité fragilisée par la modernité et globalement déclinante, il choisit pourtant des acteurs particulièrement virils pour incarner ses « mâles tristes » : vous citiez Gérard Depardieu, mais avant lui, il y a Ugo Tognazzi, Michel Piccoli, Marcello Mastroianni. Et après lui, Christophe Lambert…
Au-delà de leur virilité, ils figurent parmi les plus grands acteurs… Mais je trouve que le choix de ces hommes emblématiques permet de mieux montrer la désarticulation du héros masculin à l’œuvre dans les films de Ferreri. J’y reviens, mais je trouve intéressant d’inscrire le devenir des héros ferreriens dans le monde de l’après-guerre en Italie, après la fin du régime fasciste qui reposait, ne l’oublions pas, sur la puissance martiale du Duce, Benito Mussolini. C’est pourquoi, à un moment, je me penche sur l’acteur Jerry Calà dans le dernier film de fiction, Journal d’un vice (1993). Jerry Calà a été l’acteur des comédies populaires italiennes où il incarnait souvent l’infaillible séducteur méditerranéen. Chez Ferreri, il s’appelle « Benito » et je ne crois pas que ce soit un hasard : il a une vie maussade, et il a vraiment du mal à s’en sortir.
Par ailleurs, il y a aussi chez Ferreri une crise de la féminité : ses films créent une figure féminine contradictoire, entre la femme-objet (Annie Girardot dans Le Mari de la femme à barbe), l’épouse dépressive sous anxiolytiques (Anita Pallenberg dans Dillinger est mort) et des figures plus dominantes, voire dominatrices comme Carroll Baker dans Le Harem (1967) ou Gail Lawrence dans Rêve de singe (1978), susceptibles de soutenir « l’hypothèse féministe » que vous examinez dans votre livre. Comment analysez-vous ces contradictions ?
Je trouve au contraire qu’il y a une forme de continuité dans la représentation des femmes. Je m’explique : il y a une chose qui m’a semblé évidente dès le début, c’est que Ferreri pourfend, dénonce, attaque le rôle historique que la société impose aux femmes. Si Regina dans Le Lit conjugal (1963) incarne une réussite de ce modèle, c’est de l’impossibilité d’accomplir ce rôle que naît le malheur de Maria dans Le Mari de la femme à barbe (1964), tandis que c’est du rejet du rôle traditionnel assigné aux femmes que viennent la tragédie de Margherita dans Le Harem ou la désillusion d’Adelina dans La Maison du sourire (1991). Mais l’évolution dont je parle, elle est aussi le résultat, de mon point de vue, du travail de Ferreri avec des scénaristes femmes : d’abord, dans les années 1980, le tandem Dacia Maraini et Piera Degli Esposti ; puis, dans les films de la fin, l’immense Liliane Betti. Elles ont aidé Ferreri à s’éloigner des personnages qu’il avait façonnés, fantasmés, entre autres avec Rafael Azcona. Elles ont permis aussi l’assimilation des revendications féministes à partir des années 1970, au-delà de la simple présence caricaturale du MLF (Mouvement de Libération des Femmes), par exemple, dans les films avec Depardieu (La Dernière femme et Rêve de singe).
Dans le livre de Michel Mahéo (Marco Ferreri, 1986, NDLR) le cinéaste est pourtant décrit à plusieurs reprises comme « misogyne ». D’où vient d’après vous ce malentendu ?
Ferreri s’est beaucoup agacé du fait d’avoir été traité de misogyne, et même aussi de féministe, lorsqu’on lui assénait cela comme une insulte. Il s’attaque à l’espèce humaine, qui a tout à envier aux animaux. Vous avez vu comment il traite ses hommes ? La question de la misogynie est d’ailleurs un problème de notre époque plus que de la sienne : ce n’est pas parce qu’une femme est brutalisée dans un film que son auteur plaide pour le féminicide. Les femmes chez Ferreri ne servent pas un discours univoque : le personnage d’Annie Girardot dans Le Mari de la femme à barbe souffre de vouloir la vie normale (mari et enfants) qu’on lui a appris à désirer, alors même qu’elle n’en a pas le droit à cause de son physique extraordinaire. Chez Ferreri, les femmes sont effrayantes parce qu’elles enfantent, et le monde moderne leur donne le choix de le faire. Le cinéma de Ferreri dit qu’on ne peut pas leur en vouloir de refuser de reconduire une espèce malade comme la nôtre. On comprend que, face à l’apocalypse, le personnage de Dora dans La Semence de l’homme (1969) refuse de faire un enfant. Quel cinéaste plus contemporain que celui-là ? Ferreri n’est pas pour autant un militant féministe – néanmoins, il n’a jamais été taxé par les militantes féministes de misogynie.
Au début des années 1980, Pipicacadodo marque une rupture assez franche avec les films des années 1970. À ceux qui lui ont fait remarquer que c’était un film plutôt « optimiste », Ferreri a répondu : « Optimisme, optimisme : qu’est-ce que cela veut dire ? ». Comme si l’optimisme n’existait pas dans sa vision du monde. A‑t-il été selon vous le plus désenchanté des cinéastes italiens de l’après-guerre – ou celui qui a le mieux décrit le désenchantement moderne ?
Votre formule est très belle, j’aurais bien aimé la trouver. Personnellement, Pipicacadodo est l’un des films qui m’a le moins touchée… Mais hormis ce détail anecdotique, il me semble évident que, étant donnée la marche du monde à laquelle il assistait, Ferreri était un moraliste sans illusions, mais non sans générosité.
Comment évaluez-vous la fin de carrière de Ferreri – disons ce qu’il fait après I love you (1986), qui est son dernier film un peu populaire ?
C’est peut-être son dernier film populaire en France… car en Italie, son travail avec des actrices comme Francesca Delleria et Sabrina Ferilli, ou des acteurs comme Sergio Castellitto et Jerry Calà, lui ont garanti une certaine visibilité.
C’est le premier film que j’ai vu de lui – sur un malentendu d’ailleurs – vers 12 – 13 ans. Je me suis demandé ce que l’acteur de Greystoke (1984) et d’Highlander (1986) faisait dans un film aussi dépressif, aussi malade.
Vous avez raison de signaler ce moment où même les fans de Christophe Lambert n’ont pas pu suivre un film aussi dérangeant que I Love You… Pourtant, il annonce notre quotidien à nous au XXIe siècle… Je crois que cette période tardive de son œuvre acquerra aussi sa propre « patine ». Je n’ai pas cessé de me dire que les films qu’il réalise à partir du milieu des années 1980 témoignent de la laideur des années Berlusconi, de l’avènement de la vulgarité comme point cardinal de l’empire télévisuel du Cavaliere. Le cinéma de Ferreri se trouve comme attrapé dans cette laideur, qu’on a du mal à accepter. Après, je ne doute pas qu’il était fasciné par la culture populaire qu’il voyait autour de lui. Mais je suis, de mon côté, horrifiée par ses bandes-son de la fin : des créations formidables de Teo Usuelli à ses débuts, il nous fait tomber dans le pire de la pop latine. Pardon, mais les Gipsy Kings, Garibaldi, ce n’est pas possible… La comparaison est cruelle quand on revoit les films précédents, malgré l’économie de moyens des années 1950 (la période espagnole, qu’on a rapprochée du néoréalisme italien), ou le charme indéniable des années 1960.
Désillusions
A ce propos, I Love You (1986) se finit comme Dillinger est mort (1969) : sur l’image d’un homme seul sur une plage, aspirant à un ailleurs… Comment comprenez-vous le retour de ce motif ?
À la fin d’I Love You, Ferreri se cite lui-même : le personnage interprété par Christophe Lambert, Michel (qui est loin d’être Piccoli !) voit à la télé Dillinger est mort. Puis, il se retrouve sur une plage, en moto ; un bateau passe au large ; il appelle mais le bateau continue d’avancer, Michel se jette alors dans la mer. Il y a en effet retour d’un même motif : cette envie d’un ailleurs. L’histoire se répète, mais sous la forme de l’échec.
Parce qu’il n’y a plus d’utopie ?
Le personnage de Christophe Lambert n’a plus la grâce de Piccoli, c’est certain. Il incarne une forme nouvelle d’épuisement. Dans Dillinger, il y avait encore le rêve d’une île paradisiaque ; Michel, lui, vend du rêve dans une pauvre agence de voyages dans un centre commercial. Est-ce le triomphe de la société libérale qui fait que I Love You se passe dans un centre commercial ? Les années 1980 sont aussi le moment où le cinéma italien s’effondre économiquement. Même le cinéma populaire de qualité – hormis quelques films de Benigni ou Moretti – disparaît. La patte Berlusconi, comme je l’ai dit, se fait sentir visuellement : dans les années 1980, Berlusconi est un peu le Trump italien, c’est un nabab, qui s’appuie sur la culture pop et télévisuelle. Ferreri, à ce moment-là de sa carrière, décrète la mort du cinéma – et il n’est pas le seul.
Godard en arrive en effet au même point ; leurs parcours sont d’ailleurs assez proches. Dans le bonus DVD de Dillinger est mort, Jean Narboni dit que ce film de Ferreri est une réponse au Mépris. Ensuite, Ferreri produit Vent d’Est (Godard, 1969), leurs films se politisent au même moment – jusqu’aux années 1980, où ils se mesurent, chacun avec leurs armes, à l’hégémonie du (télé)visuel. Pourquoi Godard a‑t-il su résister – là où Ferreri s’est peu à peu marginalisé ?
À la fin des années 1960, quand JLG et Ferreri se politisent, ils deviennent, me semble-t-il, proches. Il y a des liens assez clairs qui témoignent de cette proximité : entre autres Anne Wiazemsky, qui joue avec Ferreri dans Porcherie (Pasolini, 1969) et que Ferreri embarque ensuite dans La Semence de l’homme (1969). Dans, Dillinger, Ferreri a déjà repris Piccoli, après il y aura Hannah Schygulla et Isabelle Huppert dans Le Futur est femme (1984), deux ans après Passion (1982). Par la suite, Godard a su se réinventer, il a pu conduire sa réflexion du cinéma depuis un autre lieu, ce que Ferreri n’a jamais pu faire, il n’a jamais pu réinventer son mode de production. Je dirais pourtant que ses films continuent de dialoguer jusqu’à la fin avec ceux de Godard : au moment où JLG travaille ses Histoire(s) du cinéma (1998), Ferreri réalise son dernier film : Nitrate d’argent (1996). L’idée est très belle, malgré le manque de moyens : pour fêter le centenaire du cinéma, Ferreri filme le public des salles au long du XXe siècle. Il reconstitue des séances à des moments-clé de l’histoire des images : le premier baiser en gros plan, la mort de Valentino, la Seconde Guerre mondiale, l’avènement des cinémas porno…
J’ai l’impression que votre livre comble un vide : en France, rien n’a été écrit sur Ferreri depuis plus de trente ans et une bonne partie de ses films n’a toujours pas été rééditée en DVD, alors que d’autres cinéastes de sa génération, comme Pasolini ou Antonioni, font l’objet d’études et de ressorties incessantes. Les thèmes chers à Antonioni – l’absurde, la difficulté de communiquer, le sentiment d’insatisfaction de l’homme moderne – sont aussi ceux des films de Ferreri. Comment expliquez-vous le fait que le premier soit tant célébré là où le second est un peu oublié ?
Vous savez, parfois j’ai l’impression d’avoir violé un secret en parlant de Ferreri : il est, de fait, adulé par certains, mais on dirait qu’il ne fallait pas trop que ça s’ébruite. Enfin, pour vous répondre en partie, Antonioni a créé des icônes : Lucia Bosé, Jeanne Moreau et surtout Monica Vitti, l’une des plus grandes divas du cinéma italien, alors que toute l’entreprise de Ferreri a été de dynamiter le processus d’iconisation des acteurs et surtout des actrices. Dans Le Mari de la femme à barbe (1964), il fait appel à l’un des plus grands maquilleurs du cinéma, Alberto De Rossi, et lui demande de créer, selon ses propres mots, « la femme la plus laide du monde » – interprétée par Annie Girardot. La question de ce qui se cache sous le masque du glamour l’intéresse, l’obsède même, il s’attaque avec malice à des symboles qui sont figés. Ferreri ne veut faire rêver personne, mais plutôt nous donner une dose sous-cutanée de lucidité.
Si vous deviez programmer un « parcours » Ferreri autour de quatre films, vous choisiriez lesquels ?
Cela dépend des jours… Aujourd’hui, donc, je suggérerais : Le Mari de la femme à barbe, Liza, Le Harem, La Chair. Quatre films très différents, avec l’amour au centre – comme question, comme problème – et aussi, avec des personnages féminins à la fois fascinants et puissants.
Bientôt une rétrospective à la Cinémathèque ?
Ce serait une excellente chose… L’idée initiale était de coupler la sortie du livre avec une intégrale Ferreri, dans la tradition des grandes rétrospectives dont l’institution a le secret. Il y avait, en parallèle, le projet de la ressortie en salles de quelques copies restaurées et de quelques films en DVD. La réalité de l’année 2020 en a décidé autrement… Comme on dit, c’est une affaire à suivre.