Récompensé à Venise en 2010 (Coupe Volpi de la meilleure interprétation pour Ariane Labed) et à Angers en 2011, Attenberg fut remarqué à chacun de ses passages. Mais pourquoi donc ? Parce qu’il s’agit tout simplement d’une œuvre tout à fait remarquable, dont la radicalité et le sens de la provocation s’accomplissent dans un geste extrêmement généreux et abouti. Tant et si bien que nous avons rencontré Athina Rachel Tsangari et Ariane Labed afin d’en savoir plus.
On dit parfois que l’état de crise d’un pays n’est pas forcément une mauvaise nouvelle pour les cinématographies nationales, les auteurs trouvant dans de tels contextes une conviction, une sorte de nécessité énergisante et rageuse. Le cinéma iranien représente sans doute à ce titre l’exemple le plus significatif actuellement, sa vitalité ne se limitant pas au succès mérité du film d’Asghar Farhadi, Une séparation. Dans une toute autre région du monde, on vit émerger une stimulante vague argentine au début des années 2000 alors que le pays était en situation de totale banqueroute.
Malheur des peuples, les agences de notations financières feraient-elles le bonheur du cinéma ? Le cas grec nous autorise à ce genre de raccourci assez farfelu, précisément Attenberg plus que Canine (2009) de Yorgos Lanthimos – le réalisateur jouant d’ailleurs ici le rôle de l’ingénieur. Avec son idée de départ particulièrement forte et fascinante (un père maintient femme et enfants dans une captivité « dorée », totalement hors du monde), Canine restait précisément enfermé dans son présupposé initial et ne parvenait pas à filmer autre chose que cette idée, avec une radicalité mécanique tournant à l’aporie, ce qu’Alpis, présenté en compétition à la dernière Mostra, ne vient pas contredire.
Cette tendance guette indéniablement Attenberg, notamment dans une séquence d’ouverture où deux jeunes femmes cadenassées dans des cadres froids se livrent à des comportements extravagants : se rouler une pelle toute langue dehors, se postillonner à la figure, se livrer à des ruades animales… Cette idée de film malade pour société pathogène se prolonge par le fait qu’il prend place dans une cité industrielle glauque à souhait dont l’air semble saturé d’une toxicité suspecte : usines monstrueuses, cheminées crachant une épaisse fumée et habitats uniformes induisent vanité de l’œuvre humaine et vacuité de l’existence. Mais, loin de la linéarité de Canine, Attenberg parvient à se déployer en une œuvre foisonnante dans toutes ses composantes, avec une dynamique où la mélancolie tenace est sans cesse mise en tension avec une fantaisie joueuse.
Centre de gravité du film, Marina (Ariane Labed) s’avère une jeune fille de 23 ans pour le moins singulière. Sa vie sociale se limite à Bella (Evangelia Randou), sa seule amie, et son père. Deux passions : écouter le groupe Suicide et se farcir les documentaires animaliers de Sir Attenborough. Elle affiche un profond dégoût pour la chose sexuelle, invoquant le terme « piston » pour figurer le va-et-vient du sexe masculin dans celui de la femme. On tient en Marina une figure de l’inadaptation, non une marginale, plutôt une personne vivant à côté du monde. Le récit ne livre pas une réelle causalité, sinon que son père – avec qui elle entretient une complicité fusionnelle et joueuse – n’est pas le moindre des misanthropes. Quant à l’absence de la figure maternelle, elle se fait envahissante, on finit par apprendre que celle-ci est décédée depuis de nombreuses années.
Athina Rachel Tsangari remplit son film d’une dynamique contradictoire : alors que le père, atteint d’un mal incurable, glisse vers la mort, Marina met le nez à la fenêtre et s’aventure vers les choses de la vie. Le rapport entre les deux complices distille une étrange mélancolie, presque sereine, où le jeu et la tendresse tiennent jusqu’au bout la dragée haute à la grande faucheuse. N’étant visiblement pas passée par le processus éducatif – au sens large – « normal », Marina suit avec une brutale candeur un apprentissage in situ des grandes questions de l’existence. Ceci aboutit à une foule de situations aussi tordantes que touchantes, notamment lors d’un savoureux rendez-vous galant, où le faire s’assortit d’un perpétuel commentaire verbal. Ariane Lebed fait merveille par sa capacité à se situer sur le fil ; elle compose un bloc d’intériorité captivant, fragile et dur, dubitatif et déterminé.
Le geste cinématographique – largement travaillé par la question de la corporalité (et même gagné par la chorégraphie et la comédie musicale) – étonne et séduit par ses colorations multiples qui sonnent justes parce qu’elles ne se départissent jamais d’une cohérence d’ensemble. La mise en scène navigue d’un aspect assez clinique tout en s’assouplissant pour exprimer sensibilité et sensualité. Géographiquement statique, Attenberg constitue pourtant un authentique cheminement pour Marina, un road movie intérieur dont le point d’arrivée s’avère la certitude du fait de bien exister. Point de symbolisme abscons dans la répétition de ces séquences où Marina et Bella s’adonnent à des démarches excentriques, il s’agit simplement d’apprendre à tenir debout, à se mouvoir dans l’espace, et à habiter celui-ci. À ce titre, Attenberg constitue également, et ça n’est pas rien, le plus beau réinvestissement du burlesque depuis bien longtemps, dans ce qu’il a de plus précieux : l’étrangeté et les aspérités du réel, le rapport tragique au monde, et les étranges contorsions que l’on est amené à exécuter pour essayer d’y prendre place.