Le Blues de l’Orient et La Visite de la fanfare, chacun à leur manière, explorent la musique arabe sous toutes ses coutures : les textes poétiques, chantant l’amour, le raffinement des instruments et des voix, la façon dont les musiciens vivent cette musique… Au-delà, c’est toute la culture du Proche-Orient, y compris celle des Israéliens, dont il est question. La preuve par l’image et le son – par des témoignages pour Florence Strauss, par un goût de l’absurde et des rencontres fortuites pour Eran Kolirin – que Juifs et Arabes sont cousins. Et que la paix se trouve au bout de leurs doigts, pourvu qu’ils s’en souviennent.
Dans La Visite de la fanfare, comme dans Le Blues de l’Orient, l’oubli est présenté comme une raison de la guerre, de la haine. La première scène de La Visite de la fanfare montre les membres d’une fanfare égyptienne à l’aéroport de Tel Aviv, vide. Personne n’est venu les accueillir, personne ne s’occupe de cette troupe incongrue et un peu obsolète. L’oubli, dans le film de Florence Strauss, est incarné par celui qu’elle nomme « l’absent » : son grand-père, le producteur Robert Hakim (Pépé le Moko, Casque d’or, Plein soleil, L’Avventura, Belle de Jour…). Ce juif égyptien, qui a partagé sa vie entre la France, les États-Unis et le pays des pyramides décida de faire table rase de l’Égypte, au moment où Nasser entreprit d’expulser les étrangers. C’est un peu sur ses traces, en toile de fond, que sa cinéaste de petite-fille est partie avec Le Blues de l’Orient. Son film s’ouvre sur l’image d’une immense route de bitume, qui s’étale à perte de vue : une invitation au voyage à travers le quartier juif de Damas, Jaffo (le quartier arabe de Tel Aviv), Beyrouth, l’Égypte… Les deux rives de la Mer Rouge, les différents rivages de la Méditerranée : « Au départ, dit dans le film Abed Azrié, il y avait un seul corps. Aujourd’hui, il y a l’Orient et l’Occident, le corps est séparé et chaque moitié se languit de l’autre. » Le grand musicien d’origine syrienne sait de quoi il parle : son travail de compositeur mélange les instruments des « deux corps », et ses compositions font renaître les grands poètes de langue arabe, comme Ibn Arabi. L’oubli, l’absence, de « l’autre corps », de l’autre tout court, tissent un fil rouge dans Le Blues de l’Orient et La Visite de la fanfare.
Par l’évocation de cet oubli, une certaine nostalgie se dégage de ces deux films, presque comme un regret que les choses aient tourné autrement. Une nostalgie née d’un souvenir du réalisateur de La Visite de la fanfare : dans les années 1980, alors qu’il était enfant, la grand messe du vendredi se disait pour de nombreuses familles israéliennes devant le nouveau film égyptien, quand bien même leur pays passait la moitié de son temps à guerroyer contre l’Égypte. La cinématographie centenaire de ce pays, les épopées musicales et amoureuses des Oum Kalsoum et autre Omar Sharif faisaient rêver bien des Israéliens. Eran Kolirin a voulu faire de La Visite de la fanfare une rencontre entre Égyptiens et Israéliens, via le langage de la musique : une rencontre entre une fanfare égyptienne, et les habitants d’une petite ville israélienne perdue dans le désert. L’excellente Ronit Elkabetz (Prendre femme, Mon trésor, Mariage tardif) campe le lien entre l’Égypte et Israël, les Arabes et les Juifs : « ma vie, c’est un film arabe », dit son personnage, femme seule perdue, accrochée à ses rêves de comédies romantiques, nostalgique de la vie qu’elle n’a pas eue.
La grande force d’Eran Kolirin est de jouer sur le caractère totalement fortuit de ces rencontres (ils ne savent rien les uns des autres, ne se côtoieront qu’une nuit, mais vont pourtant se confier des choses très intimes). En prenant le parti du hasard, La Visite de la fanfare distille un goût pour l’absurde qui lui confère un ton à la fois tendre, drôle et sérieux. Le film oscille entre symboles habilement amenés (la ville israélienne se nomme Beit Ha’tikva, la maison de l’espoir), et face à face entre des personnages, dans un no man’s land : « il n’y a pas de culture ici, ni arabe, ni israélienne, il n’y a pas de culture ici » martèle Dina (Ronit Elkabetz). Le choix de ce lieu neutre permet au réalisateur d’atteindre une sincérité, de présenter des personnages démunis qui vont livrer un peu d’eux-mêmes à des inconnus.
Cet aspect « démunis » est sans doute le plus intéressant du film : non seulement il sous-tend son message (retrouver ses racines communes), mais permet au réalisateur d’opter pour le ton de l’absurde. Une absurdité rendue par la manière de filmer les musiciens comme jamais à leur place (hommes bleus en uniforme perdus dans de grands espaces déserts, inconnus dans les appartements des Israéliens, grand et bel Égyptien accompagnant un jeune puceau israélien dans la séduction d’une jeune fille, en boîte de nuit, une scène pleine d’humour, arabes au côté de juifs). Ces lieux de l’absence insufflent de la force au film, en particulier grâce au travail du cadre : paysages fantomatiques tout à coup intégrés par les personnages, géographie de l’espace intime (l’appartement de Dina où se retrouvent pour la nuit Tewfiq, le chef de la fanfare, et le trompettiste dragueur, et où se noue un jeu à trois), de l’espace public où musiciens et habitants de la ville apprennent à se connaître.
Le Blues de l’Orient, lui, n’opte pas pour l’absurde, mais pour un travail documentaire très poussé doublé d’une histoire personnelle qui transperce l’écran, en fond. Florence Strauss maîtrise la rhétorique de la musique arabe : à travers les immenses musiciens qu’elle met en scène (Yaïr Dalal, Salim al-Nour, Iman, Nassim Maalouf…) elle plonge aux sources de la musique andalouse, araméenne, chrétienne, évoquant les grands mystiques arabes, tout ce qui a nourri la musique orientale. La réussite de son film réside dans sa simplicité, sa justesse de ton trouvée grâce aux connaissances de la réalisatrice et l’écoute qu’elle a des musiciens. Ce Blues de l’Orient peut presque s’écouter les yeux fermés, tant la musique est mise en valeur par la sobriété de la mise en scène (mains pinçant des cordes, visages concentrés, percussions, captation d’un regard…). Mais sans la trajectoire personnelle de Florence Strauss, Le Blues de l’Orient ne serait qu’un bon documentaire sur la musique orientale. Avec l’utilisation de la voix off, enregistrée par la réalisatrice elle-même, on marche sur les traces d’une juive dont les racines se trouvent au Moyen-Orient, et qui a voulu montrer qu’aujourd’hui encore, Juifs et Arabes chantent ensemble, jouent ensemble.
On peut presque parler d’une nostalgie typiquement juive, liée à l’exil, à l’absence, au déracinement millénaire, pour caractériser Le Blues de l’Orient et La Visite de la fanfare. Une nostalgie portée par la musique, comme un blues méditerranéen, à la façon dont les Noirs d’Amérique ont inventé le blues sur leurs racines africaines.