La Lettre du Cinéma (ou simplement La Lettre, comme on dit Les Cahiers) fut une revue publiée en France de 1996 à 2005, soit à l’époque de l’apparition d’une nouvelle génération de cinéastes française, de l’éclipse de celle de Diagonale (Paul Vecchiali, Jean-Claude Biette, Marie-Claude Treilhou, etc.) et du second sommet des survivants de la Nouvelle Vague. C’est aussi le moment du passage à la vidéo, de la vague des films asiatiques, des correspondances sauvages entre cinéma, exposition et performance. À bien des égards, La Lettre s’est fait l’écho de ce bouillonnement, soit par les textes qui y ont été publiés, soit par les films réalisés par ses rédacteurs. Car La Lettre était aussi une revue de cinéastes, ou plutôt de personnes qui avaient envie en même temps d’écrire sur le cinéma et de faire des films. C’est de ce laboratoire marchant sur deux jambes, la cinéphilie classique (hitchcocko-hawksienne, rohmero-rivettienne) et le dialogue entre cinéma et art contemporain, que sont sortis entre autres Axelle Ropert, Benjamin Esdraffo, Christian Merlhiot, Hélène Frappat, Jean-Charles Fitoussi, Judith Cahen, Julien Husson, Noël Herpe, Pascale Bodet, Sandrine Rinaldi, Serge Bozon et Vincent Dieutre.
De ce groupe, une exception toutefois se détache : Christine Martin, la seule parmi les fondateurs de la revue à n’être ni cinéaste, ni écrivain. Au début de l’année 2021, elle a reçu l’équipe du blog brésilien Vestido sem costura (« La Robe sans couture », fondé par Leticia Weber Jarek, collaboratrice de Critikat) dans l’appartement qui abrita les comités de rédaction de la revue, pour retracer son parcours, et revenir sur sa rencontre avec la bande de La Lettre. Christine Martin a participé aux trente-et-un numéros de la revue et y a assumé la fonction de rédactrice en chef, aux côtés d’Axelle Ropert, entre 2002 et 2005. Au fil de ce dialogue, elle évoque avant tout le travail que constitue la critique de cinéma (sans exclure évidemment la « dimension sensible de l’analyse »). Du collectif pointligneplan aux blockbusters hollywoodiens, de Julien Husson à Monte Hellman, Christine Martin nous raconte l’histoire d’un collectif.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
Je suis née en 1956, ce qui fait de moi la doyenne de La Lettre du Cinéma. Il en faut bien un ou une. J’ai commencé par un parcours littéraire classique : hypokhâgne, khâgne, lettres modernes, puis une maitrise sur Le Rose et le Vert de Stendhal (les gens tiquent toujours sur ces couleurs). Les arts graphiques et le design en général m’ont par ailleurs toujours intéressée. En 1980, j’ai réalisé deux couvertures pour Masques (sous-titrée « revue des homosexualités », qui s’est arrêtée en 1985), puis je me suis retrouvée à effectuer pour des éditeurs une sorte de travail simultané qui consistait à créer une illustration pour la première de couverture et à écrire un résumé alléchant pour la quatrième. Un éditeur m’a dit : « Tu écris mieux que tu ne dessines. Ne fais plus que ça. » C’est à partir de là que j’ai commencé à écrire pour l’édition et la presse. Je réécrivais des livres à la commande, puis j’ai commencé à travailler pour des marques, plutôt des dossiers de communication que des campagnes de publicité. De fil en aiguille, j’ai rencontré beaucoup de monde dans ce milieu et c’est comme cela que j’ai gagné ma vie toutes ces années. D’ailleurs, je continue. Très logiquement, l’aspect visuel d’une revue m’a toujours concernée, et je m’en suis particulièrement occupée à partir du numéro 18.
Et le cinéma ?
J’ai toujours été cinéphile – il serait plus exact de dire « bou-filmique » ; en classe préparatoire je m’occupais du ciné-club. Plus tard dans les années 1980, j’allais régulièrement à Cannes car l’un de mes clients s’occupait de la régie du Marché. À Deauville aussi, au début du Festival du Film Américain. De là, il était tentant de se mettre à écrire des scénarios : en 81 ou 82, j’ai suivi une formation d’un an à Censier avec Pierre Baudry, qui est devenu en quelque sorte célèbre (plutôt que célébré) grâce à Sophie Calle, qui avait trouvé dans la rue son carnet intime et l’avait publié à son insu.
J’ai travaillé en parallèle avec un producteur, Gérard Mital, qui se lançait dans des projets « arty » après une carrière dans la distribution à l’UGC. Il m’a demandé de collaborer avec Lars Von Trier, puisqu’à une époque Gérard s’était intégré in extremis au projet d’Europa, qui reposait sur un financement paneuropéen complexe ; comme Lars écrivait en danois, puis en allemand, puis faisait traduire le tout en anglais, une partie de l’essence du scénario se trouvait perdue lorsque l’on arrivait à la version française du scénario. J’ai donc réécrit le script en français. Europa a été sélectionné au Festival de Cannes en 1991. Je n’en suis pas la coscénariste, mais je me souviens de nombreuses discussions sur les dialogues.
Et puis un jour, en 95, j’ai vu un film que je n’ai pas du tout aimé et j’ai envoyé un texte à Libération qui l’a publié durant l’été, sans que je le sache. C’était sur La Haine de Mathieu Kassovitz. À mon retour, un message téléphonique de Julien [NDLR : Husson, premier rédacteur en chef de La Lettre] me disait : « J’ai lu le papier, ça m’intéresse, on est en train de monter un prix, on a besoin de gens comme toi, etc. » C’est donc ce billet d’humeur qui m’a mis sur le chemin de la petite bande. Et je me suis retrouvée avec Emmanuel Giraud, Julien, Judith Cahen, Stéphane Malandrin, Sophie Bredier – les noms du prix Sadoul. Julien et Judith en étaient les moteurs. Pour préparer la sélection du prix, on regardait beaucoup de films et on rendait nos avis dessus, avec une telle ardeur à écrire que l’idée de la revue a été vite mise sur pied. J’ai écrit dans tous les numéros avec beaucoup de bonheur. Au début, Julien guidait la réécriture des papiers, puis petit à petit, chacun a pris de l’autonomie. Il a vraiment quitté l’affaire après dix-sept numéros. Il avait d’autres projets, ses films, la villa Médicis… puis les histoires sentimentales ont commencé à interférer dans cette revue très endogame. Histoires qui ont eu la peau de la revue en 2006. La fin était très compliquée, impossible de faire tenir les choses quand la plupart des personnes concernées ne peuvent plus coexister dans la même pièce. C’est dommage parce que ce sont des gens que j’aime tous beaucoup individuellement.
À cela s’ajoutait le manque de ventes, même à cette échelle si confidentielle. « Dommage que ça s’arrête », nous disaient des gens qui ne s’étaient jamais abonnés ! Il y a eu pourtant une époque où il y avait même une bonne distribution, que ce soit chez P.O.L. puis Alvisa [NDLR : la revue a connu une interruption d’un an, qui a suivi le changement d’éditeur, de P.O.L. à Alvisa). On trouvait la revue chez le petit marchand de journaux en bas de chez moi, ça me faisait très plaisir. Puis dans les rayons cinéma des grandes librairies en France et à Paris, puis de moins en moins… Quand tout s’est arrêté, en 2006, j’ai continué à être assidue au Festival de Belfort dont Catherine Bizern était la déléguée générale, avant de prendre la Direction du Cinéma du Réel à Pompidou.
Vous avez totalement arrêté de collaborer à des scénarios ?
Oui, oui.
Vous n’avez pas souhaité écrire pour certains de vos collègues ?
Ce n’est pas ça. D’abord, mes collègues, comme vous dites, sont cinéastes. Ils avaient d’abord une envie de film au service de laquelle ils écrivaient. Moi, je n’ai jamais eu envie de faire des films, donc c’est un peu différent. Je trouvais amplement suffisant d’écrire dans la revue et de faire des apparitions dans leurs films, ceux de Pascale Bodet, de Christian Merlhiot, ou de Vincent Dieutre.
Parallèlement, le centre d’intérêt pour l’art contemporain de Vincent Dieutre, ou de Christian Merlhiot, avait quelque peu structuré une seconde tendance dans La Lettre, aux côtés des tenants de la « cinéphile classique ». C’était notamment visible après 2002. Sous leur impulsion, le collectif pointligneplan nous permettait de nous retrouver pour des projections qui avaient lieu à la Femis, toutes les quinzaines environ. Et on y allait tout le temps, on se retrouvait aussi avec les gens de La Lettre. Cela brassait énormément de courants expérimentaux que les réalisateurs présentaient en personne : Arnold Pasquier, Jean-Claude Rousseau, Valérie Mrejen, Boris Lehmann… Là aussi il y avait matière à écrire sur les auteurs ; j’avais écrit sur le travail de Julien Loustau. C’est tout un aspect du travail sur l’image et le récit que je trouve très inspirant. Cinéastes, vidéastes ou artistes, quelle que soit l’étiquette qui les qualifie, des gens comme Dominique Gonzalez-Foerster ou Pierre Huyghe avaient pour moi toute leur place dans La Lettre. Ils introduisaient une variété pas toujours accueillie à bras ouverts par les tenants du cinéma pur et dur, mais au fond ces désirs de rendre compte de productions parfois antinomiques font tout l’éclectisme de la revue, et son caractère surprenant – ça et le fait de ne pas coller à l’actualité…
Mon voyage d’hiver, de Vincent Dieutre
Le quotidien d’un trimestriel
Comment se préparaient les numéros ?
Si l’on prend en compte les rythmes d’écriture de chacun, les formats de prédilection, la grande variété des rubriques à notre disposition, la périodicité trimestrielle qui peut donner le sentiment d’éternité… Il y a des gens pour qui c’était compliqué d’envoyer leurs textes avant la dernière seconde, d’autres qui s’appliquaient dans un détail méticuleux qui fait la qualité, entre autres, des grands entretiens. De mon côté, j’ai un rapport avec le monde du travail qui est très différent, notamment parce que je travaille à commande en tant que freelance depuis quarante ans. Donc quand quelqu’un me dit : « C’est maintenant et tu refais pour demain », j’en suis capable. Et puis pour moi la critique, ce n’est pas une œuvre d’art. On doit être inspiré, oui, mais ça doit être limpide, ça doit se comprendre. On a eu parfois des publications trop absconses ou pléthoriques au regard du volume de la revue. Le côté « entre soi » peut être terrible pour une publication qui ouvre généreusement ses colonnes, surtout sans rémunérer personne, et je pense qu’il y a eu des moments où on a pu prêter le flanc à ça.
Vous avez remarqué une baisse de public ?
On a toujours été « petits ». En 2004 – 2005, époque Alvisa, on a eu une belle vague de cinq cents abonnements, ce qui n’est pas indigne, mais les ventes dans les rares librairies n’ont jamais décollé. Le directeur de la publication, Yves Gasser, avait ses problèmes de trésorerie, au point que ça en devenait presque drôle : une semaine, il y avait des œuvres d’art, dans son bureau, et la suivante, il avait dû les vendre. Je trouvais ça assez rock’n’roll. Tout le contraire de P.O.L., quand même. Pas très sécurisant ni d’une transparence totale ! Il avait pourtant été un producteur brillant dans les années 1970, notamment dans le cadre du nouveau cinéma suisse d’Alain Tanner, de Claude Goretta et de Michel Soutter.
Il est difficile de trouver le nom de la maison d’édition, ALVISA, sur les numéros de La Lettre.
Il y a un petit logo assez visible en première page jusqu’au numéro 29, et qui a disparu pour le 30 et le 31 ! Alvisa s’était constitué en microgroupe de presse culturelle, avec L’Avant-Scène Cinéma, Théâtre(s), Topo, une revue littéraire, et Synopsis, une revue initialement consacrée au scénario – groupe que venait étoffer La Lettre. Comme Synopsis, qui était beaucoup plus grand public, se vendait bien à l’époque, on nous fichait une paix royale sur notre vision du cinéma. Pour bien faire les choses, Yves Gasser réunissait toutes les revues en comité de rédaction le lundi matin. En tant que trimestriel on n’avait jamais de nouvelles très chaudes ! Avec Axelle, on expliquait qu’on allait avoir un entretien avec Jean-Paul Civeyrac, par exemple. Personne ne comprenait vraiment de quoi on parlait, mais on nous respectait. Donc Yves nous a laissés écrire et publier tout ce qu’on voulait, mais entre le fait que ce n’était pas un très bon gestionnaire, qu’on vendait peu, et puis le clash majeur dans l’équipe de rédaction, le numéro 32 n’a jamais vu le jour.
La Lettre du cinéma n°25 (janvier, février, mars 2004)
Rencontres avec des cinéastes
Revenons au prix Georges Sadoul, pour parler de cinéastes et de films. C’est le moment où vous avez découvert par exemple Pierre Léon, un cinéaste sur lequel vous avez beaucoup écrit. Comment cela s’est passé ?
Pierre est un grand ami d’Éva Truffaut. Pierre, son frère Vladimir et Serge Renko étaient tous très proches d’Éva. Les connaître et les voir chez elle conduisait à aimer encore davantage les films. Ses paysages creusois m’envoutaient, autant que sa connaissance de la musique classique.
Il y a des cinéastes qui sont dans le corpus de La Lettre en raison de votre implication, par exemple le réalisateur kazakh Darezhan Omirbaev ou les frères Arnaud et Jean-Marie Larrieu. Vous pouvez parler un peu de ces cinéastes ?
La Lettre entretenait de bons rapports avec les attachés de presse qui savaient que la revue pouvait s’attacher à des films confidentiels, en termes de distribution. Ils pouvaient faciliter les rencontres. Nous avons vu et aimé les trois premiers films d’Omirbaev, Kairat (1992), Kardiogramma (1995) et Killer (1998), et je l’ai interviewé avec Axelle Ropert. Je me souviens très bien, c’était à l’hôtel Rive Gauche, rue des Saints-Pères. Darezhan ne parlait que le russe et il y avait un traducteur anglais. Petit palimpseste des langues, qui a encore contribué à épaissir le mystère. J’ai toujours voulu faire les entretiens avec des gens que je trouvais très intrigants. Monte Hellman par exemple.
Quel est pour vous l’entretien le plus inoubliable de cette période ?
Monte Hellman, certainement. Parce que Monte c’était quand même cette version d’un Hollywood un peu bricolé, capable d’aller s’amuser avec du fantastique. Et puis, parce que c’est un ami de longue date, Dominique Dubosc. Son travail de documentariste s’ancre dès les années 1970, en France, en Amérique du Sud ou en Palestine. Encore un qui avait selon moi toute sa place à La Lettre.
Vous avez fait beaucoup d’entretiens sous forme de témoignages, c’est-à-dire sans les questions, sans le format du dialogue, par exemple dans l’entretien de Diane Baratier. Pourquoi ?
J’avais initié une rubrique qui s’appelait « Le cinéma de… ». Ce n’était pas tout à fait des entretiens, mais plutôt l’expression d’un point de vue d’acteur, de technicien ou de metteur en scène. Ça se lisait davantage comme un reportage qu’un entretien. J’aimais bien cette dimension synthétique. Après, c’est devenu peut-être davantage une contrainte que je me suis imposée, parce qu’il y avait déjà de grands entretiens qui couraient sur plusieurs numéros. Ainsi ont été réalisés « Le cinéma de Jacques Lassalle », « Le cinéma d’André Dussollier », « Le cinéma de Diane Baratier ». Ce sont des personnes avec lesquelles j’avais des affinités personnelles. Je connaissais très bien Jacques Lassalle parce que j’ai vécu avec son fils, puis je trouvais qu’il y avait dans son théâtre des éléments visuels très cinématographiques, dont il développe beaucoup la genèse dans l’article. D’ailleurs il a lui-même fait du cinéma, il jouait le mari de Catherine Deneuve dans Le Vent de la nuit (Philippe Garrel, 1999).
Et les frères Larrieu ?
Fin d’été (1999) était présenté à l’un des derniers prix Sadoul, mais ils n’ont pas gagné. Et, je me souviens très bien, ils avaient beaucoup aimé ce que j’avais écrit sur Fin d’été et ils sont venus me voir en disant : « C’est toi notre prix. » (rires) On est restés proches par les articles, les rencontres dans les festivals. J’aime beaucoup leur approche, je me sens en phase avec leur fantaisie, vraiment, et je leur pardonne à peu près tout. Quelle objectivité !
Tous les films des frères Larrieu sont passés dans La Lettre du cinéma à travers vous, est-ce qu’il y a eu un rapport de fidélité analogue avec d’autres ?
Oui, quelqu’un avec qui j’ai eu une grande affinité, c’est Adolfo Arrieta. Avec Adolfo, on s’entend très bien ; même si je n’ai pas de nouvelles récentes, et ne pas en prendre est un tort. Adolfo est fragile, il faut vraiment le prendre par la main. En 2003, on avait fait sur quelques jours au Reflet Médicis une petite rétrospective Arrieta (il y en a eu beaucoup d’autres depuis) où il voulait présenter son tout dernier film Narciso (2003), sans sous-titres. J’avais fait un petit texte pour que les gens puissent comprendre le synopsis, tout le monde n’étant pas familier des Métamorphoses d’Ovide. Il en était très content, et après il m’a envoyé ses scénarios. C’est comme cela qu’on a pu en publier autant d’extraits dans la revue. Arrieta, je le trouve vraiment magique, même s’il a un défaut terrible : il reprend ses films et il refait tout, il les coupe, il rajoute, comme on a pu le constater à la rétrospective organisée à Belfort en 2009, dans le cadre du festival Entrevues.
Enjeux critiques
Dans quel état est la critique française à l’époque de La Lettre ? Quelle est l’ambiance générale ?
L’ambiance générale, c’est qu’il y avait des gros et des petits : Les Cahiers, Positif, Vertigo et Trafic, Les Inrocks sur la partie cinéma et puis beaucoup de tentatives plus éphémères sur la durée. Je me permets de citer un article de Jacques Morice de Télérama sur « La critique des critiques », très élogieux pour La Lettre du Cinéma. « Face aux dinosaures Cahiers, Positif, les petites revues sont légion. (…) Bravant l’inclination générale à vouloir coûte que coûte réagir à chaud, La Lettre du cinéma, elle, défend vaillamment sa position d’exploratrice intermittente. Voilà l’une des revues les plus confidentielles, guère plus de 500 exemplaires vendus, mais aussi les plus galvanisantes du moment. La seule qui réunit des gens désireux de faire du cinéma — la plupart étant déjà scénaristes ou réalisateurs, Serge Bozon, Axelle Ropert, Vincent Dieutre. Comme naguère les jeunes Turcs des Cahiers jaunes, l’équipe rédactionnelle met ses idées en pratique et favorise les nouvelles formes de discours critique : lettres, abécédaires, poèmes, entretiens vraiment fleuves, tous les moyens sont bons pour mieux cerner l’archipel complexe du cinéma actuel. La revue vaut autant comme revue de cinéma que littéraire. Ouverte au champ des arts plastiques, La Lettre du cinéma sait aussi se démarquer des sirènes de la modernité clinquantes affichées par Lynch, Bonello ou Grandrieux, dixit Axelle Ropert. » Bon, de mon côté j’adore tout de même Bonello. « C’est un laboratoire étranger au dogme mais ouvert à l’expérimentation, on préférera toujours l’élan de la recherche aux certitudes de la théorie, confesse Christine Martin, rédactrice en chef. Réconcilier plaisir et réflexion, tel pourrait être son crédo, faire en somme de la revue de cinéma un art de vivre. » C’est tout nous, ça !
Il y avait une petite « guerre froide » avec Les Cahiers ?
Non, je ne parlerais pas de guerre froide. Au bout du compte, Les Cahiers faisaient systématiquement référence à notre parution, Les Inrocks aussi. Ils nous aidaient. Jean-Marc Lalanne était très ami avec Sandrine [Rinaldi]. Un jour Charles Tesson m’avait dit : « C’est super ce que tu as fait sur Diane Baratier. » On faisait quelque chose de différent, dans ce monde minuscule de la critique. En tout cas de mon point de vue un peu éloigné ; je ne ressentais aucune hostilité.
Même au niveau théorique ?
Au cours de leur longue vie, les Cahiers ont été sur plusieurs lignes, dures ou mi-douces. Jean Narboni et Bernard Eisenschitz en avaient chacun donné un édifiant panorama lors de la séance de clôture de l’événement génial qu’avait conçu Serge Bozon au Centre Pompidou en novembre 2010 : Beaubourg, la dernière major ! Faute de prédisposition et de bagage, je ne me retrouve pas dans une approche théorique, et revendique davantage la dimension sensible de l’analyse.
Vous êtes plus proche d’une pratique critique qui serait une routine de travail.
Qui serait la traduction d’un paysage mental complexe, fait de films récents, de films vus autrefois, de ponts entre les arts, d’envie de s’adresser à ces artisans vivants que sont les cinéastes (et les vidéastes, de mon point de vue) contemporains. La périodicité de La Lettre, un trimestriel qui ne voulait pas forcément rendre compte de l’actualité, ne nous a jamais incités à dire ce qu’il fallait voir ou ne pas voir. Des films que nous n’aimions pas, nous n’en rendions pas compte, un point c’est tout. Donc rien dans La Lettre de toutes ces pages de critiques des Cahiers ou Inrocks, à l’époque hebdomadaire, soit dans un état d’urgence qui ne permet pas de recul. D’ailleurs le retour des Inrocks à une formule dense et mensuelle depuis le printemps 2021 est une bonne nouvelle.
Il y a d’autres différences très sensibles dans La Lettre, par exemple la place donnée aux acteurs. Vous avez mis en évidence certains comédiens qu’Axelle qualifie d’excentriques, mais c’est un des angles morts de la critique historique, avec la politique des auteurs…
Oui, qui axe tout sur la mise en scène !
Et les acteurs, c’est un goût partagé entre vous.
Oui, c’est tout à fait juste.
Qu’est-ce que vous avez pensé des films de vos collègues ? Vous avez écrit sur Leçons de ténèbres (Vincent Dieutre, 2000) et seulement sur lui ?
Oui, parce qu’après nous avons tous souhaité évacuer le côté un peu « entre soi ». Donc je n’ai écrit que sur Leçons de ténèbres. Je ne pouvais pas écrire sur Mon voyage d’hiver puisque j’avais tourné dedans.
Vous vous souvenez du côté art contemporain, mais vos textes nous disent quelle cinéphile vous êtes, le cinéma américain est toujours là…
Oui, mais ce que j’aime dans le cinéma américain, ce sont aussi les moments contemplatifs, suspendus et inutiles. Je me souviens quelquefois davantage des choses qui se passent dans la nature que des interactions entre les protagonistes. Les plans fixes de pleine lune sont assez récurrents (et pas que chez Otar Iosseliani), je peux rester des heures à regarder ça.
Mais on trouve par exemple Catch Me If You Can (Arrête-moi si tu peux, Steven Spielberg, 2002), Master and Commander (Peter Weir, 2003), des blockbusters ; Casino (Martin Scorsese, 1995), aussi. Vous vous êtes d’une certaine manière dédiée à cette production.
Pas forcément dédiée, mais je me souviens d’une définition de Julien qui disait qu’un bon film était celui qui honorait son contrat avec le public, fut-il très commercial. Donc, pourquoi ne pas parler de Spielberg ? Casino, j’en ai dit du mal dans le numéro un – je l’ai revu récemment et c’était encore pire que dans mon souvenir. Il n’honore rien du tout, alors que Steven Spielberg ou Peter Weir dans les films que nous venons de citer, si. Après ce sont des petites polémiques, qui organisent des variations d’humeur sur des cinéastes qu’on a pu aimer sur d’autres films. Comme on avait décidé de ne parler que des choses qui nous touchaient, y compris pour des « grosses productions », on prenait le temps d’argumenter.
Et il y a les missives aussi, La Lettre envoyait des lettres, c’était une façon de…
… une façon de prendre des nouvelles, d’en donner, de faire réagir… Oui, La Lettre a envoyé beaucoup de lettres ! Ou des billets d’humeur. « Les notulettes et friandises », c’est un truc génial qu’avait inventé Julien Husson, des formats courts qui permettaient d’aborder ce qu’on voulait. Drôlement radical, et surtout pas conventionnel. Ce sont des choses comme ça qu’aimait bien Gérard Lefort. « Le movie-clubbing » d’Axelle c’était un rendez-vous extrêmement fin, sur le fil d’un comique absurde et à la fois portrait à peine déguisé du cinéma.
On doit parler de la parité homme/femme dans la rédaction, voire d’une espèce de cinéphilie queer non déclarée.
Oui je suis d’accord, mais c’est incarné par Vincent.
Pas seulement…
À qui pensez-vous ?
Si on pense à Diagonale par exemple, il y a un côté…
Je ne suis pas sûre que ce soit le côté queer de Guiguet, Biette ou Vecchiali, ni les positions philosophiques liées au genre qui ont fait de Diagonale un pôle d’attraction si fort pour La lettre du cinéma. La parité ? Je pense qu’on ne s’est jamais posé la question, les gens ont proposé des textes, la spontanéité et les affinités ont fait le reste. On ne se serait certainement pas posé la question sous un angle politiquement correct.
Vous sentiez à l’époque que La Lettre avait un certain impact ?
À l’époque, je pense que oui, on le sentait, il y avait un prestige, disons un petit prestige, mais je ne sais pas si ce prestige peut s’évaluer. À l’image de l’intérêt que vous nous portez aujourd’hui, peut-être ? Dès l’arrêt de La Lettre, tout le monde l’a regrettée. Trop tard – personne n’a rien fait à l’époque, mais c’est tellement humain.
Je n’ai pas de point de vue sur ce qu’on aurait pu écrire aujourd’hui. Probablement sur les séries. Quand je vois comment Sandrine/Camille [NDLR : Nevers, l’alias de Sandrine Rinaldi] en parle dans Libération, oui, je pense qu’on aurait pu continuer. C’était passionnant à faire, et la matière s’est infiniment développée à côté des films classiques qui se tournent. J’aurais pu écrire sur la danse. J’ai écrit sur Ribatz, Ribatz ! (Marie-Hélène Rebois, 2002). Qu’est-ce que c’est que la captation d’une danse ? Un film, un spectacle ? Je pense que j’aurais persévéré dans ce genre de choses, et j’aurais eu aussi envie de creuser la question du film populaire, que l’on n’a jamais tout à fait traitée. Et quand vous dites que j’écrivais sur des blockbusters, ce qui m’intéressait, c’était comment un objet très ciblé pouvait être une réussite artistique enthousiasmante. Je pense que Catch Me If You Can est un film très réussi, on peut le regarder vingt fois sans se lasser !
C’est du plaisir presque absolu, le film glisse.
C’est fait dans le plaisir total, le rythme, l’étourdissement des métamorphoses… c’est une grande comédie, qui n’est bien sûr pas qu’une comédie. Comme ça finit bien, comme chaque plan est parfait, on se retrouve avec un bel objet dit « grand public » ! Alors que Le Loup de Wall Street (Martin Scorsese, 2013) est dopé, lourd. Tous les trucs hypertrophiés de Scorsese, à la fin, ce n’est pas possible. Par exemple, pour The Irishman, pourquoi se perdre inutilement dans des procédés aussi compliqués ? Il y a un petit documentaire sur le tournage, où l’on voit Scorsese, Pesci, Al Pacino et De Niro, tous les quatre attablés dans l’une de ces trattorias new-yorkaises qu’il a tellement filmées. Et ils ne parlent que de la caméra multi-couches qui permettait, si l’on peut dire, de traiter en direct les strates de vieillissement ou de rajeunissement des personnages. C’est pathétique.
My only friend, the end…
Pourquoi avez-vous arrêté d’écrire des critiques ?
Écrire ailleurs, vous voulez dire ? Je ne sais pas, je n’ai pas de réponse à donner.
Vous avez écrit dans chaque numéro, et pourtant vous êtes presque la femme invisible de La Lettre. Il n’y a pas de photos sur Internet, de page Wikipédia, vous êtes introuvable…
Oui, j’aime bien ça. Ça correspond tout à fait à mon caractère.
Pourquoi ?
Mais pourquoi être visible ? Les autres créaient des œuvres, c’était très différent, moi j’étais critique, je faisais des articles et une revue, ce qui est tout sauf une œuvre. Est-ce que tous les gens connaissent les visages des éditeurs ? Non. Franchement, je ne vois pas l’intérêt. Après, il y a des gens qui m’ont vue et me connaissent, j’ai fait beaucoup de présentation physique des films dans les festivals.
C’est votre histoire aussi, vous pourriez faire une compilation de vos articles…
Les miens seulement ? Non, ça n’a pas d’intérêt. C’est l’ensemble qui crée une tension, des contrastes. Ce serait très prétentieux de penser le contraire.
Vous pensez ?
C’est très intéressant comme question. Pour moi les compilations a posteriori, c’est vraiment une histoire d’ego. Oui, j’ai adoré écrire pour La Lettre, toujours selon un schéma un peu particulier : j’écris un premier jet et je le mets de côté. Je laisse passer un jour. Je relis, je jette et je recommence tout. Après, je n’en entends plus parler et je ne veux plus jamais le relire. Jamais plus jamais. C’est-à-dire qu’en fait, là, si vous me présentez un texte que j’ai signé, je ne vais pas le reconnaître. Une mise à distance absolue. Ce qui ne veut pas dire que je n’y attache pas de valeur – mais pas au point de publier un recueil en solitaire. Pour moi, le projet d’écriture était cohérent dans ses variations, parce qu’il y a quelque chose de très drôle de Vincent [Dieutre] avant, quelque chose de très incisif de Serge [Bozon] après, etc. Une revue, c’est un montage à partir d’un collectif.
C’était un peu triste, la fin de La Lettre ?
Oui, vous connaissez une fin qui ne soit pas triste ? En même temps, je pense que ça a été libérateur. Et rien n’est jamais tout à fait fini, la preuve, nous en parlons.