Qu’y a-t-il de commun entre hier, aujourd’hui, demain et après-demain ? Marcello Mastroianni, dont l’extraordinaire palette d’acteur trouve un terrain de réalisation idéal dans ces deux films à sketches que sont Hier, aujourd’hui et demain (De Sica, 1963) et Aujourd’hui, demain et après-demain (Marco Ferreri, Eduardo De Filippo, Luciano Salce, 1965). Carlotta réunit ici dans un double DVD ces deux œuvres incontournables de la comédie italienne, abordant, dans des styles divers, la question du couple dans l’Italie des années 1960. Le duo Mastroianni-Sophia Loren est éblouissant dans le film de De Sica, mais l’on gagnera aussi à (re)-découvrir cette « suite » moins reconnue qu’est Aujourd’hui, demain et après-demain, et qui met Mastroianni aux prises avec Catherine Spaak, Virna Lisa et Pamela Tiffin.
Le film à sketches, genre dont la comédie italienne a été si friande, repose sur le principe de l’unité dans la diversité. Avec Hier, aujourd’hui et demain, et Aujourd’hui, demain et après-demain, le procédé se démultiplie, par le jeu des différences et des correspondances entre les sketches de deux films autonomes et qui pourtant s’appellent l’un l’autre, tout comme chaque sketch est une œuvre à la fois close et ouverte, faisant sens par lui-même, et recherchant néanmoins une confirmation et élargissement de ses significations dans le miroir des autres sketches. L’origine néoréaliste du genre se lit clairement, dans deux films qui dressent un portrait de l’Italie des années 1960. Car derrière le schéma temporel diachronique promis par les titres, c’est surtout un instantané de cette Italie du boom économique qui nous est donné. À travers ces diverses mises en scène de l’amour et de la sexualité, hier, aujourd’hui, demain ou après-demain, ce qui est abordé, ce sont toutes les contradictions, les désillusions et les espoirs d’un pays en pleine mutation. Vittorio De Sica, Marco Ferreri, Eduardo De Filippo et Luciano Salce plongent avec délice l’inénarrable Marcello Mastroianni et ses piquantes comparses – Sophia Loren, Catherine Spaak, Virna Lisi et Pamela Tiffin – dans un univers loufoque, et pourtant tellement en prise avec la réalité.
Hier, aujourd’hui et demain
Triple unité pour Hier, aujourd’hui et demain : Vittorio De Sica, Marcello Mastroianni, Sophia Loren. Ou : comment le cinéaste phare du néoréalisme, passé à la comédie italienne, met en scène le couple mythique du cinéma italien. Nul doute que Carlo Ponti, producteur du film, a quelque peu conçu le film à la gloire de son épouse, Sophia Loren. Qui n’a jamais vu l’inoubliable strip-tease de l’actrice, qui termine en feu d’artifice le troisième et dernier sketch : Sophia Loren en porte-jarretelles et bas résille, se déshabillant devant un Mastroianni tétanisé, jappant et hululant de désir face à l’icône sexy du cinéma italien, il y a là un morceau d’anthologie pour lequel, comme le rappelle Aurore Renaut dans le bonus du DVD, la Loren a pris des cours avec un chorégraphe du Crazy Horse. « Demain », donc, Sophia Loren sera une prostituée de luxe, femme au grand cœur, qui rend fou Augusto Rusconi (Marcello Mastroianni) et tourne la tête à un jeune séminariste, qui ne trouve soudain plus aucun attrait à la religion. « Hier », elle était une vendeuse de cigarettes, une femme du peuple, une napolitaine resplendissante, enchaînant les grossesses pour éviter la prison, et vampirisant par là même un mari épuisé par tant d’appétit sexuel et une marmaille se démultipliant à l’infini. « Aujourd’hui », elle est une grande bourgeoise milanaise, habillée de Dior et pleine de morgue, s’ennuyant ferme et emmenant dans sa Rolls-Royce un ami-amant (Mastroianni) d’origine plus modeste, énième caprice de la belle aux cheveux coupés court, à la mode, caprice dont au fond elle se fiche éperdument. Mastroianni, tout aussi brillant que la Loren dans ses interprétations, incarne donc chaque fois un homme castré par une épouse-mère sexuellement insatiable, par une maîtresse ayant l’argent pour seul dieu, par une prostituée au grand cœur qui se rappelle en plein strip-tease qu’elle a promis à Dieu une semaine d’abstinence. Dans le premier et le dernier sketch, De Sica s’amuse à ramener Mastroianni au stade infantile, le faisant se réfugier chez sa mère dans le premier, et appeler son père en permanence dans le dernier sketch. Loren et Mastroianni dévoilent ici toute la richesse de leur palette d’acteurs, leur capacité à transformer leur corps et modeler leur jeu pour véritablement être romains, napolitains ou milanais.
Car la chronologie se projette en réalité sur le sol italien, et De Sica commence chaque sketch par des plans de paysages localisant clairement le récit : le Vésuve pour le premier, le Duomo di Milano et la région des lacs pour le deuxième, la place Navone pour le dernier. L’Italie d’hier, c’est donc à Naples qu’on la trouve encore, cette Naples populaire, chaleureuse, vivante, dont Sophia Loren est originaire. Celle d’aujourd’hui, celle du boom économique, c’est dans la froide et prétentieuse Milan que De Sica va la chercher, et le sketch ne laisse aucun doute sur les sentiments du cinéaste à l’égard de ce que la ville incarne. Et demain ? Rome incarne-t-elle l’espoir d’un juste milieu ? Il serait erroné de croire que De Sica exprime ici ce qu’il espère ou redoute pour l’avenir, mais il est certain qu’on y lit en filigrane un amour pour la ville de Rome aussi tendre que le regard qu’il posait sur Naples. L’amour, la famille, la religion, la politique, y sont moqués avec tendresse : il n’est pas dit que tout cela change, d’ici demain, voilà ce que semble dire De Sica. Une seule chose fera la différence : d’ « aujourd’hui », à « demain », on passe d’un être au cœur froid et dur à une femme au grand cœur et sensible. C’est en cela que réside l’espoir : que le progrès ne fasse pas disparaître l’humanité et la générosité.
Aujourd’hui, demain et après-demain
Dans Hier, aujourd’hui et demain, De Sica adapte la mise en scène à la tonalité et au propos de chaque sketch. L’épisode napolitain effleure par moments le genre de la comédie musicale, quand toute la population du quartier populaire de Forcella relaie en chœur les joies et les tourments de Sophia Loren. La vie s’y déroule en public, la rue est le prolongement de la maison. Dans le deuxième sketch, l’espace habitable se limite désormais à la Rolls-Royce que le « couple » ne quittera plus, sinon pour se séparer : espace exigu, lieu d’exhibition de la richesse, outil de parade, symbole d’une fuite en avant insensée. Mais le réalisateur s’amuse aussi à tisser des liens entre ses sketches, afin, précisément, de faire émerger des évolutions, des contradictions. Car la Rolls-Royce qui ouvre l’épisode milanais renvoie directement à cette voiture qui clôt le premier épisode, dans laquelle la Loren parade elle aussi, à sa sortie de prison. Mais de l’une à l’autre, tout a changé : dans « Hier », la voiture et la famille enfin réunie sont littéralement portées par tout le quartier en liesse, dans une scène de foule qui n’est pas sans rappeler la scène finale de Voyage en Italie. Le plan d’ensemble laisse place, dans « aujourd’hui », à une ouverture en caméra semi-subjective, filmée de l’intérieur de la Rolls-Royce où Sophia Loren, seule, débite une litanie d’obligations sociales barbantes, et manifeste son indifférence totale à autrui. Aujourd’hui, demain, après-demain, réalisé deux ans plus tard, est l’œuvre de trois réalisateurs différents, qui donnent chacun à Mastroianni une partenaire différente. Les trois épisodes s’organisent donc de manière plus autonome que dans le film de De Sica, tant dans le style que dans le contenu. Mais une idée forte lie entre eux tous ces sketches : la crise du couple.
Dans le premier sketch, intitulé « Break Up » (en réalité « L’Homo dei Cinque Palloni », c’est-à-dire « l’homme aux cinq ballons ») mis en scène par Marco Ferreri, Mastroianni et Catherine Spaak incarnent un couple moderne, dont la solidité semble minée de toutes parts par l’absence des anciennes valeurs (la famille, par exemple, remplacée ici par un chien pataud et baveux) et par les inquiétudes existentielles, voire les névroses, de Mastroianni. Jusqu’à quel point peut-on gonfler un ballon jusqu’à ce qu’il n’explose, voilà l’obsession qui finira par pousser cet industriel en apparence comblé… au suicide ! Ferreri fait passer la satire par le montage : par un montage-photo ironique, par la succession absurde de certains plans, il met en fait en scène la crise du couple, l’absence de sens du monde contemporain dont Antonioni est devenu le symbole. « L’heure de pointe », d’Eduardo De Filippo, avec Virni Lisi et Luciano Salce, joue sur le film policier ou le thriller, pour emmener son spectateur dans une fantaisie jubilatoire totalement machiste : nous avons affaire, de nouveau, à un Mastroianni névrosé et bourré de tics, pris au piège dans la maison d’un ami psychopathe, qui joue plusieurs fois par jour à poursuivre sa femme pour lui tirer dessus avec un revolver chargé d’une seule balle. De Filippo construit brillamment le rythme du sketch, le suspens et le comique s’épaulant l’un l’autre dans un crescendo parfaitement maîtrisé. Mais quel est le but de cet étrange jeu ? C’est le seul moyen, pour un homme, de se prémunir contre les récriminations et les reproches, les cris et les crises de sa femme… Une petite frayeur, et la voilà calmée. Toute la ville, d’ailleurs, s’y est mise, et le dernier plan a un petit goût de « commandement » : sans ton revolver, tu ne te marieras point, semble dire le film. Le troisième sketch, intitulé « La Femme blonde », de Luciano Salce et avec Pamela Tiffin, aurait dû s’intituler « la vengeance d’une blonde ». Machiste, le film l’est éminemment, mais il finit par renvoyer dos à dos les hommes et les femmes. La blonde en question est gentille mais stupide et dépensière, et Mastroianni aimerait beaucoup s’en débarrasser. Quoi de mieux que de la vendre un riche cheikh ? Le film se transforme alors en une parodie de conte oriental, au terme duquel la blonde se révèle bien moins stupide qu’elle n’en a l’air, vendant Mastroianni à un riche cheikh… homosexuel. Tel est pris qui croyait prendre.
La comédie italienne travaille sans cesse tout contre les problématiques socio-économico-politiques contemporaines. Comme le rappelle Aurore Renaut dans le bonus du DVD, la Démocratie Chrétienne, pour contrer le néoréalisme, avait mis en place un système de subventions indexées sur les recettes des films, et favorisant donc les films grand public, inoffensifs. Le néoréalisme rose puis la comédie furent donc un moyen de contourner cette forme de censure, permettant d’aborder des questions brûlantes d’actualité sous les habits du rire. La crise du couple est une réalité de l’Italie des années 1960, déchirée entre les revendications au progrès, à la liberté et un certain archaïsme des mentalités (avec ce qu’elles contiennent aussi de fidélité à des valeurs humaines en perdition). Le divorce n’est toujours pas autorisé en Italie, et Aujourd’hui, demain et après-demain s’inscrit sans nul doute dans la continuité de films comme Divorce à l’italienne (1961) ou Ces messieurs dames (1965) de Pietro Germi. Rappelons, comme le fait Aurore Renaut, que Carlo Ponti, producteur des deux films, avait dû lui-même prendre la nationalité française afin de pouvoir divorcer de sa femme, et épouser Sophia Loren.
Bonus DVD : « la comédie italienne comme contre-pouvoir »
Le double DVD édité par Carlotta se distingue, une fois encore, par sa qualité et l’intérêt de ses bonus. On regrettera néanmoins que le second film, Aujourd’hui, demain et après-demain, ne fasse pas l’objet d’un supplément aussi intéressant que le film de De Sica (le seul supplément étant la bande-annonce). On le regrettera d’autant plus que le film est moins connu, et qu’il gagne à l’être. Pour Hier, aujourd’hui et demain, Aurore Renaut, enseignante en cinéma à l’université Paris VII, retrace les origines de la comédie italienne (la commedia dell’arte, le néoréalisme), évoque son ancrage socio-économique, analyse brièvement le film (et notamment le « typage » régional qu’il met en œuvre), tout en rendant hommage aux deux monstres du cinéma italien que sont Sophia Loren et Marcello Mastroianni. Elle termine sur l’immense succès public du film, notamment aux États-Unis où il reçut l’Oscar du meilleur film étranger. C’est en voyant ce film que Charlie Chaplin pensa à faire appel à Sophia Loren pour La Comtesse de Hong Kong.