Un documentaire soigné esthétiquement, travaillant sur ses sources comme sur ses failles, mettant à nu les clés de son sujet, et restant drôle, émouvant et intelligent, est-il possible ? Après qu’il a été couronné en 2002 avec le contesté Être et avoir, Nicolas Philibert se replonge dans une véritable enquête fondée sur deux questions : comment exprime-t-on une expérience inédite (et qui l’est restée) de cinéma trente ans après les faits ? Quelles sont les armes des cinéastes du réel ? Entre la poétique cinématographique et l’attachement à son sujet, Nicolas Philibert nous plonge dans la construction presque polaristique de son film.
On a une légère tendance à confondre aujourd’hui le documentaire avec la dénonciation : de l’intéressant – Notre pain quotidien – à l’odieux – Sicko – on ne peut passer outre les différents genres apparus ces derniers temps en non-fiction. Nicolas Philibert nous rappelle avec acuité que l’on peut réaliser un documentaire sans détournement, sans volonté appuyée de faire pleurer dans les chaumières ou d’appeler au boycott de McDonald’s en conservant une charte de travail minutieuse. Bref, il nous montre que, dans le champ des possibles, celui de l’enquête sans dramatisation à outrance ou comique d’explosion existe. À l’origine de Retour en Normandie se trouvent deux événements : l’affaire Rivière et le film que René Allio en avait tiré en 1976. Pierre Rivière était un jeune paysan qui lors d’un coup de « folie », avait égorgé à coups de serpe le 3 juin 1835 sa mère, sa sœur Victoire et son frère Jules. Il écrivit en prison ses mémoires en expliquant son geste doublement : tout d’abord par l’action de la main de Dieu, et, plus pratiquement, par la certitude qu’il avait que son père était martyrisé par les trois autres membres de sa famille. Parsemant son enquête d’extraits du film Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, Nicolas Philibert mêle le mystère du parricide qui l’étreint toujours et la volonté de retrouver l’équipe du film.
La Normandie donc, le paysage de bocage, où la vie agricole qui a repris son cours : pour poser un décor, rien de tel que montrer l’environnement des habitants et la réalité parfois crue des métiers. Car, avant d’interroger les anciens acteurs sur leurs rôles et leurs souvenirs, c’est leur réalité propre qui intéresse Philibert. Comment perçoit-on le métier d’acteur lorsque, justement, ce n’est pas son métier ? En guise d’introduction donc, une présentation de la vallée de Flers, et du film : Nicolas Philibert, après quelques rencontres, notamment celle de Gérard Mordillat, devint assistant de René Allio. La première difficulté fut de trouver des acteurs sur place, capables de jouer naturellement et de chômer dans les champs ou à l’école. L’expérience a visiblement marqué Philibert qui va à la rencontre des ses anciens collègues. La grande force de celui-là est tout d’abord, par chance ou par montage, de savoir capter le témoignage, sans le falsifier, dans ce qu’il a de plus drôle ou de plus naturel. Quelques instants savoureux se font alors suite, lorsque Joseph (le père de P. Rivière) explique comment il «[a] été sollicité par le cinéma » ou lorsque Borel raconte avec fierté qu’il «[était] l’amant dans le film », fierté ironiquement questionnée par ses filles qui lui demandent s’il a été doublé, ou qu’on « ne [l’]a pas recontacté car la suite était dure à faire»… sur la forme, Nicolas Philibert ne cherche pas à masquer la construction du moment : tournées en face caméra, ces scènes sont là pour établir le souvenir d’une expérience avec le recul du temps et la présence, parfois perverse, de la caméra, pas de prise au dépourvu ou d’instants choc, jusque quelques discussions et imprévus.
À côté du comique de certains témoignages, Philibert retrace également ce que représentait le cinéma dans une telle région en 1976 : certains ont pensé faire carrière (Claude Hébert surtout, qui endossait le rôle de Pierre Rivière et que l’on aura finalement dans peu de films après ses passages remarquables dans Moi, Pierre Rivière… et La Drôlesse de Doillon), certains en parlaient très peu, comme si le cinéma constituait une entorse au travail. Mais la plupart ont visiblement un plaisir communicatif à se remémorer ce qui, finalement, aura été une fête. Savoir capter des moments de silence, d’ironie, de joie ou d’émotion fait partie du talent d’un documentariste. Ne rien voler, mais laisser aller celui qui part à entrer à lui, et à faire sortir ce qui ne sort qu’au bout de plusieurs heures de parole. Nicolas Philibert ne cherche pas, comme un Michael Moore, à prendre au piège, il soigne son sujet. Et ce sujet, par ailleurs, doit être décortiqué : fasciné par l’affaire elle-même, Philibert retrace les instants du meurtre en parallèle avec ses propres recherches littéraires et criminologiques. De l’IMEC à l’autobiographie de Rivière, des scènes coupées du film à la réflexion sur le parricide, « aujourd’hui surpassé par le crime d’enfant et le crime contre l’humanité », le réalisateur fait une sorte de profession de foi professionnel. Son métier est divers : il ne se résume pas à monter des images choisies pour servir un propos mais à montrer le cheminement esthétique et intellectuel de chaque film. Philibert aime ses paysages, aime ses témoins mais également un certain savoir-faire. Il ne déconnecte donc jamais l’image de son explication (avec une voix-off bien utilisée), la sensation de son sens profond. D’où aujourd’hui, d’un point de vue sémiologique et technique (avec l’apparition du numérique notamment donc d’une plus grande facilité de tournage), la difficulté de faire un documentaire à part entière.
L’enquête personnelle, policière et scientifique se déroule jusqu’à la conclusion de Retour en Normandie, fondée sur le mystère de la disparition de Claude Hébert, l’acteur principal du film de René Allio. Après une furtive carrière au cinéma, il serait devenu missionnaire, et sans parler d’identification avec Pierre Rivière, lui-même très croyant, aurait poursuivi dans une voie religieuse. On ne dévoilera pas la chute finale, amenée par un certain suspense, mais exempte de tout effet gratuit. C’est probablement ce qui intéresse et touche le plus dans le film de Nicolas Philibert : il a cette capacité de prendre à cœur un témoignage ou un hommage à son père et à René Allio sans pour autant se laisser aller à la dramatisation extrême. Laissons les derniers mots à Nicolas Philibert lui-même qui s’exprime ainsi : « Avec cette multitude, il est difficile d’enfermer le film. Le présent et le passé, la mémoire, la folie, l’écriture, la parole, la maladie, la mort qui rôde, le temps qui passe, la loi, la transmission… Il est question de tout cela, et d’autres choses encore qui ne sont pas clivées entre elles. Comme dans le vie, où le profond et l’insignifiant se côtoient en permanence. Mais c’est d’abord un film qui parle du cinéma, sous l’angle du désir, de l’obstination et de sa capacité à jeter des passerelles, à tisser des liens. » On n’aurait pas dit mieux.