Au bord d’une plage cannoise, une jeune femme aux allures d’égérie de télé-réalité, Sofia (Zahia Dehar), expose à la vue de tous sa poitrine, large et nue, qui ne cache rien de sa facticité. La caméra, lointaine, balaie ce corps qui s’exhibe et en épouse lentement les contours. Dès les premiers plans d’Une fille facile, l’influence du cinéma d’Eric Rohmer ne fait aucune doute. Citation explicite du prologue de La Collectionneuse, l’ouverture du film de Rebecca Zlotowski suscite néanmoins l’intérêt pour les variations qu’elle propose sur le conte moral de 1967. Toutes sont en effet tributaires de l’interprétation de Zahia Dehar, dont le passé d’escort éveille à chacune de ses apparitions le souvenir d’une célèbre affaire de mœurs dont elle fut la protagoniste au début des années 2010. En jouant explicitement sur la persona de son actrice principale, Zlotowski place son film à rebours de la méthode rohmérienne : là où La Collectionneuse célébrait la libération sexuelle tout en en révélant la misogynie latente de ses acteurs, Une fille facile cherche plutôt à dissocier perception et jugement de valeur, afin de célébrer le caractère proprement féministe du mode de vie de son héroïne. Poursuivant à sa manière le postulat du film de Rohmer, selon lequel la féminité s’épanouit au travers d’une sexualité revendiquée comme un vecteur de singularité et d’autonomie, Une fille facile prend la forme d’un questionnement sur la libération des corps et du désir au sein d’une société où le travail et l’argent règnent en maître.
Trois regards (plus un)
Comme l’indique la citation de Pascal en exergue (« la chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier : le hasard en dispose »), le corps de Sofia est une situation initiale dont elle a librement tiré profit en en faisant un moyen de subsistance. Sa plastique spectaculaire fait à ce titre converger sur elle au moins trois modalités de regard, dans une polarisation qui implique en retour l’objectivation de son propre corps. 1) Celui de sa cousine Naïma (Mina Farid) qui s’avère somme toute moins admirative de Sofia que de son mode de vie. La « fille facile » est, par conséquent, réduite pour un temps à un agrégat de signes qui renvoient tous à une certaine idée du luxe (sacs à main, marinière, bijoux, etc.). 2) Ceux de Dodo (« Riley » Lakdhar Dridi), le meilleur ami de Naïma, et de Calypso (Clotilde Courau), une riche française installée en Italie. L’un comme l’autre mettent en évidence le fait que le corps de Sofia est littéralement plastique, en moquant son recours à la chirurgie esthétique. 3) Celui d’Andrès (Nuno Lopes), l’amant brésilien de Sofia, qui ne voit en elle qu’un objet de satisfaction sexuelle. Leurs scènes d’amour associent en ce sens possession physique et matérielle au travers d’une rime formelle : lorsqu’elle couche avec Andrès, la peau de Sofia est éclairée par une lumière dorée qui évoque la couleur d’un sextant en or que le milliardaire dit avoir acquis « par goût du luxe ».
À ces trois points de vue s’adjoint un autre, plus discret : celui de Sofia elle-même. Dotée d’une capacité d’analyse qui l’assimile aux héroïnes parvenues des romans du XVIIIᵉ siècle, elle fait preuve d’un mélange singulier d’acuité et d’élégance. Il n’est d’ailleurs guère surprenant que la seule scène où elle fait part de son point de vue personnel soit immédiatement suivie par une autre, où elle explique à Naïma comment faire des « yeux de biche » à la Sofia Loren. C’est que, pour la jeune femme, la séduction est le vecteur d’une ascension sociale dont la réussite dépend précisément de l’affinement et de l’allongement de son regard. La mise en scène traduit la sagacité dont elle fait preuve tout au long du film par une maîtrise complète de l’espace dans lequel elle évolue, comme en atteste son arrivée sur le yacht d’Andrès. Au début du film, le découpage oppose l’intérieur et l’extérieur du bateau, la passerelle revêtant la fonction d’un seuil séparant le monde populaire de celui des privilégiés. L’arrivée de Sofia sur le pont implique un bouleversement complet des jeux de stratification, puisque c’est maintenant l’axe vertical qui régit l’interaction entre les classes. En atteste la suite de la scène : lorsqu’elle descend vers la chambre d’Andrès pour espionner ses ébats avec sa cousine, Naïma fait face à deux nouveaux seuils : un escalier en colimaçon, qui s’apparente un trou, puis une porte dont l’entrebâillement vient reproduire l’ouverture d’une fente.
L’été ne fait pas le conte
S’il est d’une richesse théorique indéniable, le film ne convainc cependant par sur tous les tableaux. Les atours romanesques de sa voix-off ont beau tenter d’insuffler à ces souvenirs de vacances des réminiscences truffaldiennes, la distance qui sépare le texte précieux du phrasé heurté de l’adolescente pendant le reste du film ne fait que souligner le volontarisme dans lequel Une fille facile baigne dans sa majeure partie. La légèreté mélancolique qui habite les contes d’été de Germi, Rozier et Zurlini (références avouées de la cinéaste) est de fait presque toujours absente, faute en est à un imaginaire érotique un brin superficiel (cf. la scène de rêve où Naïma imagine ses poils pubiens sous la forme d’oursin) et à un commentaire social très didactique (Naïma reçoit de l’argent pour son anniversaire tandis que Sofia ne paie jamais pour ce qu’elle s’offre). Ce résultat assez inégal laisse un goût d’autant plus amer qu’à son meilleur, à la manière d’un Mektoub My Love : Canto Uno en mode mineur, Une fille facile parvient à dessiner les linéaments d’un espace à géométrie variable, qui serait uniquement modelé par le désir de ses personnages.