Rennes Métropole, la cinéphile, accueille chaque année un festival de cinéma aventurier qui regarde vers l’horizon. Le temps d’un Travelling, il embarque le public vers une ville lointaine en faisant défiler le panorama d’une cinématographie étrangère. Après Helsinki, Alger ou Buenos Aires, c’est Jérusalem l’invitée du festival qui fête cette année ses vingt ans d’existence. Une ville, un symbole, un territoire et une résonance avec l’actualité politique qu’on ne pouvait ignorer.
Hussam Hindi
Co-fondateur du festival Travelling, Hussam Hindi est à présent directeur artistique du festival du Film Britannique de Dinard. Jordanien de nationalité mais palestinien de cœur, il s’est vu octroyer une carte blanche pour la 20ème édition du festival. Rencontre avec ce cinéphile aguerri lors du vernissage de l’exposition « Intifada » du photographe David Sauveur.
Aujourd’hui le Festival Travelling fête ses 20 ans. Vous êtes à l’origine de cette aventure, pouvez-vous nous en parler ?
Dans les années 80, je faisais des études de lettres à Rennes 2 et j’ai fondé un ciné-club. C’était l’époque, c’était la mode de proposer des animations après les cours, et j’étais alors passionné par le cinéma. Puis avec les autres étudiants, nous avons pris la « grosse tête » et nous avons eu envie de transformer le ciné-club en festival à Rennes. On sentait le besoin en plus de proposer une nouvelle manière de voir les films, d’aller au cinéma. On voulait provoquer une agitation cinématographique dans la ville.
L’idée de construire la programmation du festival autour d’une ville était présente dès l’origine ?
On voulait un thème qui puisse durer et qui soit inépuisable en quelque sorte, celui de la ville s’est imposé. Avec la volonté de célébrer une cinématographie et de faire voyager les spectateurs à travers les images et les films au-delà des frontières. C’est-à-dire que nous voulions essayer de faire rencontrer les Rennais avec des films rares, des cinématographies inconnues et lointaines mais aussi une culture et une civilisation différentes. Via le cinéma on présente l’envie de s’ouvrir au monde.
Comment avez-vous procédé pour choisir les films de cette carte blanche ?
Ce n’était pas facile parce que je devais cette fois programmer seulement 5 films, et non 100 comme lorsque j’étais directeur artistique. J’ai voulu proposer des films à la fois israéliens et palestiniens, parce que je suis persuadé que les films peuvent aussi dialoguer entre eux.
J’ai pris La Visite de la fanfare d’Eran Kolirin pour le côté israélien, un court métrage, West Bank Story d’Ari Sandel, qui a eu l’Oscar du court métrage il y a deux ans. C’est une comédie musicale qui parle d’un autre conflit qui couve depuis plusieurs années entre les Palestiniens et les Israéliens, à savoir qui fait le meilleur falafel au monde. J’aimerais que le conflit soit d’ordre alimentaire et non pas militaire, donc c’est un clin d’œil.
Pour la programmation palestinienne j’ai choisi Noces en Galilée de Michel Khleifi et Paradise Now de Hany Abu-Hassad, qui pour la première fois propose le point de vue des kamikazes. C’est un film qui s’interroge sur les raisons pour lesquelles ces jeunes se tuent, en tuant avec eux des innocents.
Ma sélection évoque donc le conflit mais c’est aussi un clin d’œil à la nécessité de dialoguer, de se parler, de se rencontrer et se connaître. Et de montrer que ces deux peuples sont comme les autres, avec des qualités et des défauts. Et surtout qu’il y a un de ces deux peuples, le peuple palestinien, qui n’est pas encore reconnu en tant que peuple. Alors qu’il mérite un État et une existence.
Cette existence peut-elle passer par le cinéma ?
Non. C’est une interrogation. Il peut ouvrir des débats mais le cinéma n’a jamais changé le monde. Le cinéma a peut-être déjà changé la vie d’un acteur ou d’un producteur, mais ce sont les politiques qui changent le monde. Comme les politiques sont disqualifiés là-bas, le cinéma essaie de leur ouvrir les yeux, et de s’interroger sur leur propre impuissance.
Le cinéma donne la parole…
Oui c’est ça. À travers les artistes, qui sont des gens plus éclairés que les politiques. Le jour où les artistes prendront le pouvoir…
Ariel Schweitzer
Enseignant à l’université Paris VIII et à Tel-Aviv, Ariel Schweitzer est aussi l’auteur du Cinéma israélien de la modernité. En spécialiste, il revient sur son rôle pour cette édition consacrée à Jérusalem, et nous présente les grandes lignes de l’Histoire du cinéma israélien.
Comment avez-vous rejoint l’équipe du festival Travelling ?
Ils cherchaient un spécialiste du cinéma israélien vivant en France. J’étais très partant pour collaborer, tout en prévenant que c’était un projet compliqué pour des raisons politiques. Quand on choisit comme ville Jérusalem, le projet cinématographique devient aussi politique. Si on avait choisit la ville de Tel Aviv, qui n’a pas de connotation politique aussi lourde que Jérusalem, cela aurait été peut-être plus facile. Mais c’était un défi, et j’étais prêt à le relever.
Tel Aviv a‑t-elle été considérée comme thématique pour cette année ?
Je travaille avec le Forum des images pour une programmation sur Tel Aviv, car c’est l’année centenaire de la création de cette ville. Chaque année le Forum des images fait une opération autour d’une ville invitée. Pour Travelling, nous aurions pu choisir cette solution, plus simple. Mais j’ai beaucoup apprécié la décision du festival de ne pas reculer devant le poids du sujet et de l’affronter.
Comment voyez-vous votre rôle de conseiller artistique au sein du festival ?
Je vis en France depuis 1989. Et depuis cette date je défends le cinéma israélien. Je ne fais pas que ça, mais j’ai pour ce cinéma une passion particulière, de par mes origines. J’étais un peu isolé les dix premières années, car on n’en parlait pas beaucoup, mais depuis cinq, six ans le cinéma israélien a percé sur la scène internationale. Aujourd’hui il y a énormément de manifestations à travers l’Europe autour de ce cinéma. Je suis très content que mon travail soit reconnu grâce au succès du cinéma israélien contemporain. Et on découvre de manière paradoxale grâce au jeune cinéma israélien que le cinéma israélien a une histoire. Cette histoire remonte presque aux origines du cinéma. Le premier film tourné en Palestine, c’est un film des frères Lumière tourné en 1897. À partir des années 40, il a évolué en industrie avec des sociétés de production qui ont produit notamment des films de propagande pour institutions sionistes. Mais à partir des années 60 le cinéma israélien s’est diversifié : avec la comédie populaire d’une part et un cinéma d’auteur d’autre part. Ensuite dans les années 80 il se politise, il rend compte de manière frontale des événements politiques de l’époque : la première guerre du Liban, la première Intifada en 1987, la deuxième Intifada… Et cette génération a été nourrie pas une tradition cinématographique.
Pensez-vous que le cinéma actuel s’est affranchi de la propagande ?
Le cinéma de propagande sioniste était dominant en Israël jusque dans les années 60. Il était commandité par des institutions sionistes et était voué à servir comme un instrument idéologique. Je ne renie pas du tout cette période, elle est très intéressante et dans le cadre de cette partie de l’histoire, nous avons quelques chefs-d’œuvre. On présente un film, La colline 24 ne répond plus de Thorold Dickinson (1955), qui raconte trois épisode de la guerre de 1948. Le second raconte l’évasion de la communauté juive de Jérusalem au moment de la guerre, c’est une reconstitution fidèle et réaliste. Ce cinéma a aussi formé de nombreux techniciens, c’est une période qui a été nécessaire à l’assise technique du cinéma israélien.
Le cinéma israélien s’est libéré de la mainmise du sionisme dans les années 60. En même temps que la société mute, s’ouvre aux valeurs de l’Occident et de la société de consommation et s’éloigne ainsi du discours officiel. Des films témoignent de cet éloignement et forment un courant de cinéma moderne qu’on appelle la « nouvelle sensibilité » par allusion à la Nouvelle Vague française. Ce cinéma est méconnu en France. À Travelling nous présentons Trois jours et un enfant d’Uri Zohar : c’est le premier film israélien à avoir reçu un prix à Cannes.
C’est un cinéma d’auteur orienté vers la France et le cinéma moderne de cette époque. En parallèle, il y a un genre populaire (le cinéma Bourekas, comme la pâtisserie), oriental, influencé par les cinémas arabe et indien. Il met en scène des Israéliens d’origine séfarade.
Ces deux courants reflètent l’évolution de la société israélienne qui est coupée entre l’influence de l’Orient et de l’Occident. Tout au long des années 60 et 70 il y a eu une confrontation entre les genres. Ceux ci reflètent une guerre culturelle qui a lieu à l’époque autour de la définition de la culture israélienne. Est-ce une culture orientale ? Occidentale ? Ou est-ce une synthèse des deux ?
La réponse est, il me semble, donnée à la fin des années 70, où la culture israélienne aboutit à une sorte de conception différente de la culture israélienne à travers de ce que l’on peut appeler le pluralisme culturel. Israël, c’est une mosaïque de cultures, de traditions et de langues. Je pense que l’un des grands aspects intéressant du cinéma contemporain c’est de refléter cette variété, cette diversité. Et de voir cette diversité non pas comme une source de conflits, mais comme une richesse.
Comment avez-vous effectué votre sélection de films ?
J’ai travaillé avec l’équipe de Travelling. Je leur ai proposé des films de toutes les périodes, car je pensais que c’était important de mettre l’accent sur des aspects moins connus de ce cinéma. Et aussi pour montrer que le cinéma contemporain évolue par rapport à cette histoire, soit en résonance, soit par réaction.
Par ailleurs, nous nous somme dits que nous ne pouvions pas ignorer ce qui se passe aujourd’hui, alors nous avons décidé de faire deux sections : sur le cinéma contemporain israélien et sur le cinéma contemporain palestinien.
Avez-vous rencontré des difficultés pour effectuer cette programmation ? Avez-vous dû renoncer à certains films ?
Non. Nous avons obtenu tout ce que nous voulions. Ça a été un peu plus difficile avec les réalisateurs invités, parce que certains sont très occupés. Nous aurions aimé avoir plus de réalisateurs palestiniens, mais beaucoup boycottent les événements.
Évidemment, avec une thématique comme Jérusalem, on peut difficilement passer à côté de l’actualité, est-ce que cela a guidé ou modifié vos choix ?
Au moment où la guerre à Gaza a éclaté, même s’il n’a jamais été question d’annuler, l’équipe du festival s’est posé des questions. Mais nous avons maintenu la programmation telle quelle était, car le but du festival est de nouer un dialogue. Et si on ne peut pas dialoguer avec le cinéma, quel terrain nous avons aujourd’hui pour le faire ?
David Polonsky
Un an après sa sortie au cinéma, Valse avec Bachir revient sous la forme d’une bande dessinée, sous la houlette du directeur artistique du film d’Ari Folman. Rencontre avec David Polonsky, dans les coulisses de sa master-class pour Travelling.
David Polonsky, sur Valse avec Bachir, vous êtes crédité du rôle de directeur artistique. Pourriez-vous expliquer à nos lecteurs en quoi cela consiste ?
« Directeur artistique » est une expression quelque peu inexacte. En réalité, mon rôle a été de définir l’approche esthétique du film, puis de dessiner moi-même une large partie des dessins utilisés dans le film.
Ari Folman (réalisateur du film, n.d.t.) a‑t-il participé activement à cette dernière étape ?
Non. Lui avait une vision, il disait : « je veux que ça fasse peur », ou « je veux que cela soit pastoral ». Mon rôle était de transmettre cette vision à l’écran.
La bande dessinée tirée du film possède un aspect réellement mis en scène : zooms, champs-contrechamps… Garder cette esthétique cinématographique était-il important, pour vous ?
En fait, la majeure partie de mon travail sur le livre a été éditoriale. J’ai utilisé les dessins faits pour le film. De la même façon que le film est une expérience en termes d’animation, le livre a été une expérience, quelque chose qui n’a jamais été fait. Évidemment, il y a déjà eu des adaptations, par Disney par exemple, de leurs films en livres pour les enfants – mais cela n’a jamais, que je sache, été fait autour d’une thématique plus « sérieuse ».
J’avais à travailler avec des blocs d’images prédéterminés, et donc évidemment, si le film était monté en champs-contrechamps, on devait rester en champs-contrechamps.
N’avez-vous pas eu envie de créer de nouveaux dessins pour l’occasion ?
Quelques images ont dû être redessinées – c’était nécessaire pour conserver la fluidité de la narration. De façon basique, l’idée était d’utiliser les images déjà existantes pour le film. Le projet du livre a démarré un an avant la sortie du film, donc j’avais confiance dans le fait de terminer rapidement le livre. Évidemment, cela n’a pas été le cas – il nous a finalement fallu un an et demi. Et donc je me suis lancé dans cette nouvelle façon de faire de la BD, non pas en créant des dessins, mais en en utilisant de déjà existants.
Selon vous, qu’apporte le livre par rapport au film ? Duquel vous sentez-vous le plus proche ?
C’est dur à dire pour moi, dans le sens où les dessins ont été réalisés uniquement dans l’idée d’un film, et non d’un roman graphique. Mais pour moi, le livre est un bien meilleur outil, lorsqu’il s’agit de raconter l’histoire. Le film est tout en émotions, et beaucoup de gens en sortent sans savoir exactement de quoi ça parle. À Angoulême, les gens qui sortaient du film venaient me demander ce qu’était le Liban. Et pas qu’un seul ! Mais ils ont aimé le film.
Parfois les gens peuvent ressentir une expérience émotionnelle, mais qui ne les touchera pas d’un point de vue intellectuel. Le livre est un outil beaucoup plus important pour raconter l’histoire. Pas d’un point de vue journalistique, pas historiquement, mais dans le mécanisme narratif me semble plus clair dans le livre : il va d’un point A à un point B, et à un point C.
La musique est centrale dans le film. Comment avez-vous réussi à vous passer de musique ?
Mmmh… Dans certains cas, j’ai dû simplement laisser tomber (rires). J’avais quelques plans qui n’avaient pas été utilisés dans le film – parfois, cela a compensé la perte de la musique. Par exemple, dans la scène où Ari rentre chez lui, et que tout autour de lui la vie continue, les personnages autour de lui passent comme des coups de vent. C’est une autre dimension temporelle.
Je ne pouvais pas rendre l’ambiance musicale – vous savez, This Is Not a Love Song, de Public Image Ltd, ce qui est très sarcastique d’ailleurs – donc j’ai dû accentuer l’effet « coup de vent » avec les autres dessins des personnages autour que je possédais. C’était donc une compensation avec plus d’informations dans le livre – c’est d’ailleurs, globalement, ce que représente le livre.
La musique, toujours elle, est un indice très fort de l’époque dans laquelle se situe l’action. Comment avez vous transcrit cela dans la BD ?
Encore une fois, l’exemple que je donnais est un bon exemple, parce qu’à cet endroit, vous pouvez vous arrêter, et contempler à quoi les passants ressemblent. Les voitures, aussi – j’ai pris des voitures des années 1970, parce qu’à cette époque-là, personne n’aurait acheté les derniers modèles, sortis dans les années 1980. J’ai également retravaillé les couleurs. Le livre a plus de temps pour les images, et j’espère que cela compense, dans un certain sens, pour la perte du son.
Dans la postface de la BD, vous soulignez la différence entre le spectateur et le lecteur, notamment sur l’implication de chacun dans l’histoire. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Euh, je ne sais pas, je ne les connais pas personnellement ! (rires) Je ne viens pas d’une culture qui accorde une grande place à la BD. J’étais très surpris d’apprendre que 60% des ventes en librairie en France sont des bandes dessinées ! Dans un tel contexte, on peut parler d’ « audiences ». Étant né en Israël, dans une culture assez éloignée de ce média, je ne sais pas vraiment comment considérer ces audiences, par contre.
Vous déclarez vouloir revenir au média de la BD avec un thème sérieux. Vous avez des projets en tête ?
Oui ! En fait, mon projet ne sera peut-être pas une BD — je ne sais pas déterminer la ligne de démarcation entre BD et texte illustré… Je voudrais faire un livre sur les juifs soviétiques, mais via le prisme de la cuisine. Ce sera une sorte de livre de cuisine. C’est de là que je viens – toute cette culture est vraiment très drôle.
Et peut-être un autre film en vue ?
Oui, aussi, bien sûr. Nous avons commencé à travailler à une adaptation de Stanislaw Lem, Le Congrès de futurologie. Cela tournera autour de trois choses : cette fois, nous allons compenser l’absence de personnages féminins dans le premier film par une héroïne – cela tourne autour du thème de comment les femmes parviennent à la maturité, les changements dans leur vie. Le second thème sera la drogue, les drogues médicales qui changent les perceptions. Et enfin, troisièmement, la fin du cinéma tel que nous le connaissons. Peut-être un peu prétentieux, non ? Mais je pense qu’on va y arriver. (rires)