Présenté en sélection officielle au Festival de Cannes 2009 (dans la catégorie « Un certain regard »), Canine est le second long métrage du Grec Yorgos Lanthimos, également metteur en scène de théâtre et réalisateur de clips vidéos et de publicités. Centré sur une famille qui s’enferme volontairement dans sa maison, le film décrit son atypique quotidien, la tentative des parents d’offrir à leurs enfants un univers paradisiaque coupé de toute réalité. Le lumineux est progressivement envahi par le glauque, qui finit par prendre toute la place. Canine campe un univers fort et étrange qu’on est curieux de voir évoluer. Le film sera présenté en ouverture du 6e Panorama du cinéma grec contemporain (le 2 décembre).
Un père, une mère et leurs trois enfants, de grands adolescents, vivent dans une belle villa en pleine campagne grecque. Comme dans L’Arrache-Cœur de Boris Vian, les parents ont choisi de protéger leur progéniture de la violence et de l’absurdité du monde en leur interdisant de quitter la maison, cachée derrière un haut mur. De la réalité extérieure qu’ils n’ont jamais vue, les enfants ne peuvent rien savoir. On leur fait croire que le mot « mer » signifie fauteuil en cuir, qu’un zombie est une petite fleur jaune, une foufoune une grande lampe, un avion un jouet. Seul le père (parfait dans son rôle de petit employé rigide) quitte la demeure, pour aller travailler. Il ferme consciencieusement le portail, et ne franchit la frontière qu’en voiture, à l’abri de souillures éventuelles. Pour avoir le droit de quitter le foyer, les enfants ont appris qu’il fallait perdre une canine et attendre qu’elle repousse (on ne sort en effet qu’en voiture, et la canine repoussant signale qu’on peut apprendre à conduire).
À quoi passe t‑on donc son temps dans ce microcosme ? À prendre soin de soi et de ceux qu’on aime, dans la bienveillance et la prévenance. On vit dans un confort matériel enviable, la maison est immaculée. On soigne son corps, en buvant du lait, du jus de fruits venant tout juste d’être pressés (sinon, ça ne vaut pas la peine), en mangeant de la nourriture préparée avec soin, en se musclant dans la piscine ou le grand jardin. La santé avant tout. Au bonjour de sa fille le matin, le père répond : « Pendant combien d’heures as-tu dormi ? » On joue aussi, beaucoup. On tente de battre des records (tenir le plus longtemps sous l’eau), on entre en compétition avec les autres (le premier qui attrape l’objet lancé a gagné), on s’en remet aux chiffres comme critère de succès, comme pour se donner des repères. Et on attend toujours une récompense, que les parents ne manquent pas de donner. Soucieux du bien-être physique de leur fils, ces derniers autorisent une femme, Christina, qui travaille avec le père, à pénétrer leur lieu. Elle est payée pour satisfaire les besoins sexuels du jeune homme. Mais elle ne doit pas voir où se trouve la villa, son « contrat » l’oblige à porter un masque pendant le trajet. Tout principe de réalité est occulté. À la télévision, on regarde uniquement des films de famille, confortablement installés, tous ensemble, sur le canapé. L’environnement est des plus avenants : le soleil rend éclatante la blancheur des êtres et des décors, il fait scintiller l’eau de la piscine, le vent souffle dans les magnifiques arbres du jardin, le son des avions dans le ciel berce paisiblement.
À distance de la laide réalité, là où la vie n’est qu’amour, confort, santé et divertissements, tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Évidemment, tout cela est un leurre. Le rythme du film s’essouffle à un moment : une fois cernés la famille et son mode de vie, on se demande où le récit va nous mener. Mais très vite, nous sommes pris par une tension croissante, par la substitution progressive du lumineux par le glauque. Les relations sexuelles sont un premier indice du mal-être des personnages. Dès le début, on est glacé par la froideur de l’accouplement entre le fils et Christina. Les parents ne font pas mieux : walkman sur les oreilles, ils se consomment dans un pur acte mécanique. Les filles assouvissent leur curiosité en regardant en cachette des films pornographiques. Elles ont sagement appris que pour recevoir, il fallait donner : Christina possède un serre-tête convoité par l’aînée ; elle lui propose de le lui donner, mais en échange la jeune fille doit lui lécher le sexe. L’adolescente ne voit pas ce qu’il y a de mal à ça, elle s’exécute, et propose plus tard à sa sœur un marché similaire, qui sera accepté. Ainsi coupé du monde, comment savoir qu’il ne faut pas lécher le sexe de sa sœur ? Comment savoir qu’on ne couche pas avec son frère ? L’étau se resserre en effet sur les protégés : Christina n’a plus le droit de venir, les pulsions du frère ne peuvent être comblées que par les sœurs. Le cadrage, souvent précis, met en évidence l’enfermement des êtres.
Cette absence de lois sociales, morales et naturelles, dérègle de plus en plus le comportement des jeunes gens. Leur violence grandit (le père n’hésite pas non plus à en user, dans un souci pédagogique) : on tue atrocement un chat, parce qu’on a appris que c’est un animal dangereux, on se mutile le corps, on frappe le genou de son frère avec un marteau. Et on se casse les dents. Pour l’anniversaire de mariage des parents, dans le salon décoré comme il se doit, les deux sœurs dansent pitoyablement, parce qu’il faut bien célébrer ça, parce qu’il faut bien faire quelque chose. Le malaise, grandissant depuis un moment, est à son apogée. Les corps et les esprits aspirent à autre chose, l’enfermement devient trop étouffant. Pour l’aînée, ne reste qu’une solution : hâter la marche de la nature et faire tomber elle-même la canine résistante. Pour ce faire, elle ne lésine sur aucune souffrance, et jouit de se frapper violemment la mâchoire avec un objet, de se regarder en sang dans le miroir. La jeune fille parvient à gagner le coffre de la voiture de son père, elle s’y cache, attendant de partir avec lui le lendemain matin. La fin du film est un cadeau que l’on aimerait voir plus souvent à l’écran, tant est forte son incertitude, multiples les hypothèses que l’on peut faire sur ce qu’il est advenu de la jeune fille tentant de s’évader. Le dernier plan, très fort, donne toute son ampleur au récit que nous venons de suivre, à cette plongée dans l’enfer d’un paradis trop parfait.