Magnifique témoignage de ce que le cinéma africain peut nous offrir, ce septième long métrage d’Abderrahmane Sissako ose toutes les revendications, quitte à faire le procès de la Banque Mondiale et du FMI dans la cour poussiéreuse de Hamdalaye, un quartier populaire de la capitale malienne. Ce pari ambitieux est parfaitement relevé par un réalisateur qui n’érige jamais son film en symbole prétentieux. La démarche militante n’en est que plus admirable, à la fois féroce et bouleversante.
Il fallait oser. Dans la cour poussiéreuse d’une modeste maison de terre de Bamako, les avocats de la Banque Mondiale et du FMI doivent répondre des accusations faites par plusieurs témoins locaux relayés par les avocats de la Partie Civile. Le constat est accablant : les pays lourdement endettés d’Afrique le sont plus encore aujourd’hui qu’il y a vingt ans et pour tenter de contrecarrer cette dérive, la majeure partie des États a bradé ses services publics aux pays occidentaux. Les conséquences sont dramatiques : licenciements massifs des fonctionnaires, difficulté grandissante d’accéder aux soins, à l’éducation, etc. Pour que la situation ne s’aggrave pas davantage, l’annulation de la dette est devenue l’un des derniers espoirs.
En seulement un an, le nombre de films documentaires consacrés au triste sort de l’Afrique et de son peuple va grandissant. Du Malentendu colonial à Djourou, une corde à ton cou (qui abordait déjà le problème de la dette) en passant par le polémique Cauchemar de Darwin, la quasi-totalité de ces projets a tenté de trouver un compromis entre un propos clairement militant et une mise en scène périlleuse, soit totalement en retrait devant l’ampleur du sujet (Le Malentendu colonial), soit trop balisée pour mieux manipuler le spectateur au détriment de la vérité historique (Le Cauchemar de Darwin). Le film d’Abderrahmane Sissako, à l’instar de Moolaadé de Sembene Ousmane qui traitait de l’excision, fait fi de tous ces pièges en assumant pleinement le fait d’être une œuvre de fiction, scénarisée et dirigée comme telle, même si la plupart des témoins et des magistrats sont d’authentiques avocats ou habitants du quartier.
Bamako est bien évidemment un film sur la parole. Dans chacune des interventions, le mot devient une arme redoutable et chaque phrase est un combat pour faire entendre la vérité du peuple africain. Il suffit d’écouter Aminata Traoré – écrivaine et ancienne ministre de la Culture du Mali – pour s’en persuader. Présente en qualité de témoin, elle est à mille lieues des discours politiques désincarnés, mortellement théoriques. Sa douceur, son charisme et sa sensibilité faite détermination rassemblent tous les espoirs que l’Afrique se doit encore d’incarner. Les femmes doivent y jouer un rôle prédominent : Abderrahmane Sissako le sait et le revendique, c’est justement pour cette raison que la majeure partie des intervenants ne sont pas des hommes ou alors des hommes silencieux, car les femmes sont les seules qui ne sacrifieront jamais leurs enfants dans des guerres injustes.
Formidablement écrit et dirigé, Bamako aurait pu être de ces films linéaires à la mise en scène peu inspirée. Le piège aurait été de s’écouter parler, de n’avoir pour seule ambition que de chercher le bon mot au détriment de la forme. Proche de la démarche documentaire dans le choix de ses acteurs (de vrais magistrats, des habitants du quartier), dans la réalité des faits exposés et du discours militant « altermondialiste », le dernier film d’Abderrahmane Sissako est avant tout une fiction : la scène de pastiche de western où un instituteur noir est abattu par un cow-boy noir – une manière de prouver que le Nord n’est pas seul responsable du drame africain – le prouve parfaitement. Le réalisateur sait faire preuve d’ambition stylistique – déjà très présente dans son précédent film, Heremakono (En attendant le bonheur) – en donnant au regard une importance tout aussi primordiale qu’à la parole. Tandis que les témoins et les avocats se succèdent à la barre, la vie du quartier continue : un couple de jeunes mariés traverse la cour, un groupe de femmes fait des teintures, un homme se meurt du Sida dans la pièce d’à côté, quelques jeunes hommes traînent leur ennui et Melé (Aïssa Maïga), la chanteuse au regard mélancolique, passe et repasse, indifférente au verdict du procès. S’il ne perd jamais de vue les plaidoiries successives, Abderrahmane Sissako rassemble dans un espace restreint une foule d’individualités : un visage, une larme, un corps, un enfant. L’enjeu posé par ce procès fictif ressort alors de plus belle. Cet espace délimité est une parabole exemplaire du sort de l’Afrique. Ce qui s’y dit s’entend en hors-champ, parfois dans l’indifférence, et le hors-champ a une incidence directe sur les plaidoiries. Finalement, peu importe le verdict. L’objectif de Sissako n’est nullement de se poser en démiurge susceptible d’édicter les nouvelles règles du jeu. Son film est un admirable témoignage, une profession de foi dont l’évidente beauté tient de cette courageuse conquête du mot sur l’inacceptable.