La sortie de Bella e Perduta, du cinéaste italien Pietro Marcello, primé en 2009 pour le documentaire La Bocca del Lupo, est auréolée d’une réputation de petit ovni italien. Onirique, animalier et grave, le film est construit autour de la figure mythique de Polichinelle ; Pietro Marcello y raconte sa rencontre avec un bufflon, leur petite odyssée dans la campagne italienne, sur fond de déliquescence économique et de résistance à la mafia. Au-delà du propos social et du travail poétique sur la relation homme-nature, c’est la forme même du film qui interpelle, sa foi dans un mélange des genres et des tons, et sa capacité d’enchantement du réel par des mécanismes simples.
Le faux nez de la fiction
Bella et Perduta est un film qui avance masqué, dissimulant le documentaire derrière la fiction. Le personnage de Polichinelle, vêtu de blanc et arborant un masque sombre, n’est qu’un passeur vers le réel : par son truchement spectaculaire, la caméra a accès au monde rural italien, à la parole de ses habitants, à la dureté de leurs conditions de vie. Étonnamment, le caractère grotesque du personnage de la commedia dell’arte est presque effacé au profit d’une mélancolie certaine, son outrance n’a d’usage que visuel, attirant l’œil sur une image, introduisant un regard spleenétique sur les terres oubliées de Campanie. Le masque au nez corbin est une grimace triste faite au spectateur. On est introduit à cette réalité dès la première partie du film, lorsque la caméra rencontre le premier propriétaire du buffle Sarchiapone, le vieux Tommaso, gardien d’un château bourbon délabré qu’il entretient malgré les injonctions contraires de la Camorra. L’homme se confie, raconte son combat solitaire contre la décharge mafieuse que le château devenait, avant qu’un montage ne fasse apparaître, sauvagement, des images (réelles) de manifestations et hommages suite à la mort de cette figure locale. Dès lors, Polichinelle, à qui est confié le jeune buffle mâle, traverse l’Italie pour l’amener à Tuscia le confier à un autre berger. La traversée de l’espace italien par l’improbable duo décrit à la fois la beauté majestueuse des lieux et le désastre environnemental qui les frappe ponctuellement. Lorsque Polichinelle est invité à la table de paysans, on se remémore aussi les plans somptueux de simplicité de Raymond Depardon dans la trilogie Profils paysans (2001).
Un merveilleux du verbe
Comme dans les Contes de Charles Perrault, c’est la parole qui, dans Bella e Perduta, produit le merveilleux. D’abord par une évidence : incarner le bufflon dans une voix off, littéraire et suave, posant des mots fleuris sur son ressenti de bête – en donnant la parole à ceux qui ne l’ont pas, le cinéaste enchante littéralement son film. Plus loin, la rencontre d’un berger et l’extase devant une fontaine « magique », le passage devant un grand arbre qui « ouvre vers l’au-delà », ou encore la découverte d’un palais étrusque enfoui marquent cette capacité à transcender le réel en quelques mots, en quelques plans. La seule occurrence visuelle de l’ordre du merveilleux se fait dans la mise en scène du regard du bufflon – mais sur le mode d’une image dégradée et incertaine, tournée à la première personne, troublant la beauté photographique du film par un écart vers une imagerie trash. Dans les yeux de Sarchiapone, Polichinelle est grimaçant, sa tunique blanche évoque un aliéné, ses paroles sont des inepties désagréables. Étrange disruption visuelle, qui répond à l’incompatibilité fondamentale du regard animal et de celui de l’homme, et prépare, inconsciemment, à la fin crépusculaire du film.