Entretien avec le réalisateur de Je sens le beat qui monte en moi, un film qui doit finalement beaucoup à la flûte de Pan, mais pas seulement.
Il s’agit donc d’une première réalisation, et avant ça vous avez sorti une bande dessinée.
D’une part, je m’occupe d’un fond qui s’appelle Cinémage, qui est partenaire d’une centaine de longs-métrages par an. Puis, par ailleurs, j’ai en effet sorti en septembre dernier une BD aux éditions Delcourt : Love Is in the Air Guitare, qui porte, comme son titre l’indique, sur l’univers de l’air guitar. Un monde que je connais assez bien pour me rendre tous les ans aux championnats du monde en Finlande. J’y ai croisé pas mal de personnalités intrigantes donnant un matériau conséquent, l’ouvrage dispose d’ailleurs d’une dimension documentaire. Au départ, il s’agit d’un scénario, en pensant plutôt au cinéma, mais c’est devenu une BD un peu par un concours de circonstance, mais ça a été une belle collaboration avec le dessinateur Romain Ronzeau.
À propos de BD, je sais maintenant que l’idée de Je sens le beat qui monte en moi ne découle aucunement de La Flûte à six Schtroumpfs de Peyo… Par conséquent, d’où est né le projet, comment est venue cette histoire de corps possédé par la musique ?
Vous avez vraiment piqué ma curiosité en tout cas avec cette histoire de flûte à six Schtroumpfs, je vais aller voir dès que possible. Concernant la naissance du projet, c’est la rencontre de deux envies. D’une part en allant voir un spectacle au Théâtre de la Ville, Out of Context du chorégraphe Alain Platel, un hommage à Pina Bausch. Il y avait une dizaine de danseurs sur scène, tous formidables, mais j’ai été subjugué par l’une des danseuses qui faisait se rencontrer la grâce, la drôlerie et la mélancolie, un peu comme du Tati chez Minnelli ; puis, bizarrement, j’avais aussi l’impression que c’était moi sur scène… Il s’agissait de Rosalba Torres Guerrero. Bref, j’ai eu immédiatement envie de la voir sur un écran, j’ai donc pris contact pour savoir, sans idée très précise, si elle était tentée par le fait d’expérimenter quelque chose au cinéma.
D’autre part, il y a quelque chose de plus prosaïque. J’habite à Paris et passe chaque jour à la station de métro République ; il se trouve que j’aime beaucoup la musique mais déteste la flûte de Pan, et, surtout, n’en pouvais plus d’entendre El condor pasa matin, midi et soir. Puis, j’observais les gens se dandiner en passant, et me suis dit qu’il y avait là quelque chose. D’où cette idée d’un syndrome qui consisterait à ce qu’une personne soit prise de pulsions gesticulatoires quand une mélodie apparaît. Mais je ne voulais pas que le film tienne en un concept ou un pitch. J’ai pensé à faire se rencontrer cette singularité avec une autre, et sans doute la pire la concernant : un mélomane. J’ai tout de suite songé à Serge Bozon, dont j’aime beaucoup la fantaisie, et qui est très érudit en matière de musique, en particulier à propos de la Northern Soul – un courant très spécifique auquel est emprunté l’essentiel de la bande musicale de Je sens le beat qui monte en moi. Le projet et le scénario découlent donc de la rencontre entre ces éléments épars.
Le film établit une belle circulation entre les corps, les bruits et les sons, comment avez-vous travaillé pour lier ces trois données ?
Tout d’abord, j’ai une réelle passion pour le cinéma burlesque, et ce qui m’y touche particulièrement est la confrontation des corps avec la réalité matérielle des choses : on chute, on se prend des portes, etc. Il me semblait très intéressant de repartir de là et que la confrontation se fasse avec des éléments matériels et concrets, mais aussi les sons et les bruits. Le syndrome de Rosalba permettait d’approcher ça ; à la fois les objets ou obstacles qu’il y a dans le plan, mais aussi l’espace sonore auquel elle se heurte. Je trouvais amusant d’avoir ces deux niveaux comme lecture de la réalité. Quand on commence à étudier le quotidien, on se rend compte de plein de choses, et ça change notre rapport à la réalité : une musique dans une pizzeria, de la flûte de Pan dans le métro ; il y a un aspect presque cauchemardesque… Il s’agissait d’interroger cette dimension sur un mode burlesque.
On peut voir le film comme une sorte de parcours cinématographique et cinéphile, on peut parler d’une relecture qui irait de Tati à Moullet en passant par Demy.
Les cinéastes que vous citez sont évidemment des références qui entrent dans le film, mais il est évidemment très présomptueux de se comparer avec elles… J’ai une affection particulière pour les personnages de Keaton, où derrière la dimension impassible, énormément de choses passent, une expressivité mélancolie magnifique. Puis, pour la comédie musicale, il y a vraiment Minnelli en premier lieu. Ceci dit, je ne voulais pas qu’il y ait le temps de la danse et le temps de la vie, comme c’est classiquement le cas. Mon dessein était d’entrelacer les éléments, d’organiser une rencontre. Et ce syndrome permet d’y parvenir à mon sens, la musique est parfois en harmonie, d’autre fois en conflit. Les espaces de la vie et de la danse sont partagés et communiquent sans ruptures très nettes ; disons que la danse est toujours là, mais ramenée à des choses très concrètes et pragmatiques. Ceci permettait de jouer avec les codes sans trop les subir.
Le film rassemble aussi deux corps et deux comédiens très dissemblables. Comment gère-t-on ces corps qui ne savent pas faire la même chose ?
Oui, ça m’intéressait de faire cohabiter ces singularités et on a beaucoup essayé dans le domaine du jeu d’acteur. D’une part, Rosalba Torres Guerrero, une danseuse qui n’a pas de pratique cinématographique ; d’autre part, Serge Bozon, qui a une grande familiarité avec le cinéma comme réalisateur, comédien et critique, mais peu inscrit dans le monde de la danse. J’ai commencé à répéter en amont avec Rosalba, notamment parce que je ne voulais pas que le moindre mouvement soit chorégraphié. On a donc travaillé dans un premier temps en improvisation, particulièrement sur les moments de passages, afin, justement, que l’on ne passe pas de la pose figée à la danse. Cette phase a été très riche, d’abord parce qu’elle est une très grande danseuse ; mais au-delà, j’avais l’impression d’avoir un super-héros sous la main, capable d’une immense gamme de propositions. Avec Serge, il s’agissait justement de l’amener vers la danse. Il est apparu qu’il fallait aussi jouer sur les faiblesses de chacun, que l’un fasse réciproquement un pas vers l’autre, ce qui est aussi l’histoire du film qui narre ce rapprochement – d’autant qu’on a pratiquement tourné dans l’ordre chronologique.
Comment avez-vous pensé à cette « cohabitation » en matière de mise en scène ?
De mon point de vue, la mise en scène devait accompagner la trajectoire du couple. Le personnage de Rosalba est figé dans un monde de contraintes – elle ne peut pas fréquenter certaines rues, elle doit dormir dans une chambre insonorisée avec des boîtes d’œufs, etc. Ceci induisait un rapport au filmage et au cadrage en relation avec cette sorte d’emprisonnement. C’est aussi un peu le cas du personnage d’Alain, un dandy excentrique enfermé dans sa passion pour la Northern Soul que personne ne comprend. Qui est en même temps chauffeur de bus touristique, d’un combi WV 1965 qui est aussi un espace clos. Progressivement, quand l’élan de l’un vers l’autre devient possible, les cadres se relâchent. On passe à quelque chose de plus charnel, à une caméra portée qui les accompagne vers une liberté qui n’était pas là initialement.
Il semblerait que le court trouve plus aisément ces temps-ci le chemin de la distribution en salle. Comment cela est-il advenu pour Je sens le beat qui monte en moi ? Que pensez-vous plus globalement de cette tendance ?
C’est arrivé de façon très simple. Lors de la première projection début mai, il se trouve que Bertrand Roger, le directeur de l’exploitation de MK2, était présent et a beaucoup aimé le film. Et il a proposé de le sortir en salle, bien qu’il ne dure que 32 minutes, pile entre court et moyen-métrage. Évidemment, on profite des expériences réussies avec les films de Guillaume Brac et Sophie Letourneur, qui ont montré un intérêt du public pour des formats assez inhabituels dans les salles, et pour des tonalités que l’on ne retrouve pas forcément dans le lot des sorties.
Est-ce une souplesse qui est selon vous liée à la numérisation des salles ?
Il est certain que d’un point de vue économique, ici celui du court-métrage, il est beaucoup moins onéreux de créer un DCP que s’il avait fallu fournir des copies. Pour les cinémas, il y a une indéniable flexibilité. Il est donc certain que ça aide à la diffusion, et aussi à la circulation puisque le film va être montré aussi en province. Puis le format court n’obéit pas à la chronologie médiatique traditionnelle, ce qui permet au film d’avoir une vie en festival – à Pantin en ce moment, à Locarno cet été – et cette sortie.