Premier long-métrage d’une jeune réalisatrice diplômée de la Fémis, Belle Épine suit les furieuses tribulations d’une adolescente perturbée par le décès de sa mère. Sec, abrupt et parfois très sombre, le film ne cherche en aucun cas à séduire, en dépit de la belle présence de la jeune Léa Seydoux, mutique et inaccessible, qui trouve ici son premier très grand rôle.
Prudence Friedman, 17 ans, est totalement livrée à elle-même dans l’appartement familial. La sœur a déserté sans que l’on sache pourquoi et le père est parti au Canada, esquivant de manière malhabile les questions de sa fille lorsque celle-ci lui demande la date son retour. On comprendra assez rapidement que le récent décès de la mère a semé le trouble au sein de cette famille qui devait déjà avoir amassé son lot de névroses. Depuis, la jeune fille traîne son mutisme de magasins, où elle est parfois arrêtée pour vol, en brefs séjours chez l’oncle juif pratiquant. Incapable de mettre des mots sur cette solitude qui la ronge, elle se prend de passion pour quelques jeunes motards qui vont extérioriser leur agressivité sur le circuit de Rungis. Elle y accompagne lors d’improbables virées nocturnes l’exubérante Marilyne, lycéenne comme elle rencontrée en garde à vue, aux antipodes de sa cousine Sonia (Anaïs Demoustier), avec qui elle ne semble plus partager grand-chose.
Les films sur l’adolescence sont presque devenus un genre en soi, que ce soit en France ou aux États-Unis : cette étape transitoire est devenue une marque de fabrique pour certains réalisateurs, de Larry Clark à Gregg Araki en passant par Gus Van Sant ou encore Catherine Breillat. Du coup, il s’en est fallu de peu pour qu’on range le projet aux côtés de ceux précités. Mais la réalisatrice, comme elle l’explique dans l’entretien qu’elle nous a accordé, n’a pas l’intention de proposer un film générationnel, ni de poser un regard sur cet âge dit ingrat où l’éveil du désir est source de conflits intérieurs, quelque part entre La vie ne me fait pas peur et Naissance des pieuvres. Ici, ce qui l’intéresse, c’est de dresser le portrait d’une jeune femme secouée par un deuil (dont on ne saura finalement pas grand chose) et qui n’a plus le mode d’emploi (l’avait-elle un jour ?) pour communiquer avec les autres. Entre elle et sa sœur, sa cousine et les garçons qu’elle rencontre, se dresse continuellement un mur où les mots perdent le sens qu’on aurait voulu leur donner, rendant le langage incapable de traduire une (absence d’)émotion et de construire un pont entre soi et les autres.
De fait, la jeune réalisatrice va s’appuyer sur d’autres moyens de représentation pour aborder les questions de la rencontre et de la fascination (souvent liée au trouble adolescent), nous dispensant de longs dialogues sur-signifiants. Ici, la mise en échec presque systématique des échanges verbaux n’est pas synonyme de longs silences éloquents. Au contraire, la bande-son est toujours proche de la saturation : si les rugissements des moteurs provoquent parfois un certain étourdissement, c’est l’utilisation de la musique qui fait ici légion. Souvent extradiégétique, elle matérialise l’agitation intérieure de Prudence, illisible et insaisissable. Mais la réalisatrice ne s’en contente pas et donne à la musique intradiégétique un rôle prépondérant, permettant aux personnages de communiquer des émotions et de parler d’eux lorsque les mots ne le permettent pas/plus. Il y a par exemple cette jolie scène lorsque la jeune femme fait écouter à sa nouvelle amie une chanson dont le titre, Prudence, a pu influencer ses parents dans le choix de son prénom. Indifférente et malhabile, son amie qualifie la chanson de ringarde, rendant la tentative de communication de Prudence totalement vaine. Moins vouée à l’échec, il y a cet autre moment, probablement le plus beau du film, où les deux sœurs abordent la question du deuil de leur mère (ce dont elles ont été jusqu’ici totalement incapables). Plutôt que d’utiliser les mots pour mettre une nouvelle fois en échec cette volonté d’extériorisation, elles vont communiquer par le biais de la musique, partageant ensemble un morceau de piano.
Mais la plus grande réussite du film tient probablement à cette confiance et à la complicité qui unit la réalisatrice à son actrice principale. Léa Seydoux, dont on peinait jusqu’ici à cerner la filmographie, avait surtout marqué les esprits pour son interprétation dans La Belle Personne. Depuis, la comédienne a fait ses premiers pas à Hollywood (Inglourious Basterds, Robin des Bois, probablement le prochain Woody Allen) et semblait encore un peu plus se perdre. C’était sans compter plusieurs sorties successives ces dernières semaines (Raoul Ruiz pour Mystères de Lisbonne, Louis Garrel pour Petit tailleur) qui allaient donner un nouveau visage à cette actrice insaisissable. Rebecca Zlotowski ne s’y est pas trompée, posant sa caméra sur ce beau visage mutique, mué par une tristesse dont on ne comprend jamais vraiment l’origine ni le fondement. Et même si la (très belle) dernière scène du film semble offrir l’opportunité à Prudence d’ouvrir enfin les vannes et de déverser toute sa tristesse, elle n’est qu’un leurre, la laissant prisonnière d’un dispositif mental (et cinématographique) qui la condamne à une insondable solitude.