Les saisons cinématographiques sont peu, trop peu propices à la visibilité des courts et moyens métrages en salles — hormis, ces dernières années, pour les programmes régulièrement constitués par l’infatigable Jean-Marie Straub. Mais il semble que cette année, un certain festival qui vient de se clore à Clermont-Ferrand donne l’occasion de faire amende honorable. En plus du dernier programme straubien — L’Inconsolable — les salles françaises voient débarquer le moyen métrage Le Marin masqué de Sophie Letourneur (déjà repéré en festivals — Pantin, Belfort, Vendôme — et diversement reçu au sein de Critikat), ainsi que le présent diptyque de Guillaume Brac autour d’un personnage singulier à la sociabilité contrariée. L’affiche ne porte que le titre du plus long des volets du diptyque, Un monde sans femmes (également vu à Pantin et Vendôme), mais ces deux-là vont si bien ensemble que le critique n’a pas cœur à les séparer.
Tous les chemins mènent, semble-t-il, à une petite ville de Picardie, théâtre des deux films. Là échoue le « naufragé » du premier (tourné en 2009), cycliste citadin parti loin de chez lui et de sa copine, et victime d’une crevaison. D’incident en incident, de déconvenues en solutions hasardeuses apportées par l’étrange compagnon célibataire en mal d’amitié qui s’est amarré à lui, les saynètes du film ménagent par à‑coups le suspense sur le flegme du héros face à sa dérive. Il y croque un décor provincial que l’imagination pourrait associer à un repaire mal famé (bistrot, ruelles obscures, étendues de gravier), et regarde le voyageur y errer, s’y fondre presque, et accepter sa perdition, se surprenant finalement à ne retrouver ses attaches qu’à regret. Guillaume Brac se révèle habile à faire de cet espace un îlot où entre légèreté et gravité jamais forcées, le personnage et le spectateur se laissent perdre.
Tangage au port
Spin-off du précédent, Un monde sans femmes (2011) en retrouve le cadre géographique dont il révèle de nouveaux aspects (station balnéaire le jour, bourgade sombre et embrumée le soir) et points de repère (sa supérette, sa boîte de nuit). Surtout, il en reprend un personnage qu’il rend central et croque, lui aussi, par de nouveaux détails : Sylvain, le solitaire maladroit en relations, toujours campé par l’acteur plus tout à fait débutant, mais qu’il faut bien appeler ici une révélation, l’impeccable Vincent Macaigne. Celui qui était auparavant un personnage secondaire encombrant, mais dont on percevait quelques fêlures, s’étoffe en un gaillard à la maturité douloureuse, non sevré de son adolescence avec ses T‑shirts illustrés, ses posters et sa console de jeux, souffrant à l’évidence de son célibat, mais se dérobant à toute opportunité de relation amoureuse. Ce n’est pourtant pas l’opportunité qui lui manque : une mère allumeuse et sa fille studieuse débarquent à la station pour profiter quelques jours de la plage et accessoirement de sa compagnie. Lui se replie, laisse le dragueur de service occuper le terrain, mais échoue à empêcher le désir de le tarauder silencieusement. Et Guillaume Brac de capter sa solitude plus ou moins volontaire, sur la plage à regarder ces femmes jouir de la vie sans lui, ou dans l’obscurité de sa maison chichement éclairée par les ampoules et la lueur de sa télé, lui, bien qu’enfant du pays, a tout l’air d’un égaré de l’existence.
Orchestrant les oscillations plus ou moins attendues de ses personnages, Brac met son film sous tension en orchestrant le jeu du chat et de la souris entre Sylvain et les femmes, entre Sylvain et lui-même, entre la mère et la fille (ce dernier affrontement, fait à la fois de conflit de caractères, de jalousie sans doute, et surtout de lassitude due à la connaissance mutuelle de l’une par l’autre). L’équilibre qu’il maintient de nouveau entre légèreté et gravité, l’intérêt qu’il suscite pour ses personnages ne dissipent pas complètement l’impression d’une influence un peu scolaire sur le récit : la trajectoire globale de ce petit monde reste assez attendue ; la conjonction de la photo à gros grain et de l’environnement balnéaire renvoient ostensiblement aux chroniques de mœurs du cinéma français des années 1970, entre Rohmer et Rozier. À l’instar de son héros, le cinéaste n’a sans doute pas tout à fait pris son envol ; mais le fait que subsiste néanmoins ce juste portrait de valses entre le désir et la peur laisse attendre de lui une maturité plus intéressante.