À l’occasion de la sortie de son premier film en tant que réalisatrice, Rebecca Zlotowski présente ses motivations et offre un éclairage sur le personnage principal, Prudence.
Comment avez-vous réussi à trouver l’équilibre entre une représentation assez crue et naturaliste de l’héroïne et une certaine esthétisation des corps, des sons et des formes ?
Je pense qu’au moment où se fabrique le film, on est traversé de nombreuses influences (inconscientes ou conscientes). En étant extrêmement attentive à la direction artistique du film, j’avais un certain contrôle sur le jeu des comédiens. Pour moi la réalité est ainsi : je ne pense pas l’avoir trafiquée, ni que l’histoire aurait pu être racontée différemment. J’aurais pu radicaliser certains choix avec plus d’argent, plus de temps. Pour moi, le langage du film, c’était la lumière utilisée, la musique, le choix du cadre : tout cela donnait déjà un sens au rapport entre les personnages. Le travail des comédiens ne vient qu’ensuite. Chaque cadre rapporte de manière lexicale ce que l’on veut dire. Quand la sœur de Prudence prend l’ascenseur, le dialogue est on ne peut plus simple : « Bon ben salut ! – Ouais, bisous ! » Dans le scénario, il était écrit à la fin de cette scène « elles s’aiment terriblement ». J’ai filmé la scène avec cette phrase à l’esprit : ce plan-là, le fait qu’elles restent devant la porte un peu plus longtemps que prévu, a permis de restituer la phrase du scénario. C’est cela ce que j’appelle la manière lexicale de construire un plan.
Belle Épine est-il un film sur le deuil ?
C’est un des sujets du film, mais j’avais envie que ce soit le secret du film, un peu comme un discours sous-terrain. Au départ, je voulais que ce soit un film de jeunesse, d’envie, de vitesse, de transgression. Pour moi, le vrai sujet serait à chercher là, et le sujet inconscient serait l’effacement, la disparition ou le deuil. L’adolescence n’était pas un sujet de cinéma pour moi.
Prudence et sa sœur ne vivent pas de la même manière la disparition de leur mère.
D’abord, elles n’ont pas du tout le même langage. Et dans le film, il y a une scène touchante : comme elles ne parviennent pas à communiquer, elles communiquent par la musique. Elles ne vivent pas de la même manière cet événement. Ce qui m’intéressait, c’était de voir comment chaque corps vivait ce moment, comment il réagissait. Le film est centré autour du seul personnage de Prudence : je voulais suivre son trajet. Il n’y a pas d’action dans le deuil : c’est quelque chose auquel on réagit en se fixant des petits objectifs (aller sur le circuit ou rencontrer un garçon par exemple).
Pourquoi le circuit de Rungis ?
Ce qui m’intéressait dans le circuit, ce n’était pas tant le danger, car il n’y a pas de discours éthique dans le film, mais bien les formes, les sons, les personnages qui conduisent les motos, le bruit que l’on a sous le casque. Les motos sont arrivées dans le film parce qu’elles ont, pour moi, quelque chose de lié à la mort et à la disparition, quelque chose d’un tout petit peu morbide. La communauté des motards est fétichisée pour sa dimension érotique, puisque Prudence est attirée, et morbide, un lieu où l’on peut être fauché par la mort. Mais, quand j’ai montré le film à des motards, ils m’ont répondu qu’ils ne pensaient pas à la mort. Je n’avais ni envie de montrer des idiots fous de vitesse, ni des motards prudents qui s’arrêteraient à chaque feu rouge. Le sujet est ailleurs : pour moi, c’était la possibilité, parce qu’on a une moto, de partir à la mer. Il n’y a pas de courses dans Belle Épine.
Prudence cherche donc les émotions ?
En effet. Par exemple, pour la scène d’amour avec son partenaire, on a fait trois prises. Dans la première, Léa était beaucoup trop éprise, ce qui ne me convenait pas. Dans la deuxième, c’était un vrai glaçon. Puis il y a eu la troisième prise, celle qu’on a gardée. Quand j’en parlais avec Léa, je lui disais : « Ce n’est pas une histoire d’amour, mais c’est comme un moyen pour arriver à tes fins. » Donc elle a envie de faire l’amour pour pouvoir se réveiller le matin auprès de la mère du jeune homme et c’est pour cette raison qu’elle va jusqu’au bout. Elle ne fait pas de sa sexualité un trésor, mais en même temps elle y éprouve une émotion forte. J’ai choisi la troisième scène parce qu’il y avait de l’émotion. Dans la moto, elle va chercher un peu de vitesse, au lit, elle aimerait bien un tout petit moment d’excitation, mais ce n’est pas un moment de lyrisme ou d’abandon.
Est-ce que votre passé de scénariste et d’être maintenant passée à la réalisation a influencé votre travail ?
Je ne sais pas. Je n’ai jamais mis en scène un film avant. La dimension artistique était très importante. À toutes les étapes de la fabrication du film, les mots sont mes outils, sur le plateau, et au moment de filmer la scène. Le découpage du film s’est fait d’un point de vue lexical. Les images se sont mises sur les mots.
Quelle est l’importance de la musique dans le film.
La musique doit faire partie du film : elle ne doit pas être artificielle. C’est un des outils du film, autant que les images. On a fait la bande son comme si c’était la moitié du scénario. Dans l’attention particulière que j’ai portée à la musique comme quelque chose qui relevait du scénario, qui participait de l’écriture, et dans l’expression de ce qui ne peut pas être dit, il est clair que j’ai foi en autre chose que dans le dialogue naturaliste entre les gens. J’ai trouvé qu’on ne pouvait pas communiquer avec l’héroïne sur la disparition par exemple. Il fallait donc trouver d’autres systèmes. Il s’agissait du désir, chercher quelqu’un. Par exemple, pendant la scène où elle tourne les pages de partition pendant que sa sœur joue du piano, je voulais qu’elle le fasse d’une manière très cinglante. Cinglante dans le sens où elles se connaissent très bien : c’est une partition entre elles, elle sait à quel moment tourner la page. Cela raconte un peu quelque chose de leur vie passée, avant la crise. Mais à chaque fois qu’elle tourne une page, je voulais que ça sonne comme une gifle qu’elle lui donne. Je voulais qu’elle joue la Pathétique de Beethoven de manière très sportive. Je voulais que la fin soit comme une dépense d’énergie.
Pourquoi avoir choisi de situer l’action dans les années 1970 ?
Le circuit de Rungis a réellement existé entre 1974 et 1976. L’origine des premières références qu’on s’est données avec le directeur artistique et le chef décorateur, c’était cette époque-là. Mais ensuite, il s’agissait pour nous de contredire ces références-là. Je suis née en 1980, donc mon adolescence s’est déroulée au début des années 1990 et je crois qu’il y a quelque chose dans le décor, l’attitude vestimentaire et l’atmosphère qui a plus à voir avec les années 1990 que les années 1970, que je n’ai pas connues, que je n’ai que fantasmées. D’où cette imprécision temporelle qui me plaisait. Je pouvais trouver quelque chose de juste sans avoir à répondre de vérités. D’ailleurs, j’aurais eu également l’impression d’être ringarde si j’avais fait un film sur les adolescents aujourd’hui. Même si j’ai trente ans aujourd’hui, donc pas beaucoup d’écart par rapport à eux, cela reste beaucoup trop pour être de leur côté.
Comment situez-vous ce film dans l’histoire cinématographique française ? Certains ont fait référence à Pialat. On peut également faire une filiation avec La Vie rêvée des anges de Zonca, notamment dans la manière crue de montrer une jeunesse en quête d’un sens.
J’adore les films de Zonca. Je ne vois pas de lien avec Pialat. Dès que les acteurs jouent juste, on pense à Pialat. Je suis éloignée de ses sujets, de ses cadres, de sa vision de la famille. Je me souviens de La Vie rêvée des anges, mais je ne souhaitais pas faire un film générationnel : il n’y a pas de démonstration d’une jeunesse. Il s’agit d’un film individualiste. De le situer dans un passé imprécis, imparfait, me permettait de montrer un moment d’indifférence entre les générations, de solitude plus grande.
Le film présente un aspect de la religion juive et importe une dimension religieuse dans un film sur le chaos, notamment lorsque l’oncle donne une « leçon de religion ». Quelle est sa fonction ?
Le personnage principal vit dans un monde prosaïque. Quand on a 16 ou 17 ans et qu’on se retrouve toute seule chez soi, c’est comme une bénédiction, un trésor. Cela pose un certain nombre de problèmes : on comprend progressivement dans le film que c’est aussi son épine, ou, comme dirait Baudelaire, sa « charogne ». Elle s’engouffre dans ce côté prosaïque et mécanique. Puis il y a cette scène, qui n’est pas pour moi une scène de religion, mais une scène de fiction, et qui raconte l’histoire des dix jours entre le nouvel an juif et le Kippour, le jour du grand pardon : pendant ces dix jours, Dieu nous regarde et note le nom de ceux qui vont mourir et de ceux qui vont vivre. C’est une histoire forte : ces dix jours sont appelés « les dix jours terribles ». Je suis d’origine juive, mais non croyante. Je trouvais intéressant de confronter la jeune héroïne à ce récit parce que je le trouvais beau et il forme une sorte de clé souterraine du film. Il s’agit d’une dimension psychologique du film : elle se sent coupable et on va assister à ces dix jours terribles, entre le moment où il se passe quelque chose et le moment où tu en prends conscience.
Il y a donc un décalage entre le cadre stricte de son éducation et son désarroi et sa quête existentielle.
Comme le film commence dans la crise, in medias res, on ne peut pas vraiment raconter ce qui s’est passé avant : on peut avoir un flash-back, une voix off, mais ces idées me dérangeaient. Il y a aussi la possibilité de la confronter à une famille éloignée : dans cette juxtaposition, on peut avoir une idée de ce qu’était sa vie de famille avant, non pas dysfonctionnelle mais plutôt aimante, plutôt bienveillante. Contrairement à Pialat, je voulais installer une famille qui fonctionnait avant : je trouvais l’idée que tout le monde autour d’elle soit démissionnaire assez artificielle. En rencontrant une partie de sa famille, on se rend compte de ses origines mais aussi qu’elle ne respecte pas les rites qu’elle aurait dû suivre. Cela transparaît notamment dans sa discussion avec sa cousine qui ne comprend pas son attitude. Quand on fait un film sur une seule personne, il faut que tout le monde parle d’elle. C’est un peu injuste, mais il faut que ça reste cohérent pour le récit. Ici, chaque personnage est une variation autour de la disparition de quelqu’un. En revanche, elle n’a pas de colère vis-à-vis de son milieu : il ne s’agit pas d’une crise d’adolescence. Il s’agit d’une construction, qui n’est pas intellectualisée dans le film, mais qui présente comment Prudence se donne des horizons et vit une suite de mini-épiphanies jusqu’à l’épiphanie finale. Elle est observatrice mais elle n’a pas une curiosité, ni de rébellion par rapport à son milieu. Elle cherche à éprouver des émotions, des sensations, des odeurs : quelque chose de physique. Il ne s’agit pas d’une quête spirituelle ou mystique, mais bien plutôt d’une épreuve physique, comme une épreuve de sport au bac.