Le Syndicat de la Critique vient de remettre le « Prix Curiosité 2022 » à Spectrum Films pour la sortie du coffret Blu-ray « Raining in the Mountain, de King Hu ». Antoine Guérin, directeur de Spectrum, revient avec nous sur les spécificités du métier d’éditeur vidéo et la place du cinéma de genre asiatique dans la cinéphilie hexagonale.
Pouvez-vous nous résumer votre parcours ?
Après des études de cinéma à Lyon, je suis monté à Paris pour travailler avec Jean-Pierre Dionnet, puis avec d’autres petits éditeurs à la fin des années 1990, en me spécialisant déjà particulièrement dans le cinéma asiatique. À la suite de plusieurs voyages en Asie et à force de faire ce travail d’acheteur pour d’autres structures, j’ai décidé de fonder ma propre maison d’édition, Spectrum Films, en 2009.
Vous appartenez donc à une génération de cinéphiles nourris par le cinéma asiatique dans les années 1990 ?
C’est même antérieur (je suis né en 1973). Si je remonte à mon enfance, je me souviens de couvertures de Positif avec des photos des films de King Hu qui m’avaient extrêmement marqué. J’habitais à la campagne, en province, et un certain nombre de films dont j’entendais parler étaient invisibles pour moi et la plupart des gens, à l’exception des journalistes qui allaient en festival. Comme j’ai grandi dans les années 1980 à l’époque des vidéo-clubs, j’avais déjà un long parcours derrière moi lorsque, dans les années 1990, des collections comme HK Vidéo ont contribué à démocratiser le cinéma asiatique.
Votre catalogue témoigne d’un grand éclectisme entre un cinéma d’auteur asiatique (Tsai Ming-liang) et un pan du cinéma de genre et d’exploitation (hongkongais ou philippin) encore méconnu. En quoi consiste ce travail de défrichage ?
C’est assez simple : nous faisons, d’une part, un travail sur le patrimoine (les films sortis avant les années 2000), peu importe le genre, qu’il s’agisse de la série B ou de l’exploitation ; d’autre part, nous éditons des films inédits, réalisés par des cinéastes encore très peu connus en France. Auparavant, le gros du travail était fait en festival et sur les marchés, tels que Cannes, l’AFM à Los Angeles ou feu Milan, mais aujourd’hui nous n’avons plus besoin de nous déplacer pour voir les films. Sur les réseaux sociaux, les informations vont vite : si un film est présenté à FanTasia par exemple et a une réception positive, l’information se propagera très rapidement. Tout a changé en vingt ans : lorsque j’ai commencé, je recevais des VHS du Japon, puis des screeners en DVD ; désormais, ce sont des liens pour des screening rooms en haute définition permettant de voir un film même s’il n’est pas terminé. Ce n’est plus du tout la même façon de découvrir les films. Il n’y a plus de « films secrets ». Comme le disent les personnages de Heat à propos des banques : « Tout est là. C’est dans l’air. » Comme cela fait longtemps que je fais ce métier (je vais à Cannes depuis 1992), j’ai également établi des liens de confiance avec les distributeurs internationaux et les producteurs.
Comment définiriez-vous la ligne éditoriale de Spectrum ?
Je choisis uniquement les films qui me plaisent. Ce n’est pas une question d’économie. Ce qui compte, c’est le plaisir que j’ai à travailler dessus, à créer des bonus avec mes collaborateurs partout dans le monde. Dès le début, j’ai eu une vision assez claire de la collection Spectrum, le « big picture », et il ne restait qu’à attendre l’accès aux masters et aux négatifs originaux.
Dans quelle mesure êtes-vous tributaire des décisions des ayant-droits pour la restauration des films ?
Il faut savoir que, dans la majorité des cas, les masters HD que nous recevons ne sont pas destinés au marché de la vidéo, qui représente une très faible part en Asie, mais pour la télévision, ce qui pose des problèmes en termes de qualité. Il existe toutefois quelques exceptions, comme pour notre édition de The Bride with White Hair (Ronny Yu, 1993) : par l’entremise de Ronny Yu que je connais personnellement, nous avons obtenu du producteur la possibilité de réaliser nous-mêmes la remasterisation 4K du film. Dans la majorité des cas, les ayant-droits font eux-mêmes la restauration, car un négatif original ne quittera jamais l’endroit où il se trouve. Désormais, si le travail de restauration n’a pas été fait par les ayant-droits, nous demandons à obtenir un scan haute définition (2K ou 4K) « brut », à partir duquel nous faisons le travail de remasterisation en France. C’est par exemple ce qui s’est passé pour l’édition de Lonely Fifteen (David Lai, 1982).
Vous venez de dire qu’il n’existe plus aujourd’hui de « films secrets ». Est-ce en cela que votre travail d’éditeur se distingue de celui de HK Vidéo qui, dans les années 1990 – 2000, avait pour objectif de faire découvrir des cinéastes inconnus au public français ?
Il y a toujours une part de découverte. Je vais vous donner deux exemples précis : The Beasts (Dennis Yu, 1980), qui est issu de la Nouvelle vague hongkongaise des années 1980, et Jumping Ash (Po-chih Leong, 1976), l’un des tout premiers grands polars de l’archipel. J’en possède les droits, mais je n’ai pas de matériel, car les négatifs sont abîmés et certaines parties ont brûlé. Lorsque nous avons commencé à chercher des copies avec les producteurs, nous en avons trouvé une pour The Beasts, mais elle s’est révélée malheureusement inexploitable, car les sous-titres anglais sont directement incrustés sur la pellicule. Il est d’autant plus difficile de pister une copie correcte que la diaspora chinoise est présente partout dans le monde, ce qui rallonge les recherches car il faut aller se renseigner dans les différentes villes natales, ou bien à Toronto, Vancouver ou New-York. Dans ces moments-là, on réalise au fond le même travail que HK Vidéo dans les années 1990. Je dirais que la différence principale est d’ordre technique : si l’équipe de HK avait naturellement l’exigence de rechercher des copies neuves et de les remasteriser, le DVD n’avait ni les mêmes standards de qualité ni les mêmes capacités de stockage que le Blu-ray, ce qui implique des différences en termes d’édition. Nous ne faisons au fond pas le même travail, en dépit de quelques ressemblances.
Comment expliquez-vous que d’autres cinématographies dites bis (américaine ou italienne, par exemple) aient désormais acquis une véritable reconnaissance critique et cinéphile, tandis que le cinéma de genre asiatique reste aujourd’hui à la marge et méconnu en France ?
Je pense qu’il y a beaucoup de paramètres. La France est un petit marché : si vous êtes éditeur en Angleterre, les sous-titres anglais vous permettent de toucher le monde entier, alors que les sous-titres français touchent uniquement la francophonie. C’est pour cela que chacune de nos éditions sont limitées à 1000 exemplaires : le sous-titrage et la création de bonus coûtent très chers, pour peu qu’on paie les collaborateurs correctement, sans compter le prix des droits qui varie d’un film à l’autre. Économiquement, la marge de manœuvre est donc très petite. Par ailleurs, la question de l’accès aux films entre en jeu, par exemple, pour le cinéma coréen d’avant 1998, car il faut fournir tout un travail sur la différenciation des films, entre ce qui vaut le coup ou non. Christophe Champclaux [NDLR : créateur de la collection VHS Panda Films et spécialiste du cinéma asiatique], lors d’un colloque auquel j’avais participé, avait remarqué que le cinéma asiatique était arrivé en France après la chute du Mur de Berlin, comme si la fin de cette barrière entre l’Est et l’Ouest avait facilité la diffusion de ces films, après une longue période où surnageaient quelques grandes figures de festival comme Imamura ou d’autres grands maîtres. Les années 1990 ont vraiment contribué à faire évoluer les choses avec des passeurs comme Dionnet qui ont sorti en vidéo du Tsukamoto, du Kitano…
Vous venez justement d’obtenir le Prix Curiosité, décerné par le Syndicat de la Critique, pour votre édition collector de Raining in the Mountain et All the King’s Men de King Hu. Comment en êtes-vous venu à travailler sur ces films ?
Comme je l’ai indiqué au début de l’entretien, King Hu appartient pour moi à un imaginaire qui s’est forgé dans les années 1970, grâce aux couvertures de Positif sur A Touch of Zen (1970) et Raining in the Mountain (1979). Quand j’étais môme, ces images m’avaient emmené dans un autre monde, de même que la publication du livre Ciné Kung Fu de François Armanet, avec des photogrammes tirés de The Magic Blade (Chor Yuen, 1976) avec Ti Lung. Ce n’est que bien plus tard, à Cannes, que j’ai obtenu un rendez-vous avec le Centre du cinéma taïwanais, qui commençait alors à entreprendre un travail de restauration sur beaucoup de ses titres. Carlotta Films s’était déjà positionné sur des films de Hou Hsiao-hsien et de King Hu, notamment A Touch of Zen et Legends of the Mountain (1979), et c’est grâce au partenariat avec la société d’exploitation Splendor Films [NDLR : spécialisée dans le cinéma de patrimoine] que j’ai pu travailler sur l’édition vidéo Raining in the Mountain. Dans la foulée, j’ai obtenu les droits d’un autre film inédit de King Hu, All the King’s Men, et ceux du livre sur King Hu publié en Italie [NDLR : King Hu par Roger Garcia]. Nous avons élaboré l’édition en donnant une attention particulière aux bonus, notamment celui réalisé en collaboration avec le musicien de jazz John Zorn, qui a publié un album intitulé Xu Feng (2000), d’après le nom de l’actrice fétiche de King Hu.
Allez-vous poursuivre votre travail d’édition sur les films de King Hu, dont l’œuvre est aujourd’hui difficilement procurable dans son intégralité en France ?
Oui. Nous préparons un deuxième coffret sur King Hu avec L’Hirondelle d’or (1966), édité pour la première fois en Blu-ray, et deux « films-omnibus » auxquels il a participé, Four Moods (1970) et The Wheel of Life (1984), disponibles pour la première fois au monde en Blu-ray. Après cela, il ne restera que Pirates et Guerriers (1975), qui est bloqué jusqu’en fin 2023 pour des questions de droit. À ce moment-là, on aura une belle vision d’ensemble sur la carrière de ce cinéaste.
Quel rôle la critique peut-elle jouer aujourd’hui sur les évolutions du marché de la vidéo et la vie d’un éditeur indépendant tel que Spectrum ?
Cela dépend de ce que l’on entend par critique… J’espère qu’elle a un rôle. La critique a toujours un rôle à jouer, pas uniquement pour le cinéma de manière générale. C’est toujours une bonne chose que des personnes dont c’est le métier écrivent sur des films, qu’ils soient critiques ou historiens – je pense notamment au travail de Jean-Baptiste Thoret sur Michael Mann ou Cimino. C’est effectivement important, même si je trouve qu’autour du cinéma asiatique, la presse fait peu de choses. Ça reste sporadique, en dépit de quelques dossiers ici et là. J’ai eu longtemps la sensation qu’en France, une différence était faite entre les films qui suivaient la voie traditionnelle (sortie cinéma, puis en vidéo, puis sur Canal+) et les autres, comme si les direct-to-video, c’était forcément moins bien. Peut-être que la critique a eu trop tendance à effectuer ce marquage-là. Dans les revues comme Positif ou les Cahiers du cinéma, les grandes pages sont consacrées aux sorties cinéma, et la vidéo est reléguée à de petits encarts en fin de magazine, exception faite de quelques titres, comme le magazine Starfix. La vidéo n’a jamais eu l’exposition suffisante, d’autant plus que tous les films présentés en festival ne peuvent tout simplement pas sortir en salles. Je pense notamment à King of Pigs (Yeon Sang-ho, 2011), premier film d’animation coréen sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes, sans connaître de sortie en salles en dépit de ses qualités. Or, quatre ans plus tard, le film suivant du réalisateur, Dernier train pour Busan, fait 275 000 entrées en France ! Naturellement, la situation a évolué avec l’explosion des canaux de diffusion liés à la SVOD, mais cela soulève d’autres problèmes, comme la rétention des œuvres sur les plateformes numériques empêchant les éditeurs et les distributeurs de sortir eux-mêmes les films.
Et quels sont les prochains projets de Spectrum Films ?
Nous venons d’acheter 50 titres hongkongais, notamment issus de la « Catégorie III », du bis et de l’exploitation, des films déments. Parallèlement, nous sortons notre premier 4K, Millenium Mambo (Hou Hsiao-hsien, 2001). Notre objectif est de proposer chaque fois davantage qu’un film. Ma compagne et partenaire, Patricia Van, qui s’occupe des visuels chez Spectrum, a eu l’occasion de tirer le portrait des personnalités que nous avons rencontrées ces dernières années, afin de publier prochainement un ouvrage de photographies entièrement inédites. Raining in the Mountain inaugure également une nouvelle série de coffrets : le second, sorti il y a un mois et demi, regroupe les films de la trilogie P.T.U. (Johnnie To, 2003 – 2009) et le prochain portera sur la saga des God of Gamblers (Wong Jing, 1989), accompagné cette fois d’un manga que nous produisons et qui rendra hommage à la thématique du jeu d’argent dans le cinéma de Hong-Kong. Il reste donc beaucoup de choses à faire. C’est une économie fragile qui demande d’avancer doucement, dans une structure réduite, en essayant de toujours faire au mieux.