The Irishman déploie durant 3h30 un récit constitué d’allers-retours, sur fond de trahisons et de machinations politiques. Derrière cette ambition et ce foisonnement, caractéristiques du cinéma de Martin Scorsese, se cache toutefois un sens aigu du détail qui perpétue une quête de précision déjà au cœur des derniers films du cinéaste. Les conclusions respectives de Shutter Island et de Silence tournaient autour d’un détail significatif : c’était la réplique finale de Teddy Daniels laissant planer le doute quant à son déni, ou encore cette petite croix en bois que tenait dans ses mains le père Rodrigues, recroquevillé dans son cercueil japonais. Dans Silence, l’importance de cet objet était telle que la caméra en venait à traverser la matière du cercueil en direction du crucifix, qui finissait par occuper pleinement le cadre. Véritable effet de signature, le travelling scorsesien converge toujours vers une prise de parole, un visage, un geste ou un objet, selon un mouvement qui consiste précisément à évacuer le monde hors du champ pour faire place nette à un détail permettant d’appréhender ce même monde sous un autre angle. Le premier plan de The Irishman étend la portée de cette figure du travelling avant. Au terme d’une déambulation dans une maison de retraite, l’ancien malfrat Frank Sheeran (Robert De Niro) attend seul sur son fauteuil roulant que la caméra le rejoigne pour débuter son grand récit – celui qui l’a vu passer de chauffeur livreur à homme de main de Jimmy Hoffa (Al Pacino), dirigeant syndical ayant côtoyé les plus hautes sphères du pouvoir américain dans les sixties. Cet exposé guide l’ensemble du film, hanté par l’inéluctable vieillissement et la solitude terminale de Sheeran. D’où que le film s’attache notamment à dévoiler, au-delà des réunions et des plans ourdis collectivement par les membres du syndicat, la solitude qui sourd en marge de ces rencontres attablées.
Dans la fleur de l’âge
Cette tendance à l’introspection solitaire est l’occasion pour Scorsese de faire du ressassement, induit par l’horizon mortifère du film, le moteur d’un récit mis en boucle. Cette structure était déjà celle de son dernier documentaire, Rolling Thunder Revue, où la tournée sans fin de Bob Dylan semblait sans cesse relancée par l’appel de la route. Dans cette même perspective, la revitalisation du cinéma de Scorsese passe ici par un semblant de road movie. Le premier retour en arrière opéré par Sheeran le voit prendre la route pour assister au mariage de la fille de Russell Bufalino (Joe Pesci), son associé et ami, avec leurs compagnes respectives. Le trajet saccadé du quatuor, qui s’arrête à de nombreuses reprises pour fumer, réceptionner des colis ou remplacer un pneu crevé, prend la forme d’une traversée spatiale et temporelle permise par la discontinuité du trajet. La linéarité initiale du voyage s’enrichit de nombreuses bifurcations jusqu’à constituer un enchevêtrement colossal d’événements et de situations. Elle se fait ainsi l’écho d’un film qui paraît rejouer les grands classiques mafieux du cinéaste (Les Affranchis, Casino), mais dont la densité est tout bonnement inédite à l’échelle de l’œuvre scorsesienne.
Dans la mesure où le rajeunissement du cinéma de Scorsese va de pair avec une mise en mouvement, le de-aging de Robert De Niro s’opère par l’entremise d’une voiture dont le passage dans le champ amorce l’un des premiers flashbacks. Ce rajeunissement numérique prolonge l’une des tendances de son cinéma à relancer des corps abîmés et meurtris pour leur insuffler une énergie nouvelle. Le corps de De Niro s’impose ici comme un poids lourd dont seul le visage a pu être rajeuni. En résulte une dichotomie certaine entre le corps vieillissant et ankylosé de l’acteur, avec sa démarche cabossée et sa raideur à peine voilée, et la surface rajeunie de ses traits évoquant une image passée. On pourrait y voir un décalage propice à une forme d’étrangeté indésirable (cette uncanny valley que le cinéma numérique peut par ailleurs explorer), mais ce masque de synthèse plaqué sur le corps rouillé de Sheeran renvoie autant à sa nature d’homme vieillissant, qui fantasme une jeunesse à moitié retrouvée, qu’à son statut d’homme de main chargé d’exécuter les tâches qui lui sont assignées. En d’autres termes, Sheeran apparaît comme une machine qui tenterait de cacher sa fonction sous la surface d’une peau synthétique.
La loupe
En dépit des flashbacks enchevêtrés qui fragmentent le récit en un mille-feuille digne des plus grands barnums scorsesiens (Le Loup de Wall Street en tête), la mise en scène de ces souvenirs tumultueux fait preuve d’une raideur sciemment adoptée. Des scènes-clef du cinéma de Scorsese sont rejouées (deals mafieux conclus autour d’un steak, rixes et scènes de procès), mais penchent dorénavant vers la sécheresse et la rugosité de Silence. Comme dans ce dernier, la découpe souligne le poids des mots et des gestes, et tout événement se voit être ultérieurement remis à plat. Lorsque Jimmy Hoffa manque de se faire assassiner dans un tribunal, le suspense est ainsi vite désamorcé par la gouaille du dirigeant syndical, attelé à féliciter son fils qui s’est interposé et à amuser l’audience en rejouant l’événement. La parole et la description d’une action passée semble primer sur l’action elle-même, reléguée à l’état de souvenir que l’on ne cesse ensuite d’évoquer et d’analyser. The Irishman s’affirme en cela comme une fresque de grande ampleur dont les enjeux se clarifient au gré d’une somme d’interactions et de petits détails qui impliquent d’être ressassés pour être compris.
Ce cap est annoncé en amont du périple entrepris par Sheeran et Bufalino au début du film : avant de prendre la route, Sheeran trace sur une carte une ligne puis un cercle autour de sa destination, tracé qui prend la forme de la loupe qu’il utilise pour marquer son itinéraire. Ces deux figures géométriques sont à l’image d’un film dont la chronologie et le passage du temps (la ligne) s’accompagnent de retours en arrière et de boucles (le cercle), qui permettent de se focaliser une série de détails (la loupe). La ligne, le cercle et la loupe vont ensuite revenir comme des leitmotivs, pour rappeler Sheeran à la fonction même du souvenir, permettant de rejouer des scènes passées à l’aune d’une décision fatidique (faire taire ou non Jimmy Hoffa). Chaque motif intervient dès lors à des moments cruciaux de son histoire personnelle pour figurer le travail de mémoire entrepris. Par exemple, après une opération réussie, des malfrats achètent une pastèque (un cercle) puis décident d’y planter une bouteille d’alcool (une ligne) qui servira à préparer des cocktails. Cet appareillage en apparence anodin marque l’instant où Sheeran, assimilé à la ligne, se joint au cercle formé par le syndicat, synonyme de complétude et d’union. Plus tard, lors d’un rendez-vous houleux à Miami, plusieurs fenêtres en forme de hublots entourent Hoffa et Sheeran, dont une double porte. La circularité de la vitre se voit ensuite rompue à l’arrivée d’un élément perturbateur. Non sans évoquer la trahison de Jésus par Judas (Hoffa est auréolé par l’éclairage de la scène et la réunion a tout l’air d’une dernière Cène avant un ultime sacrifice), cette rupture du cercle amorce la déchéance à venir du dirigeant syndical (images ci-dessous).
Seul avant la suite
Pour boucler la boucle, le tout dernier plan du film nous confronte à la solitude initiale de Sheeran et met définitivement en avant le motif de la ligne comme figure du temps perdu. Une rampe d’accès le long d’un couloir se termine sur la porte entrouverte de l’appartement où le vieil homme n’a plus qu’à attendre la mort. Après avoir tenté en vain de recontacter sa fille, Sheeran semble plus isolé que jamais. Cette conclusion se révèle d’autant plus bouleversante que c’est l’enfant qui, chez Scorsese, a jadis payé les pots cassés. C’était le drame sous-jacent des couples déchirés de Casino et du Loup de Wall Street, ou encore celui de Teddy Daniels dans Shutter Island (un infanticide), qui impliquait déjà de tourner en rond pour être confronté à une série de détails issus d’une histoire personnelle qu’il s’agissait de rejouer. Face à cette image terminale où le ressassement n’aura donc pas permis à Sheeran de renouer avec son passé, on aurait vite fait de sonner le glas de la grande fresque scorsesienne pour faire de The Irishman un (énième) film testamentaire. Ce serait oublier que Martin Scorsese a toujours fait de la finitude le moteur d’un cinéma proprement inarrêtable. En attendant la suite.