Les salles françaises continuent de découvrir l’œuvre d’Edward Yang au compte-gouttes et dans le désordre. Et à chaque fois, on se prend à douter que ce cinéaste taïwanais, mort en 2007 alors que seul son dernier film Yi-Yi était arrivé — triomphalement — jusqu’à nous dans son intégralité, soit célébré avec toute la reconnaissance qu’il mérite. A Brighter Summer Day, lui, a déjà connu la France, mais dans une version tronquée qui durait « seulement » trois heures. C’est à présent dans sa version intégrale de près de quatre heures que nous découvrons l’acuité patiente de cette double fresque à la grâce miraculeuse, entre obscurité atmosphérique et clarté timide, espoir et cruauté.
Double fresque parce qu’elle est à la fois intime et sociétale. Le film est au premier abord la chronique des déboires de l’adolescent Xiao Si’r (premier rôle de la future star Chang Chen) : élève à problèmes, en quête de repères alors que ses parents qui ont leurs propres soucis se contentent d’une éducation un peu trop libérale, impliqué dans les affaires de bandes de jeunes, et pris dans une intrigue amoureuse un peu flottante. Or par le truchement de cette chronique, Edward Yang compose un portrait du monde où se débat le jeune garçon, le Taïwan des années 1950 – 60. Chaque événement, chaque lieu singulier (foyer, collège, salle de concert, studio de cinéma, champ de tir), chaque personnage ou cercle de personnages interagissant avec Si’r (cercle familial, condisciples, bande) prolonge le parcours d’incertitude du jeune garçon autant qu’il ajoute, vis-à-vis de celui-ci, une nouvelle touche au panorama de ce pays sécessionniste, refuge des exilés de Chine continentale, travaillé entre regret de la mère patrie, traces de l’occupation japonaise, influence culturelle américaine et paranoïa anti-communiste. Ces petites touches ne relèvent pourtant jamais d’une volonté de reconstitution ou de cours d’histoire, mais plutôt d’une peinture en pointillés, presque impressionniste : vestiges (les armes blanches japonaises), sons hors champ, allusions dans les conversations — même l’épisode le plus proche d’une reconstitution, un interrogatoire de longue durée par la police secrète, n’est conté que par fragments, de manière élusive.
La nuit taïwanaise
Cette coïncidence de l’intime et du sociétal est captée avec un tact qui tient essentiellement à la distance choisie par la mise en scène pour saisir ses sujets, excluant le gros plan. Cette distance est aussi une manière pour le cinéaste de matérialiser, par les détails environnementaux, la difficulté des personnages à se positionner dans le monde qui est le leur. On retrouve d’ailleurs, dans les scènes d’intérieur, la fréquence d’une figure esthétique familière des films de Yang : des cadres dans le cadre (portes et fenêtres) qui viennent créer des seuils internes à ces espaces confinés. Du fait de ces seuils, des personnages peuvent être retenus, isolés des autres, ou partiellement occultés par une paroi ; ou encore, un tel seuil peut-il rester simplement en arrière-plan d’eux, pour suggérer qu’il mène vers quelque chose d’insaisissable. Car c’est bien l’incertitude sur ce qui attend au-dehors qui domine dans A Brighter Summer Day — un titre international qui ne manque pas d’ironie, vu l’étonnante abondance de scènes nocturnes. La nuit s’invite dans les rues, dans les recoins, au-delà des fenêtres, voire à l’intérieur du foyer quand les lumières s’éteignent, laissant s’exprimer par clairs-obscurs la violence, la folie, ou simplement la moiteur estivale de l’attente de l’éclat des passions. À ce point cerné par l’obscurité, les chances pour un jeune homme d’élever ses aspirations au-dessus du marasme sont minces.