« J’ai terminé le montage de mon long-métrage La Vie au ranch en décembre 2008, le financement de ce film était difficile, l’attente fut longue entre chaque étape afin de trouver de l’argent pour terminer. J’aimais beaucoup le film et mon envie de tourner à nouveau n’en était que plus grande. […] Faire des films, ce n’est pas sacré, c’est de l’énergie. » C’est ainsi que Sophie Letourneur raconte son désir de retour à une forme courte et spontanée après le passage au long, pourtant considéré comme le format roi, adulte, dans l’exploitation cinématographique actuelle.
Écrire vite et tourner vite, donc. En vidéo HD, avec équipe réduite et comédiens non professionnels (dont la réalisatrice elle-même). Dans la foulée d’un voyage en Bretagne avec une amie, elle confie avoir « voulu garder cette énergie et tourner très vite, comme si c’était facile, comme si cela allait de soi, d’un bloc. »
Mais loin de livrer, avec ces conditions d’immédiateté de fabrication, un film au naturalisme brut, Sophie Letourneur s’amuse avec la forme, et mène vers une artificialité joyeusement revendiquée l’histoire très simple qu’elle raconte. Noir et blanc, forme qui se dénonce sans cesse par des fermetures à l’iris, jump cut dans les scènes de voiture qui font sauter d’un plan à un autre des décors variés derrière la conductrice, comme jadis, le Michel Poiccard de Godard sur la Nationale 7 (À bout de souffle, 1959). Le jeu avec le langage cinématographique prend autant de place dans l’histoire que le récit des deux copines partant quelques jours en Bretagne pour noyer les peines de cœur de l’une. À la faveur des rencontres dans Quimper, c’est l’autre qui perdra finalement ses certitudes sur sa vie amoureuse.
Dans ce film court à l’histoire très ténue, toutes les scènes ou presque se redoublent : plusieurs moments en voiture, deux scènes de crêperie, deux scènes de boîte de nuit… C’est à travers cette répétition des situations que, tels des vases communicants, l’humeur des deux personnage s’intervertit. « La petite sèche et la grande nonchalante, qui, telles Oui-Oui et Potiron, se déplacent dans leur petite voiture noire » : c’est ainsi que Sophie Letourneur décrit le duo comique féminin dont les rôles s’échangent au cours du film.
Ce qui redouble, surtout, dans Le Marin masqué, ce sont les voix. Au-delà des dialogues, dont la postsynchronisation fait sentir un charmant décalage, se développe une voix seconde, un contrechant, qui est celui des deux amies commentant leur week-end après-coup. La réalisatrice parle de « film de fiction de vacances » pour évoquer cette forme originale, dans laquelle la voix-souvenir remet parfois en question le déroulement des événements, en faisant une bande-son au conditionnel, qui s’accorde assez bien avec des images au grain grossier.
Cette voix qui réinjecte de la vie à la postproduction et vient, par là, remettre en question la suprématie de l’image nous renvoie finalement au moment crucial où le cinéma se rêvait direct, spontané, mais sans en avoir encore les moyens techniques. Ces quelques années où le documentaire, à travers le Cinéma direct, devait trouver des moyens de faire advenir spontanément un son qui ne pouvait encore être synchrone sur les caméras portées. Sophie et Laetitia nous rappellent Lam, Damouré et Illo auxquels Jean Rouch, dans Jaguar, fait la bande son à la table de mixage, après le montage des séquences imaginées en commun. Ce duo de filles qui commente les images et les événements depuis la table de montage, permet au cinéma de Sophie Letourneur d’opérer un pallier supplémentaire dans la plongée au cœur de l’univers des filles d’aujourd’hui. On sait comment les deux copines sont entre elles, comment elles se parlent, mais aussi comment elles s’agacent l’une l’autre, à quoi elles aspirent. Cette seconde ligne de voix, en même temps qu’elle offre une distanciation analytique des situations, une plongée dans la pensée, crée du jeu entre les situation et les mots. Ce qu’invente Sophie Letourneur avec ce principe de voix enregistrées librement, permettant de mêler le sérieux et l’anecdotique, de faire jouer la langue, ses registres, son rythme, c’est ce qu’on pourrait appeler le chick movie d’anthropologie partagée.