Michael Cimino, un mirage américain constitue le troisième volet d’une série de travaux de Jean-Baptiste Thoret sur l’un de ses cinéastes fétiches. Il fait à la fois suite à Michael Cimino. Les Voix perdues de l’Amérique, ouvrage paru en 2013, et à Michael Cimino : God Bless America (2021), un autre documentaire plus formaté réalisé pour Arte à partir des mêmes rushes, lequel partage seulement une vingtaine de minutes d’images avec l’œuvre autrement plus personnelle qu’accueillent à présent les écrans de cinéma. Le point de départ de cette série de productions remonte à 2010, lorsque Thoret a rencontré Cimino aux États-Unis pour un entretien commandé par Les Cahiers du cinéma. Mais au-delà de creuser un sillon portant plus spécifiquement sur Cimino, ce nouveau documentaire opère aussi indirectement une synthèse des deux précédents longs de Thoret. Le genre du portrait de cinéaste (auquel appartenait Dario Argento : Soupirs dans un corridor lointain) devient en effet une occasion d’approfondir We Blew It, dans lequel Thoret questionnait le regard contrasté des Américains sur la bascule qui s’est produite entre les années 1960-1970 (le temps des utopies) et 1980 (l’avènement d’un culte de l’accomplissement individuel marquant la fin de rêves collectifs). Ces décennies sont précisément celles que Thoret a particulièrement étudiées dans ses différents écrits (Le Cinéma américain des années 70, Le Cinéma comme élégie : conversations avec Peter Bogdanovich ou encore Michael Mann. Mirages du contemporains) et que Cimino incarne au plus haut point (Voyage au bout de l’enfer et La Porte du paradis ont été réalisés à la fin des seventies).
États-Désunis
Michael Cimino, un mirage américain semble toutefois s’inscrire encore plus nettement dans la filiation de We Blew It, avec lequel il partage la volonté d’entrelacer l’histoire du cinéma et celle des États-Unis dans son ensemble : la forme documentaire qu’adopte Thoret n’est pas tant celle du miroir que celle du prisme, au sens où il ne s’agit pas de produire un reflet absolument net d’un objet donné, mais de laisser se diffracter les différentes lignes qui le composent. La figure de Cimino, à l’image des ambivalentes décennies auscultées par We Blew It, apparaît moins comme un mythe glorieux et monolithique que comme un révélateur des contradictions du rêve américain. C’est ce que traduisent non seulement sa trajectoire (la fulgurance d’une ambition folle, venant se heurter à la rigueur cynique – non moins américaine – de l’industrie culturelle), mais surtout son œuvre. Comme le raconte Oliver Stone dans l’une des séquences où il intervient, elle semble hantée par le spectre d’une Amérique rêvée, que Cimino continue de mettre en scène à la manière d’un Ford, alors même qu’elle ressemble au fond davantage à celle dépeinte dans les films de Lumet. D’où le « mirage réel », pour reprendre l’expression figurant dans l’une des dernières scènes du film, que dessine la filmographie du cinéaste. Cimino semble avoir été conscient de ce paradoxe au cœur de ses films, si l’on en croit une formule que Thoret lui attribue : « Faire du cinéma, c’est inventer une nostalgie pour un passé qui n’a jamais existé. » Le documentaire souligne toutefois l’ambiguïté de cette affirmation : par une structure plus circulaire que chronologique, il multiplie les associations entre les lieux réels qui ont bel et bien inspiré le cinéma de Cimino et leur transfiguration imaginaire. Ce faisant, il montre à quel point, malgré toute sa dimension idéaliste, cette œuvre s’inscrivait dans les interrogations collectives de son époque. Thoret semble alors s’inspirer des propos tenus par Paul Schrader dans We Blew It : le cinéaste y avance que la singularité du Nouvel Hollywood résidait moins dans la qualité des films réalisés que dans la capacité de ces derniers à résonner avec les questions que se posait le public.
À travers ce portrait, Thoret se met donc au diapason d’un pays aux aspirations contrariées, qui par moments paraît se demander si le rêve américain est mort ou bien à venir, et à d’autres doute même qu’il soit réalisable. Sa représentation nuancée de Cimino ne se complaît pas dans l’admiration : il interroge aussi bien Tarantino, admirateur de l’œuvre qui se dit las de revenir sur les déboires existentiels du cinéaste, qu’Oliver Stone, collaborateur de Cimino pour L’Année du dragon, et qui pour sa part n’hésite pas à évoquer sa psychologie et à poser l’hypothèse selon laquelle ses ambitions démiurgiques auraient entravé sa carrière. Tout en dévoilant les paradoxes du réalisateur et du pays qui se cristallise à travers lui, Thoret fait du cinéma un espace où toutes ces contradictions viennent cohabiter.